L’empirisme du possible
L’empirisme transcendantal est une des voies pour dépasser l’opposition entre criticisme et réalisme. Le fait que les conditions de possibilités de l’expérience constituent elles-mêmes une expérience permet de penser que c’est au cœur du sujet qu’on trouve des traces insistantes de ce qui est, mais un sujet sans subjectivité, un sujet anonyme et excentré (Plessner) selon le paradoxe du sens intime.
Comment concevoir cette étrange topologie où l’intériorité la plus profonde révèle une extériorité radicale ? N’est-ce pas là le mouvement paradoxal d’une pensée qui, cherchant à saisir ses propres conditions, se découvre déjà traversée par l’impersonnalité d’un être qui la précède et l’excède ? L’empirisme transcendantal nous place devant cette énigme fondamentale : l’expérience du transcendantal n’est pas l’expérience d’un sujet constitué qui observerait ses propres structures cognitives comme un objet, mais l’épreuve d’une dépossession où le sujet fait l’expérience de ce qui, en lui, n’est déjà plus lui-même.
Cette voie permet aussi de repenser Kant dans sa complexité, car si la réfutation de la corrélation est un apport important de la pensée contemporaine, la question du sublime pour sa part porte une disproportion qui amène le sujet à ses limites, aux limites même du dehors. Le sublime kantien ne serait-il pas précisément cette expérience-limite où la corrélation traditionnelle entre le sujet et l’objet se trouve non pas simplement subvertie mais intensifiée jusqu’à son point de rupture ? Dans l’expérience du sublime, le sujet ne se trouve pas simplement confronté à un objet qui excède ses capacités représentatives : il fait l’épreuve d’une altérité qui le traverse et le constitue, d’une puissance qui l’affecte du dedans tout en lui venant du dehors.
Si nous n’étions que dans la corrélation, le sublime (dans sa version dynamique et non mathématique) ne pourrait être. La nature, dans son immensité menaçante, dans sa puissance écrasante, n’apparaîtrait jamais comme sublime mais seulement comme terrifiante : c’est précisément parce que le sujet perçoit en lui-même une dimension qui échappe à la finitude sensible, une capacité de penser l’infini et l’absolu, qu’il peut éprouver dans la nature une manifestation sensible de ce qui, en droit, excède toute représentation sensible. Le sublime est ainsi la trace, dans l’expérience esthétique, d’une transcendance qui n’est pas celle d’un arrière-monde mais d’une dimension constitutive de l’expérience elle-même.
Il serait trop simple de vouloir résumer la philosophie kantienne à la critique du réalisme naïf, car le sublime traumatique et la passivité du sujet qui se sent exercé comme du dehors lorsqu’il se rapproche du plus anonyme en lui, montre bien que le corrélationisme n’est pas univoque et que son héritage peut être envisagé et réactivé selon plusieurs stratégies. Le geste kantien ne consiste pas simplement à enfermer le sujet dans ses propres représentations, à l’isoler d’un réel supposé inaccessible : il s’agit plutôt de comprendre comment le sujet, dans sa constitution même, est déjà habité par l’altérité, comment l’expérience la plus subjective est déjà marquée par l’empreinte de ce qui n’est pas le sujet.
Estimer que toute la philosophie moderne a été corrélationniste c’est régler à bon compte des démarches beaucoup plus ambiguës (le post-kantisme et la phénoménologie). N’est-ce pas méconnaître la richesse et la complexité de traditions philosophiques qui, loin de réduire l’être à la corrélation avec la conscience, ont précisément tenté de penser cette corrélation dans ce qu’elle a de problématique, de paradoxal, voire de contradictoire ? La phénoménologie husserlienne, avec son concept d’intentionnalité, ne visait-elle pas justement à dépasser l’opposition stérile entre l’idéalisme et le réalisme, en montrant que la conscience est toujours conscience de quelque chose, qu’elle est intrinsèquement ouverture et relation à ce qui n’est pas elle ?
Et que dire de Heidegger, pour qui l’être-au-monde du Dasein n’est pas une relation entre deux entités préexistantes, mais le mode d’être fondamental d’un étant qui est toujours déjà en rapport avec ce qui l’entoure, toujours déjà engagé dans un monde qu’il ne constitue pas mais qui le constitue tout autant ? Loin d’enfermer la pensée dans une corrélation stérile, la phénoménologie post-husserlienne a précisément cherché à explorer les limites de cette corrélation, à interroger ce qui, dans l’expérience même, résiste à la constitution par le sujet et témoigne d’une altérité irréductible.
