Après l’art contemporain, ou avant ? / After Contemporary Art, Or Before?
L’art contemporain est en France un sujet qu’on aime mettre en débat. On s’y oppose, on le défend en y projetant de part et d’autre toutes formes de préconceptions sans fondement. Sa définition fait le plus souvent défaut puisque les pratiques qu’il recouvre sont d’une hétérogénéité qui semble insubsumable si ce n’est par un réductionnisme qui, s’il a l’avantage de présenter une certaine clarté, soumet les pratiques artistiques à un surplomb discursif.
Tenons en nous à son caractère contemporain, c’est-à-dire à un temps qui adhère à lui-même afin de comprendre ce qui peut l’opposer à la modernité qui s’élance dans l’avenir d’une émancipation possible. Ce temps contemporain de lui-même pourrait sembler une simple répétition de l’identique, mais le fait que le temps se temporalise comme protention future et rétention passée, produit des décalages dont les œuvres s’emparent pour les fissurer du dedans.
L’efficacité de cette stratégie s’est avérée bien réelle pour appréhender des phénomènes nouveaux, que ce soit dans le domaine de la production industrielle ou dans le domaine médiatique de masse. Sa limite a été sans doute une certaine ironie pouvant ressembler à une forme de passivité acceptant les formes de domination. Cette limite a été redoublée par une inévitable institutionnalisation et des formes de plus en plus académiques qui laissant de côté l’expérimental, pour prendre les formes les plus courantes, finissaient par ressembler aux formes dominantes (courantes parce que dominantes).
Le trouble qui pouvait provoquer les fissures du contemporain est devenu au fil du temps un jeu de dupe dont le signe le plus flagrant fut la répétition de formats standards et d’une esthétique de plus en plus homogène et bourgeoise.
Si l’art contemporain poursuit son chemin du fait de son institutionnalisation et d’un moutonnage esthétique, fût-ce sous la forme de microrécits historiques oubliés, « notre » temps n’est déjà plus au contemporain. Il n’adhère plus à lui-même et c’est pourquoi il n’est pas même le « nôtre ». « Le temps est un autre » parce que le passé s’ouvre cosmologiquement sur des immensités inimaginables et parce que l’avenir est devenu tout aussi inimaginable par une tension entre l’extinction et le cosmique. D’autres immensités s’ouvrent, un vide où les galaxies s’effondrent et où, dans le même temps, le « notre » donc, une finitude généralisée du vivant est en train d’arriver. Quelque chose dans l’avenir est au-delà de nous et cet au-delà s’incarne aussi dans une fin proche signifiant une absence de témoin déjà connu. Dans la production artistique actuelle, ce changement est déjà en cours du côté de la perception paradoxale de l’autonomie, de la mise en place de dispositifs “vivants” tout autant que techniques, etc.
Ce passé et cet avenir sont incompatibles avec l’art qu’on a nommé contemporain. Il ne s’agit pas d’une fin de l’art (contemporain), fin qui fait partie des récits depuis Vasari, car l’art est “maintenant” pris entre une ancestralité et une postérité infinies en même temps qu’impossibles impliquant un réinvestissement de la question de la finitude et du transcendantal. L’art postcontemporain n’est plus intempestif, son décalage est plus profond et plus radical. Les dimensions auxquelles il est confronté sont immenses. Il est même difficile de nommer cette articulation entre l’absolu et la finitude. C’est ce paradoxe d’un absolu inframince qui permet de dépasser les questions du sublime et de l’hyperobjet. Nous pouvons seulement alors avancer que si le temps de l’art n’est plus « notre » c’est aussi sans doute que l’œuvre d’art n’est plus seulement « notre » et qu’un tournant a lieu : étendre la production artistique au-delà des limites anthropologiques, c’est-à-dire non seulement du côté naturel, mais aussi, et indissociablement, technique, c’est-à-dire du possible.
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Contemporary art in France is a subject that we like to debate. We oppose it, we defend it by projecting all forms of unfounded preconceptions on both sides. Its definition is most often lacking, since the practices it covers are heterogeneous and seem to be unsubsumable except through a reductionism which, while it has the advantage of presenting a certain clarity, subjects artistic practices to a discursive overhang.
Let us hold on to its contemporary character, that is to say, to a time that adheres to itself in order to understand what can oppose it to the modernity that rises up in the future of a possible emancipation. This time contemporary with itself might seem a simple repetition of the identical, but the fact that time temporalizes itself as future protention and past retention, produces shifts that the works seize upon and crack them from within.
The effectiveness of this strategy has proved to be very real in the apprehension of new phenomena, whether in the field of industrial production or in the mass media field. Its limit has undoubtedly been a certain irony that can resemble a form of passivity accepting forms of domination. This limit has been redoubled by an inevitable institutionalization and increasingly academic forms which, leaving aside the experimental to take the most common forms, ended up resembling the dominant forms (common because dominant).
The trouble that could cause the cracks in the contemporary has become over time a game of dupe, the most obvious sign of which was the repetition of standard formats and an increasingly homogenous and bourgeois aesthetic.
If contemporary art continues on its path due to its institutionalization and an aesthetic moutonage, even in the form of forgotten historical micro-narratives, “our” time is already no longer contemporary. It no longer adheres to itself and is therefore not even “ours”. “Time is another” because the past opens up cosmologically to unimaginable vastness and because the future has become equally unimaginable through a tension between extinction and the cosmic. Other immensities are opening up, a void where galaxies are collapsing and where, at the same time, “ours”, that is, a generalized finitude of the living is happening. Something in the future is beyond us and this beyond is also embodied in a near end signifying an absence of already known witnesses. In the current artistic production, this change is already underway in the paradoxical perception of autonomy, in the setting up of “living” devices as much as technical ones, etc.
This past and future are incompatible with art that has been called contemporary. It is not an end of (contemporary) art, an end that has been part of the narratives since Vasari, because art is “now” caught between infinite ancestrality and posterity as well as impossibility, implying a reinvestment of the question of finitude and the transcendental. Post-contemporary art is no longer untimely, its shift is deeper and more radical. The dimensions with which it is confronted are immense. It is even difficult to name this articulation between the absolute and finitude. We can only advance that if the time of art is no longer “ours” it is also undoubtedly because the work of art is no longer just “ours” and that a turning point is taking place: extending artistic production beyond anthropological limits, that is to say not only on the natural side, but also, and inseparably, on the technical side.