La fiction sans narration (FsN) (Chambre Blanche, Québec)
INTRODUCTION
En guise de préliminaire j’aimerais souligner deux points : la question de la fiction, et plus particulièrement de la fiction sur, pour et avec Internet, est peut-être mon talon d’achille ou mon angle mort. Qu’est-ce que je veux dire par là ? Sans doute la fiction en réseau est-elle ce qu’il y a de plus singulier et de personnel dans ma recherche, de plus inconscient et de plus inachevé, de plus ancien et maintes fois recommencé. C’est ce qui m’est le plus difficile de théoriser parce qu’un imaginaire y règne qui doit rester opaque à lui-même pour se déployer. Comme vous le savez sans doute la relation entre la pratique artistique et la théorie doit éviter deux écueils : l’illustration et le commentaire. Il faut sortir de la mimésis entre les deux et tracer la voie étroite entre deux lignes parallèles qui ne se touchent jamais mais qui se suivent toujours, et qui selon la perspective se superposent pour ensuite se décroiser.
Deuxièment, cette conférence a pour objectif de détailler, de préciser, de zoomer sur un point que j’avais effleuré lors d’une intervention le mois dernier à Oboro et qui est disponible sur Youtube. J’avais alors ébauché une nouvelle grille d’analyse ontologique et esthétique du netart. Je vais devoir rapidement résumer sa composition avant de rentrer dans le vif de notre sujet : la fiction ou pour le dire autrement : le réseau, en tant que support de production et de diffusion, transforme-t-il en profondeur la notion même de fictionnalité ? Ou encore, pour le dire encore autrement : pourquoi la fiction en réseau est-elle le coeur fragile, palpitant et secret de ma recherche ? J’espère ainsi préciser ma méthode et si je prendrais comme cas mon propre travail, je crois qu’elle peut s’appliquer à de très nombreux autres travaux contemporains par-delà même le médium numérique.
Je vais donc vous expliquer le schéma final de la précédente conférence : il y a trois niveaux ontologiques ou trois points d’applications du netart qui sont Internet, c’est l’autoréférentialité du médium, son internalité, les fictions existientielles, c’est la subjectivité du percevant, et le monde en tant que monde, c’est l’extériorité comme horizon absolu des deux précédents niveaux. L’interne, le subjectif et l’externe s’organisent selon plusieurs types de flux : l’influx comme origine du flux, l’afflux, c’est-à-dire l’excès et le débordement, et enfin le reflux comme cessation, incident, panne et bug. Cette rythmologie des flux permet de comprendre pourquoi l’art numérique articule d’une façon nouvelle l’absolu et finitude, ce qu’il y a hors de nous et ce nous que nous sommes. Je vous propose donc maintenant de plonger dans le second niveau ontologique, celui que j’ai nommé la fiction existentielle et qui prendra ici la forme de la fiction sans narration ou FsN. Je souhaite ainsi répondre à la question de la spécificité de la fiction en réseau. S’agit-il de fiction simplement mise en ligne ? Cette mise est-elle neutre ? Ou existe-t-il une fiction propre à Internet ? La discipline nommée narratologie reste-t-elle indemme de ce transport ?
