Après le réalisme (cinématographique) / After (cinematic) realism

Comment expliquer cette bizarrerie d’être cinéphile, mais, comme artiste, de se tenir résolument à distance du cinéma ? Quasiment tous mes amis d’adolescence voulaient devenir cinéastes et si nous passions nos après-midi dans les salles obscures de Saint-Michel, regardant les chefs-d’œuvre de Jean-Luc Godard, des Straub, de Casavettes, de Fassbinder et de tant d’autres, je ne partageais pas le désir de faire moi-même des films. Dans les années 80, mon intérêt d’artiste, et non pas de consommateur culturel, se tourna vers la vidéo art, peut-être parce que je pressentais que celle-ci s’éloignait de l’enregistrement de la lumière et laissait parfois aller le signal électrique, les perturbations et des images non mimétiques.

Tout au long de mon parcours, j’ai rencontré et amicalement bataillé avec le cinéma, au sein du Fresnoy ou au travers de rencontres ponctuelles. J’avais l’impression que la plupart des cinéastes se sentaient investis d’une mission divine et qui s’identifiait à une recherche de la réalité dans sa réflexion lumineuse et son empreinte chimique. Ils pensaient peut-être avoir accès à une chose en soi par défaut. Mais cette autorité me semblait compter sur une facilité de l’empreinte et sur une réduction des mondes à un effet de réel. C’est sans doute que je ne partageais pas le désir d’absolu qui me semblait être inscrit dans l’art cinématographique, quels que soient les ratures et les doutes portés à cet absolu. Il me semblait que les cinéastes le poursuivaient toujours d’une manière ou d’une autre, de façon enthousiaste ou plus généralement nostalgique. Le réel pouvait être barré, il était dans sa rature.

Le cinématographe a régné sur ma génération. Beaucoup d’artistes contemporains se rêvaient en cinéaste, chef d’orchestre d’équipe, tournant des films en 35 mm ou simili exigeant des moyens de production prodigieux et souvent, le plus souvent, avec des narrations flottantes inspirées du nouveau roman, de longs travellings, laissant libre cours à des interprétations multiples dont la signification était diffuse. À vrai dire, je ne me reconnaissais pas là-dedans, je me méfiais de ce réalisme de la lumière qui exigeait de se mettre en rapport avec l’absolu, ce rapport fut-il, raturé ou saturé. Il y avait quelque chose que je refusais et, pour dire vrai, qui me semblait anti-artistique tant il réduisait l’esthétique au réalisme et ce dernier à une conception finalement assez platonicienne de la réalité : la lumière dans la salle obscure. Il me fallait un dégagement, un autre monde qui ne soit pas celui-ci, qui ne soit ni sa perturbation, ni son empreinte, ni sa représentation, qui soit tout simplement autre chose.

J’ai tenté, avec des succès variables, d’élaborer au fil des années des fictions sans narration (http://chatonsky.net/fsn), sur le réseau, car la narration, c’est-à-dire la voix d’un narrateur qui rapporte une histoire à des auditeurs et qui en fait le récit, me semblait l’un des problèmes du cinéma dont le défilement chronique, avec son début, son milieu et sa fin, et ceci, malgré la multiplicité irréductible des interprétations possibles, se répétait encore et encore, machinalement. Les essais furent nombreux de ma part de remonter et démonter des films, de les rendre variables, de se perdre à la limite de l’inconsistance pour tourner en dérision le désir de cinéma et la génération des artistes que je classais dans le post-cinéma (http://chatonsky.net/category/corpus/after-cinema), et perturber ce fil conducteur et autoritaire de la lumière qui s’incarnait dans une narratologie finalement toute aristotélicienne. Mais le cinéma régnait en maître, beaucoup plus fort, beaucoup plus intégré au système esthétique social, il ne demandait rien aux regardeurs parce qu’il était déjà installé.

