L’art neurologique

Je suis en train de réaliser différentes oeuvres avec des interfaces détectant l’activité EEG du cerveau. Si celle-ci, parce qu’elles sont grand public, n’ont pas la précision du matériel scientifique et ne se placent donc pas dans une recherche positiviste, elles ont pour avantage de problématiser l’esthétique neurologique. Celle-ci ne concerne pas uniquement les sciences mais aussi les usages sociaux, l’esthétique populaire, l’imaginaire et des nouvelles façons d’utiliser le numérique qui sont en train d’émerger. C’est ce point d’émergence que j’essaye d’observer grâce à ces travaux qui se positionnent entre l’expérimentation et la création, à un point incertain où on ne sait pas s’il s’agit de démonstration ou de perception, c’est-à-dire d’une expérience qui dépasserait la possibilité du langage discursif.

Il y a bien sûr la limitation technologique, qu’on ne peut espérer seulement temporaire. Croire qu’un jour on pourra (ou qu’on ne pourra pas) vraiment détecter l’activité du cerveau et l’interpréter dans le cadre de notre représentation ontologique, relève du fantasme pseudo philosophique ou simplement de l’argument commercial relayant les entreprises qui vendent ces interfaces. Il faut donc se placer dans une incertitude, et tenter dans cet instant de saisir cette esthétique neurologique.

Il y a en effet une impossibilité actuelle à utiliser de telles interfaces, sans procéder à un entraînement relativement long. Et même à ce moment-là on ne sait pas vraiment si le casque neurologique détecte véritablement notre activité ou retranscrit des irrégularités qu’il interprète selon un certain programme. Je crois que cette incertitude, c’est indiscernabilité entre une causalité véritable et une causalité de perturbation n’est aucunement le fait du hasard. Parce qu’observer le cerveau n’est pas une observation neutre, un cerveau qui regarde cerveau ceci produit d’autres effets, une performation de la réalité. Qu’on ne puisse pas décider ce qui relève du cerveau, ce qui interprétable, le bruit de l’information, est au coeur de la pensée qui se pense, qui se reprend, qui se déprend dans un mouvement d’aller est de venue incessant.

Puisqu’il faut un entraînement, le grand public ne peut pas utiliser ces interfaces dans le cadre d’une installation dite interactive. Il s’agirait plutôt de performances effectuées par des gens entraînés, et ce qu’on donne alors au public c’est la question de savoir quelle est la causalité entre cet individu et ce qu’on voit. Comment interpréter l’expression de ce visage, son niveau de concentration, ces clignements d’yeux, et sa retranscription sous forme de sons ou sous forme d’images. On en revient donc à une personnalisation, à une analyse de l’intentionnalité du sujet qui est sur scène. Et face à celle-là, comme face à toute les intentionnalités, il y a un doute persistant, qui est la possibilité d’un dialogue : qu’est-ce que tu penses? Qu’est-ce que j’en pense? Qu’est-ce qu’il y a entre nous? On ne pourra jamais répondre de façon définitive à cette question parce que les êtres humains en jeu sont dans un univers de sens, c’est-à-dire dans un langage qui n’ont pas créé mais dont ils ont hérité.

Lorsque je traduis les fluctuations du cerveau en requête sur Internet pour y glaner des sentiments trouvés ici et là, et que je traduis ce texte en image grâce encore au réseau, il ne s’agit pas d’une causalité démonstrative, mais d’une question, d’une problématique, renvoyée tel un miroir vers le regardeur qui décrypte ce que ce visage, ce que cette expression, ce que cette infime tension provoque ou ne provoque pas dans la machine. Les interfaces neurologiques ne sont pas la captation objective de nos pensées, car pour confirmer cette objective il faudrait que le sujet de ces pensées confirme le bien-fondé de cette correspondance. Ces interfaces produisent un feedback entre l’état neurologique et la conscience psychique : voyant un état neurologique je prend conscience d’un état psychique, c’est-à-dire que je le produis. Ces interfaces sont donc performatives, en transformant l’image de la pensée, elle modifie la pensée en tant que telle.

Il ne faut donc pas approcher ces dispositifs neurologiques comme des démarches scientifiques, démonstrative, déterministe, mais comme un retournement réflexif dans lequel un cerveau qui observe un autre cerveau s’observe lui-même. Ce lui-même qui ne signifie aucunement une identité entre les deux cerveaux mais le rapprochement à distance, par la prise en compte d’une différence incalculable, parce que consistant chacune en elle-même.