I/ LES MULTITUDES ANONYMES :
LA FACTUALITÉ COMME AFFLUX
Lorsque nous questionnons la relation entre la fiction et Internet, le premier élément qui saute aux yeux est un véritable afflux, le sentiment que quelque chose nous déborde et excède notre capacité de schématiser. Ce surplus c’est la multiplicité des individualités en réseau. Chacun d’entre nous est connecté à Internet et y inscrit, consciemment ou inconsciemment, des informations de toutes sortes : des idées, des sentiments, des achats, des chiffres, des relations, des rencontres. Cette inscription est d’autant plus inapparente qu’elle constitue une révolution qui s’est généralisée en à peine deux décennies. On aurait d’ailleurs beaucoup de difficulté à penser nos processus d’individuation sans Internet parce que nos automatismes pyscho-corporels sont dans une relation de plus en plus symbiotiques avec des automatismes machiniques. On sait qu’au cours de l’histoire l’inscription de la mémoire a subi de nombreuses évolutions, du silex aux tablettes d’argiles, de l’imprimerie au morse. Mais aucune autre époque n’a déstabilisée autant que la nôtre ce que l’histoire comme historicité signifie. Car l’histoire classique était le produit d’un oubli : il y avait très peu de gens dont on se souvenait parce qu’il y avait peu de gens qui inscrivaient leur mémoire (scribe). Mais que devient l’histoire lorsque chacun, l’anonyme que nous sommes, peut réaliser une telle inscription ? Comme le pense Jean-Luc Godard, le destin de la fiction aura été inséparable d’une certaine construction historique : beaucoup de destinataires et peu de destinateurs. Quand la multitude est mémorisée qu’advient-il de la nécessité à créer une fiction, d’opérer selon un plan imaginaire qui révèle les possibles comme l’Etre même ? Le Registre en 2007 est un logiciel qui va chercher 500 sentiments sur des blogs par heure. Ceux-ci sont assemblés dans des fichiers PDF qui sont envoyés sur un site de production de livres à la demande, lulu.com. 24 livres de 500 pages sont produits tous les jours. Cette bibliothèque de Babel fondée sur la matérialisation d’Internet témoigne de cet afflux d’inscription affective : on passe d’un sentiment à un autre d’une page à l’autre comme si notre psyché était hantée par toutes ces histoires anonymes.
Cette multiplicité est la factualité de notre temps, c’est-à-dire le possible absolu que toute individualité pourrait ne pas être, qu’il est indifférent que cette inscription mémorielle soit ou ne soit pas. Cette absolue précarité de toute inscription désigne donc un possible non-être qui doit à terme devenir effectif : nous disparaîtrons et c’est dans cette anticipation même de notre non-être que la fiction est troublée. En effet, dans le Poétique d’Aristote, il y a une nette division entre le narrateur et les anonymes qui écoutent. D’un côté, il y a quelque chose d’intéressant, d’unique, de synthétique capable de narration. De l’autre, il y a la factualité, le multiple, les existences singulières qui n’ont rien de remarquable et qui donc ne doivent ni être inscrites ni être mémorisées et récitées. Internet disloque cette hiérarchie et met le récit, en tant que structure sociale, sur un seul plan, un plan en deux dimensions, étendue comme un épiderme. Les anonymes sont le narrateur ou encore l’autorité d’énonciation du narrateur est déconstruite. Fin des grands récits mais fin aussi des petits récits fictionnels. Ceux qui vont mourir en 2006 extrait des fragments du site Experience Project sur lequel les internautes inscrivent leurs expériences et leurs rêves. Ces récits textuels sont automatiquement traduits, grâce à des mots-clés, en vidéos sur Youtube et images sur Flickr, de sorte que des inscriptions de mémoire sont reliées à d’autres inscriptions et produisent le récit non pas d’une personne, non pas de tous, mais de chacun, de chacun en tant que cet anonyme même. La narration portait l’autorité d’une nécessité avec son climax et ses stratégies. C’est cela qui s’effondre dans la factualité contemporaine des anonymes du réseau. Il y avait aussi une installation avec un téléphone qui sonnait dans le vide chaque fois que le mot “Death” apparaissait sur Google. Le réseau est une spéculation sur notre disparition qui ne cesse d’apparaître.