L’émergence rapide des IA génératives constitue à mon sens un tournant radical dans l’héritage du photoréalisme de la révolution industrielle dont le cinéma fait partie. Enfin, pourrait-on dire : tout se passe comme si nous sortions de ce type d’image par ces images elles-mêmes, par leur accumulation en une quantité si importante qu’elle dépasse nos capacités d’appréhension et qu’il faut bien, pour en faire quelque chose, les synthétiser sous forme de statistiques pour naviguer dans ce trop grand nombre. Nous changeons de qualité d’images par leur quantité. C’est qu’on utilise toutes les images du monde, les photographies et les films, pour générer des images qui ne sont pas vraiment de ce monde, qui sont moins l’empreinte d’une lumière, que le rayonnement de multiples lumières ou l’empreinte d’une prétendue réalité se perd dans la production de mondes possibles. C’est comme si nous revenions, après un long détour par le réalisme cinématographique et photographique, à une image qui n’est pas l’empreinte d’une réalité préexistante, mais l’imprégnation d’un processus artistique. En d’autres termes, nous revenons à des images alors que nous étions immergés dans les empreintes lumineuses, c’est-à-dire dans les spectres et les ombres, dans le jeu indirect d’un prétendu réel. Grâce à l’IA et à la transformation historiale de nos supports de mémoire, nous pouvons à nouveau perdre l’absolu, sans nostalgie et sans regret, le perdre parce qu’il n’est pas, non pas du fait des limitations de notre perception, dans notre entendement et d’autres raisons, mais parce qu’il n’était que la production humaine, trop humaine, d’une extériorité censée se poser face à nous et nous fuir, objet ultime d’une pensée tentant de créer une relation à soi, un frisson, par un grand dehors.

L’IA permet donc en traitant une immense quantité d’images, non pas de reproduire ces images à l’identique ou de manière variable, mais de les sortir d’elles-mêmes et d’orienter la mimèsis vers un autre monde, parce que par leur mise en statistique et le regroupement de leurs vecteurs sous forme de paramètres, on les perd en tant qu’empreinte lumineuse. Dire que ce sont des images d’images, ce n’est pas signifier qu’il s’agit des mêmes images, mais bien au contraire d’images absolument différentes même si elles restent ressemblantes, d’images qui ne sont plus des empreintes, mais des formes, des images dans des images, comme le fut la peinture.

On comprend dès lors la naïveté de beaucoup, naïveté qui est un symptôme d’une structure plus profonde, lorsque ceux génèrent des images kitsch qui se réfèrent explicitement à l’histoire de l’art, qui essayent d’en jouer et de les synthétiser, non pas parce que l’IA ne serait que la répétition d’une moyenne de ce qui a déjà eu lieu et serait incapable de voir l’émergence d’un événement (cette opposition entre la répétition et l’événement faisant elle-même partie bien évidemment de la structure de l’absolu à l’œuvre dans le réalisme cinématographique), mais parce que d’une certaine manière nous revenons à la peinture, à ce type d’images qui n’était pas des empreintes si ce n’est l’empreinte d’un geste de la main, la main qui n’est ni interne ni externe, ni organique ni technique, mais pas d’une lumière, et que dès lors, il faudrait concevoir l’espace latent des IA comme l’introduction des possibles dans la représentation, ce dont le cinéma était incapable malgré tous ses stratagèmes, ses détours et ses tentatives inachevées.

On pourrait oser traduire cela en terme kantien et estimer que le photoréalisme implique que l’unité de nos facultés tient à notre intuition dont le soubassement est un monde extérieur (même si celui-ci n’est que dans sa biffure), tandis que le disréalisme de l’IA se rapprocherait étrangement de la première édition de la Critique de la raison pure où Kant peut nous laisser penser que l’unification des facultés est déterminée par une image qui n’est l’image de rien, en tout cas qui n’est pas l’empreinte du monde extérieur, mais qui est le mouvement d’unification ou d’imagination lui-même. L’imagination est une image qui est un possible et le possible n’est pas une variation autour d’un prétendu réel qui en serait la condition de possibilités, on pourrait dire qu’il est le possible de la condition du réel. Ce n’est pas une mise sous condition du réel par le possible, mais le minimum distinct.

How do you explain the oddity of being a cinephile but, as an artist, resolutely distancing yourself from cinema? Almost all my teenage friends wanted to become filmmakers, and while we spent our afternoons in the dark rooms of Saint-Michel, watching the masterpieces of Jean-Luc Godard, the Straubs, Casavettes, Fassbinder and so many others, I didn’t share the desire to make films myself. In the ’80s, my interest as an artist, and not as a cultural consumer, turned to video art, perhaps because I sensed that it was moving away from the recording of light and sometimes letting go of the electrical signal, disturbances and non-mimetic images.

