La ligne tremblée

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Lorsque j’étais en seconde A3 (arts plastiques), je dessinais. Ma ligne était le plus souvent tremblée. Je repassais encore et encore sur le même tracé pour tenter de créer une autre ligne qui aurait été le fruit de la juxtaposition de toutes ces lignes. Ainsi se modelait, par cette superposition, un relief, une courbe, une tournure de l’espace. La ligne se poursuivait en ombre. Aucune ligne prise séparément des autres n’était juste. C’était leur multiplication, et les endroits ou elles se superposaient et se décalaient, qui produisait le dessin.

La ligne était peu claire. Des irrégularités apparaissaient, des incidents de parcours, et dessinant des corps, ceux-ci se déformaient. Cloques et déchirures, difformités et mutations. La ligne tremblée amenait avec elle une imaginaire de la chair, une silhouette décalée du corps humain.

Me retournant sur ma production et consultant les images produites, je me rends compte que ce tremblé persiste dans ma pratique digitale. J’y déploie souvent cette multiplicité, que ce soit par la multiplication des médias et le détournement du big data, ou formellement par un tracé équivoque. Il y a souvent un tremblé, une incertitude dans le trait, quelque chose de l’excès.

Ainsi, Recursive Landscape Network (2016), Deep (2015) ou Adversarial Networks (2015). Je pourrais multiplier les exemples. On y voit une hésitation formelle, comme si la forme ne parvenait pas à se séparer d’un fond ou d’une matière, comme si l’édifice si important de l’hylémorphisme ne parvenait plus à tenir en place et pliait sous son propre poids.

Cette dimension formelle du tracé tremblé dans mon travail, et même si ce tremblement n’est pas systématique puisqu’on trouve certaines lignes claires, comme dans Dislocation IV (2010), n’est en rien anodine. Elle traverse les médiums et mon temps autobiographique, de l’adolescence jusqu’à aujourd’hui. Sans doute est-elle une conception du monde, qu’on peut retrouver chez Giacometti ou Ernst, dans laquelle l’articulation entre la forme et la matière, articulation qui laisse émerger une silhouette, n’opère plus convenablement. Car le monde ici n’est fait que d’un seul grouillement atmosphérique. Il n’y a pas d’abord le monde, envisagé comme un fond ou comme un arrière-plan, sur lequel est disposé des objets et des corps qui se découpent dessus en y habitant. Il n’y a qu’une seule vibration qui selon les agencements, et ceux-ci sont en nombre infini, forment telle ou telle chose temporairement. La chose n’est pas, elle est un flux  dont le fourmillement de la ligne tremblée tente de rendre compte.