Cette multiplication des inscriptions anonymes à la surface du réseau produit un affect esthétique nouveau que je nomme la passion des anonymes. Car la perte des grands récits, la perte d’une voix instituée et instituante du narrateur, la perte de la nécessité synthétique de la fiction, ne sont pas des phénomènes négatifs. Une émotion particulière peut se dégager de cette factualité étendue, au moins au titre de possibilité. Lorsque nous flânons sur Facebook et sur Twitter, lorsque nous tombons au hasard d’une recherche sur certaines images, sur certains textes qui sont les signes de ces vies que nous ne connaissons pas, il y a une expérience unique de la répétition. Tout se passe comme si la conscience de la singularité passait à présent par le cliché dans lequel s’engorge le récit de nos vies. C’est alors, devant cette multitude d’inscriptions, que l’internaute se retrouve seul à seul, dans une douce mélancolie : toutes ces vies que nous ne connaîtrons pas. Waiting est un assemblage de séquences vidéos tournées à la Gare du Nord à Paris quand les gens attendent leurs trains et regardent le panneau des horaires. Au-dessus, on voit en temps réel les derniers tweets postés. Dans les deux cas une attente étrange, car rien ne se passe. L’attente du train et l’attente d’un événement qui n’arrivera pas. Le visage de ceux qui attendent est comme celui des croyants dans une église, l’attente d’autre chose qui jamais ne viendra. Peoples que j’avais réalisé avec Jean-Pierre Balpe est un générateur de biographies fictives qui est traduit automatiquement en images provenant de Flickr. Ainsi des existences fictives sont illustrées par des traces d’existences bien réelles. Tout se passe comme si une fiction, ici une machine, rêvait nos vies, utilisait la matière même de nos existences dans son sommeil.
II/ LES INFORMATIONS DÉPOURVUES DE SENS :
LA CONTINGENCE COMME REFLUX
Comme vous le savez cet afflux des inscriptions existentielles est lié à un autre afflux, celui des fragments. Il y a tant et tant de document sur Internet, nous ne pourrons jamais en faire le tour parce que le réseau semble grandir à une vitesse plus grande que notre capacité à l’explorer et il est en ce sens un univers quasi-infini. Tout se passe comme si Internet tout en étant le produit de notre activité humaine, défiait notre capacité anthropologique à le percevoir et à le connaître. Il y a quelque chose d’ahumain sur le réseau, une quantité qui devient si excessive qu’elle devient une qualité : 1000 milliards d’images, autant qu’une galaxie ou qu’un cosmos. Nous nous demandons quelle est cette étendue ? Ou plus exactement : que peut l’étendue ? Quelle temporalité faudrait-il dépenser pour tout parcourir? Le fragment est une donnée fondamentale de la fiction en réseau parce que chaque chose est coupée de l’autre et c’est l’individuation de sa coupure qui permet son montage, entendez sa compatibilité avec autre chose. Il y a une indifférence du fragment que je nomme l’intercompatibilité et qui n’est pas sans rapport avec la passion froide des anonymes : se tenir à distance, aimer cette distance. J’avais récupéré pour le projet 911 en 2012, tous les échanges SMS à Manhattan échangés le 11 septembre 2001, puis j’ai créé un logiciel qui les lit et les affiche un à un. Avec un tel affichage, l’heure qui a suivi l’événement du World Trade Center dure 4422 heures soit 6 mois. Il y a l’événement et la lecture de l’événement, il y a la quasi-infinité du monde et la quasi-infinité des signes. C’est la disjointure entre les deux qui est la factualité de notre temps.
En-deça même de ces fragments médiatiques, il y a le code sous-jacent et qui est la plupart du temps inapparent. Tout est codé en 0 et en 1 selon un code binaire dont la simplicité extrême est un facteur d’application généralisée. C’est parce que les 0 et les 1 sont indéterminés qu’ils peuvent ainsi devenir un code général. Ce code est dépourvu de sens, il est asignifiant et pourtant il structure de part en part nos signes qui sont signifiants. Ce passage est bien sûr problématique et nous permet de comprendre que le ressort essentiel qui permet de dépasser la question de la narration, c’est-à-dire de l’autorité du dit, c’est l’incongruence du code et du signe, de ce qui est dépourvu de sens et de ce qui est signifiant. If Then confronte ces deux systèmes : en tirant au hasard parmi les 1000 milliards d’images référencées par Google deux images et en plaçant entre elles un connecteur logique de type analytique, 2 fois sur 3 l’association fait sens parce que la signification n’est pas une chose en soi mais une chose pour moi, une production individuée que je nomme la lagune, c’est-à-dire à partir d’un trou, d’un manque ou d’une absence, l’investissement d’une significativité contingente. C’est elle qui permet de comprendre comment la factualité n’est pas un chaos insignifiant mais un hyperchaos. L’omniprésence du code binaire permet la tra(ns)duction, c’est-à-dire la traduction de tout en tout et la diffusion différenciante des inviduations telle que Simondon l’a défini. Le temps me manque ici pour aller plus avant, mais comme vous l’avez remarqué j’utilise cette capacité transductive régulièrement dans mes projets afin de traduire un texte en image par exemple.