Les possibles sont un mode spéculatif, mais la spéculation on en fait l’expérience de manière analogue à l’expérience des conditions de possibilités. La spéculation n’est pas un simple jeu de l’esprit qui s’affranchirait de toute contrainte empirique : elle est au contraire une modalité de l’expérience elle-même, une façon pour la pensée d’explorer ses propres limites et de s’ouvrir à ce qui les excède. Spéculer, ce n’est pas s’évader dans un monde de pures abstractions, mais intensifier l’expérience jusqu’au point où elle révèle ses propres conditions de possibilité, où elle se montre comme étant toujours plus et autre que ce qu’elle semblait être.
C’est en ce sens que l’empirisme transcendantal constitue une voie féconde pour dépasser l’alternative stérile entre un idéalisme qui réduirait le réel à sa constitution par le sujet et un réalisme qui postulerait l’existence d’un en-soi totalement indépendant de toute pensée. L’empirisme transcendantal nous invite à penser l’expérience non plus comme la simple rencontre entre un sujet et un objet préexistants, mais comme le processus dynamique à travers lequel sujet et objet se constituent mutuellement, comme le champ d’immanence où se joue leur différenciation réciproque.
On ne saurait ainsi circonscrire l’empirisme à l’anthropocentrisme et à la subjectivité. L’empirisme authentique n’est pas la réduction de toute expérience à l’expérience humaine, ni la subordination du réel aux structures subjectives qui le constitueraient : il est au contraire l’effort pour penser l’expérience dans sa dimension a-subjective, dans ce qu’elle a d’impersonnel et de pré-individuel. L’empirisme véritable ne part pas d’un sujet déjà constitué qui ferait l’expérience d’un monde extérieur : il part de l’expérience elle-même comme processus d’individuation à travers lequel émergent, simultanément et corrélativement, ce que nous appelons ensuite “sujet” et “objet”.
Il y a un empirisme du possible qui expérimente une illimitation des limites. Cet empirisme paradoxal ne se contente pas d’explorer le champ de l’actualité, de ce qui est donné hic et nunc dans l’expérience immédiate : il s’aventure dans la dimension du virtuel, de ce qui n’est pas encore mais pourrait être, de ce qui insiste dans le réel sans s’y réduire. L’empirisme du possible n’est pas la simple reconnaissance de la contingence du réel, de la possibilité que les choses auraient pu être autrement : il est l’exploration active de cette contingence, l’expérimentation concrète des virtualités qui habitent le réel et constituent sa puissance d’auto-différenciation.
Cette dernière n’est pas la différence entre un sujet et un objet, mais une différence d’intensité dans la différence. La différence primordiale n’est pas celle qui séparerait deux entités déjà constituées, deux pôles d’une relation : elle est cette intensité différentiante à partir de laquelle s’effectuent les différenciations secondaires, ce mouvement de différenciation qui précède les termes différenciés et les constitue comme tels. L’empirisme transcendantal nous invite ainsi à penser la différence non plus comme négation ou opposition, mais comme puissance affirmative, comme processus créateur à travers lequel le réel se produit incessamment comme différence de soi à soi.
Dans cette perspective, l’illimitation des limites n’est pas la négation abstraite de toute limite, mais l’expérience concrète de ce qui, dans la limite même, ouvre vers l’illimité. La limite n’est plus conçue comme simple borne ou frontière, comme ce qui séparerait un domaine circonscrit de ce qui lui est extérieur : elle devient seuil, passage, zone d’intensification où s’expérimente la tension entre le limité et l’illimité, entre le déterminé et l’indéterminé. Penser la limite comme seuil, c’est la concevoir non plus comme ce qui arrête ou contient, mais comme ce qui met en relation, ce qui permet le passage et la transformation.
L’empirisme transcendantal apparaît ainsi comme une pensée de l’immanence radicale, qui ne reconnaît pas d’autre réalité que celle de l’expérience elle-même dans son déploiement infini. Mais cette immanence n’est pas la clôture dans un champ fini et déterminé : elle est au contraire l’ouverture à l’infinité des possibles qui habitent le réel, à la puissance de différenciation qui l’anime de l’intérieur. L’immanence véritable n’est pas l’enfermement dans le donné, mais l’expérimentation des virtualités qui constituent la dimension transcendantale de ce donné, sa condition réelle et non plus seulement formelle de possibilité.