Throughout my career, I’ve had friendly encounters with cinema, both at Le Fresnoy and in one-off encounters. I had the impression that most filmmakers felt vested with a divine mission that identified with a search for reality in its luminous reflection and chemical imprint. Perhaps they thought they had access to something in themselves by default. But this authority seemed to me to rely on an ease of imprinting and a reduction of worlds to an effect of reality. It’s probably because I didn’t share the desire for the absolute that seemed to me to be inscribed in cinematic art, whatever the erasures and doubts brought to this absolute. It seemed to me that filmmakers were always pursuing it in one way or another, enthusiastically or more generally nostalgically. The real could be crossed out, it was in its erasure.
The cinematograph ruled my generation. Many contemporary artists dreamed of themselves as filmmakers, orchestrating a team, shooting films in 35 mm or similar, requiring prodigious production resources and often, more often than not, with floating narratives inspired by the new novel, long travellings, giving free rein to multiple interpretations whose meaning was diffuse. To tell the truth, I didn’t recognize myself in all that, I was suspicious of this realism of light that demanded a relationship with the absolute, even if this relationship was saturated or saturated. There was something I detested and, to tell the truth, something that seemed anti-artistic to me, as it reduced aesthetics to realism and the latter to a rather Platonic conception of reality: the light in the dark room. I needed a way out, another world that wasn’t this one, that wasn’t its disturbance, its imprint or its representation, that was quite simply something else.

Over the years, I tried, with varying degrees of success, to create fictions without narration (http://chatonsky.net/fsn), on the network, because narration – that is, the voice of a narrator relating a story to listeners and narrating it – seemed to me to be one of the problems of cinema, whose chronic scrolling, with its beginning, middle and end, despite the irreducible multiplicity of possible interpretations, repeated itself over and over again, mechanically. There were many attempts on my part to reassemble and disassemble films, to make them variable, to lose myself at the edge of inconsistency in order to mock the desire for cinema and the generation of artists I classified as post-cinema (http://chatonsky.net/category/corpus/after-cinema), and to disrupt the authoritative thread of light embodied in an ultimately Aristotelian narratology. But cinema reigned supreme, much stronger, much more integrated into the social aesthetic system, asking nothing of viewers because it had already been installed.

In my view, the rapid emergence of generative AIs represents a radical turning point in the legacy of photorealism from the industrial revolution, of which cinema is a part. Finally, one might say: it’s as if we’re emerging from this type of image through the images themselves, through their accumulation in a quantity so great that it exceeds our capacity to apprehend them, and that, in order to do something with them, we have to synthesize them in the form of statistics to navigate this excessive number. We change the quality of images by their quantity. We use all the images in the world, photographs and films, to generate images that are not really of this world, that are less the imprint of one light than the radiation of multiple lights, or the imprint of a supposed reality lost in the production of possible worlds. It’s as if we were returning, after a long detour through cinematic and photographic realism, to an image that is not the imprint of a pre-existing reality, but the impregnation of an artistic process. In other words, we’re back to images where we were immersed in luminous imprints, i.e. in spectrums and shadows, in the indirect play of a so-called real. Thanks to AI and the historical transformation of our memory media, we can once again lose the absolute, without nostalgia or regret, lose it because it is not, not because of the limitations of our perception, in our understanding and for other reasons, but because it was only the human production, all too human, of an exteriority supposed to come face to face with us and flee us, the ultimate object of a thought attempting to create a relation to itself, a thrill, through a great outside.
By processing an immense quantity of images, AI makes it possible not to reproduce these images identically or variably, but to take them out of themselves and direct mimesis towards another world, because by putting them into statistics and grouping their vectors in the form of parameters, we lose them as luminous imprints. To say that they are images of images is not to say that they are the same images, but quite the opposite: images that are absolutely different, even if they remain similar, images that are no longer imprints, but forms, images within images, as painting once was.

We can therefore understand the naiveté of many, a naiveté that is a symptom of a deeper structure, when those who generate kitsch images explicitly refer to art history, try to play with it and synthesize it, not because AI is merely the repetition of an average of what has already taken place, and incapable of seeing the emergence of an event (this opposition between repetition and event is itself, of course, part of the structure of the absolute at work in cinematic realism), but because, in a way, we’re returning to painting, to that type of image that was not an imprint except for the imprint of a hand gesture, the hand that is neither internal nor external, neither organic nor technical, but not of a light, and that from then on, we’d have to conceive of the latent space of AIs as the introduction of possibilities into representation, something that cinema was incapable of, despite all its stratagems, detours and unfinished attempts.

We could dare to translate this into Kantian terms, and say that photorealism implies that the unity of our faculties lies in our intuition, which is underpinned by an external world (even if only in its biffure), whereas the disrealism of AI would be strangely close to the first edition of the Critique of Pure Reason, where Kant may lead us to believe that the unification of the faculties is determined by an image that is not the image of anything, or at least not the imprint of the external world, but is the movement of unification or imagination itself. Imagination is an image that is a possibility, and the possible is not a variation on a supposed real that would be its condition of possibilities; we could say that it is the possible of the condition of the real. It’s not a conditionalization of the real by the possible, but a distinct minimum.