Qu’est-ce qu’une information ? Il n’y a pas de réponse simple à cette question. Nous savons que ceci est en rapport avec la forme comme formation, c’est-à-dire comme individuation. Nous savons aussi que l’in fait référence à un principe de formation. Quelque chose circule d’information en information, quelque chose d’indifférent et de neutre, qui est pourtant le coeur palpitant de la signification. J’aimerais vous proposer quelque chose : l’information est le passage de la factualité à la contingence grâce à des signes binaires qui sont dépourvus de sens. Par là notre relation au monde en tant que monde est troublée et incertaine. Il y a un principe d’indécidabilité ontologique généralisée, principe dont l’une des conséquences est le complotisme par exemple. De la même manière qu’Internet est quasi-infini sans être infini parce qu’il y a une disjointure entre l’étendue et la psyché, l’ontologie est quasi-indécidable parce que les procédures qui négocient la relation entre les codes et les signes restent opaques. Libération (2011) est une installation en réseau constituée d’un monolithe de 8.2 pied de haut reproduisant celui de 2001 l’Odyssée de l’Espace et qui est devenu un mème dans l’art contemporain. Quand on touche le monolithe on entend, des voix de synthèses lisant en direct les commentaires du site du journal Libération. Le bruit de fond participatif du Web 2.0 perd sa référence et devient une simple rhétorique: tensions et insultes, opinions et affirmations. Quelque soit le sujet abordé c’est toujours la même langue, les mêmes figures de style, la même tonalité, celle d’une relation de plus en plus paranoïaque au monde. Dans chacun de ces commentaires, dans ce flux permanent de paroles, c’est un seul et même question : comment vérifier une assertion ontologique ? Comment faire confiance aux récits des journalistes ? Comment partager ce monde et est-ce le même monde dans lequel nous vivons ? Chacun est devant cette question comme devant la vague qui se retire, comme devant le reflux du monde même.
III/ LA FICTION SANS NARRATION :
UNE AUTRE NÉCESSITÉ COMME INFLUX
Nous atteignons le dernier mouvement de notre récit : la fiction sans narration. Est-ce même possible ? Est-ce même pensable ? Comment une fiction peut-elle fonctionner sans un narrateur, sans une voix, certes autoritaire, mais qui a le pouvoir du moins de se porter le long d’un fil conducteur ? N’est-ce pas une élucubration que d’ainsi disjoindre la fiction et la narration ? Et si la factualité existentielle se répand comme l’inscription de nos mémoires sur Internet, de quelle façon donner sens à la contingence du monde et de nous mêmes ? Sommes-nous donc devenus nihiliste ?
Je crois qu’à titre personnel ce qui m’a toujours enthousiasmé avec l’ordinateur c’est la possibilité de réaliser des oeuvres sans fin. Elles commencent sans doute mais elles pourraient continuer encore et encore. Elles produiraient, du fait de l’usage de la transduction en réseau, des résultats que je ne saurais prévoir : telle image, tel son, tel texte, que le prétendu auteur que je suis ne connaissais pas. Cette puissance de libération de la contingence signifie très concrètement que certaines oeuvres sont d’une durée qui dépasse la capacité d’attention ou même la durée de vie du spectateur. Nous ne pourrons jamais tout voir. C’est très différent de l’infinité interprétative de l’art classique, parce qu’ici nous ne touchons plus à l’hermeutique mais à l’ontologie matérielle de l’oeuvre. C’est pourquoi sans doute je sens une certaine proximité avec Empire d’Andy Wahrol ou avec les performances d’une année de Tehching Hsieh. Il s’agit au coeur de l’être humain de produire quelque chose qui n’est plus humain, qui ne l’a jamais été : une perception ahumaine ? J’aimerais nommer cette temporalité l’infinitude qui serait le pendant à la finitude, c’est-à-dire au principe de factualité. Infinitude et finitude sont liées dans L’État du monde, un film en réseau réalisé en 2008 : on voit une jeune femme qui est malade chez elle, en sous-titre il y a en temps réel les nouvelles de CNN. Selon la gravité de ce qui se passe dans le monde, elle tombe plus ou moins malade, de sorte qu’elle ne cesse de tomber malade et de survivre, elle est dans l’entre-deux de cette hyper-sensibilité dont parlait Jean-Jacques Rousseau dans L’Émile livre 2 :
“Ainsi nous tenons à tout, nous nous accrochons à tout ; les temps, les lieux, les hommes, les choses, tout ce qui est, tout ce qui sera, importe à chacun de nous; notre individu n’est plus que la moindre partie de nous-mêmes. Chacun s’étend, pour ainsi dire, sur la terre entière, et devient sensible sur toute cette grande surface. Est-il étonnant que nos maux se multiplient dans tous les points par où l’on peut nous blesser ?”.
Nous sommes désorientés parce que la finitude de l’existence est une infinitude et c’est ainsi que nous passons de la factualité à la contingence: cela ne s’arrête jamais, il n’y a pas de guérison possible, pas de solution. C’est cette absence de résolution qui est la marque de fabrique de la FsN, de la fiction sans narration : les personnages n’en finissent jamais avec rien.
La fiction du siècle dernier, et il faut entendre cela en un double sens, est sans doute le cinéma qui a soumis l’espace au temps. Ceci veut dire que l’espace est parcouru par la caméra au fil du temps, de sorte que l’espace n’est vu qu’en parti à un moment donné et est reconstitué dans son entiereté par chaque spectateur. Pourquoi cette domination du temps ? Le cinéma soumet la temporalité de la conscience du spectateur au temps machinique de la projection. Il s’agit d’un processus d’industrialisation de la perception et de la mémoire. C’est sans doute au regard de cette dimension historique que les montres de Christian Marclay touchent au coeur même de ce qu’est le cinématographique, c’est-à-dire un temps absolu. Le cinéma aura été la fiction d’un espace soumit à la narration du temps. Avec Readonlymemories en 2003 je souhaitais déconstruire cette domination : en reconstituant le décor de films connus ou inconnus, je donnais à voir une image que personne n’avait vu mais que tout le monde a eu en tête. Il y a l’écran et il y a le cerveau. Je crois que la fiction numérique est d’abord spatiale et renverse la domination du temps. D’ailleurs s’il est possible de dire combien de temps dure un film, il est difficile de le savoir pour un site Internet. On peut par contre en dresser la carte, montrer les points et les chemins possibles. La fiction sur Internet est un possible absolu. Son actualisation est individuelle et la construction du temps est déléguée à l’internaute. Cette obsession de l’espace m’a mené à réaliser de nombreux projets. Ainsi, Interstices en 2006 en collaboration avec le cinéaste Jean-Paul Civeyrac qui suivait un protocole précis. J’ai sélectionné dans ses films des fragments qui ne racontaient rien : claquement de portes, silences des personnages, moments d’attente. J’ai remis au cinéaste ces fragments sortis de leur contexte et je lui ai demandé de dessiner de mémoire les endroits vu de haut ou il les avait filmés. J’ai ensuite extrudé ces plans pour en faire des espaces 3d dans lesquels j’ai replacé la séquence vidéo. J’ai ensuite créé un moteur permettant de tirer selon une certaine logique la navigation d’un espace à un autre. Ainsi la narration était détruite mais pas la fiction : il y avait des personnages, une atmosphère et des lieux, comme une ritournelle qui se répétait et se différenciait à chaque cycle mais cela ne racontait rien. Il fallait imaginer les interstices. Cette désorientation adopte souvent la forme du layrinthe qui est, je crois, l’exact opposé du cinéma parce que l’espace est déterminé tout en étant ignoré et le temps devient alors absolument indéterminé : au coin d’un labyrinthe on voit un squelette qui nous rappelle la factualité même de notre existence dans l’espace, cette cessation qui est absolument sûre mais dont nous ne connaissons pas les circonstances. Le possible pur de notre mort. Revenances réalisé en 2000 avec Reynald Drouhin est justement une histoire de fantômes. Nous entrons dans un espace en VRML et nous devons le parcourir pour activer les fragments, nous ne pouvons plus cliquer à distance. Nous passons de pièce en pièce et nous comprenons que quand nous sortons par une porte nous tombons dans une pièce, toujours la même, quand nous traversons un mur, nous tombons aléatoirement dans une autre pièce, de sorte que chaque pièce existe dans deux logiques spatiales simultanées. En naviguant, et la notion de navigation est fondamentale dans la FsN, nous saisissons les brides d’une histoire, d’une séparation ou d’un commencement, à la manière du Maître chez Mallarmé qui jette et qui ne jette pas les dès selon une indécidabilité quantique.
TECHNIQUE SOLITAIRE
Nous commençons tout juste à comprendre quelle constellation secrète permet à la contigence de la FsN de devenir la nécessité sans passer par la narration, comment ce qui est dépourvu de sens se charge de la gravité d’une signification possible, comment la fiction peut être sans narration. Il est question d’un flux infini qui a ses afflux, ses influx et ses reflux. Il y a les fragments de la base de données qui découpe tout et rend tout compatible par indifférence réciproque. Il y a une perception ahumaine, quelque chose qui dépasse nos capacités parce qu’il faudrait y passer sa vie pour tout voir, et qui voudrait ainsi perdre sa vie si ce n’est l’artiste qui travaille et qui est en train de vous parler ? Passer une vie, toute une vie dans les histoires.
Sur Terre réalisé en 2005 est une fiction et un film produit par Arte. Constitué de 900 000 documents rangés dans une base de données, la fiction mêle navigation interactive et générativité passive. Il y a trois personnes qui parlent en français et en allemand et on pourrait passer des années à les accompagner sans tout voir. Sans doute d’ailleurs, le temps passant, nous ne nous souviendrons plus de certains fragments déjà vus, le temps passé devant la fiction effaçant les conditions de sa propre mémoire, c’est-à-dire de son propre temps. Il y a dans ces personnages quelque chose d’inguérissable et d’insoluble. Tout se passe comme si notre finitude ne cessait jamais et devenait à son tour une infinitude. Tout se passe comme si la fiction devenait solitaire et qu’elle pouvait exister sans nous, sans que personne ne la regarde.
Capture est une technique fictive et solitaire. Il s’agit d’un groupe de rock numérique. Partant de la crise actuelle des industries culturelles provoquée par les internautes qui ne cessent de télécharger des mp3, j’ai souhaité inventer une solution spéculative à ce problème économique. Capture est un groupe si productif que personne, ni vous ni moi, ne peut tout entendre. Capture sera toujours plus grand que nous. À cette fin, nous utilisons des technologies génératives produisant non seulement de la musique pop56, des textes de chansons, des voix de synthèse, mais aussi tous les produits dérivés qu’un groupe rock peut produire. La caractéristique de cette production est qu’elle est en série illimitée mais chaque exemplaire est unique. Si vous écouter un morceau celui-ci disparaîtra, et vous devenez ainsi dépositaire de sa mémoire. Les technologies sont solitaires. Nous sommes solitaires. Et c’est ces solitudes incompatibles et pourtant solidaires qui agencent la fiction que nous sommes en train de vivre aujourd’hui.