Narrations de l’IA et fictions sans narration de l’ImA

L’intelligence artificielle est une superposition de technologies et de discours dont il faut considérer les enchassements. Il semble peu efficace de dégonfler l’emphase des discours en la ramenant à une prétendue platitude de la réalité des développements techniques, car ceci occulterait que ces mêmes développements trouvent souvent leur cause dans des discours et des imaginaires. Il y a donc une boucle rétroactive entre le niveau matériel des technologies et le niveau cognitif des discours. C’est bien dans cet entre-deux qu’un discours critique peut tenter de porter un regard sur cette relation tout en considérant ses propres conditions de possibilité afin de ne pas s’exclure elle-même de la réflexion.

Si l’on considère l’intelligence artificielle d’un point de vue narratif force est constater que son récit remonte aux années 50 et 60 et mélange les probabilités technologiques et les imaginaires de la science-fiction. Entre les deux, là aussi un certain feed-back se nourrissant l’un de l’autre selon une boucle inextricable. Le récit, au-delà même de son contenu si on ne s’attache qu’à sa structure, semble pour le moins adopter une forme classique puisqu’il est question de danger extrême, pour tout dire apocalyptique, et d’une possibilité de surpuissance si nous sommes à même de convertir la situation.

Cette structure narrative semble proche des canons définis par Aristote dans sa Poétique (chapitre 6, même s’il faudrait distinguer ici les moyens de l’action et ceux de la narration). Il y a un début, une fin, un climax. Il y a un danger et une identification cathartique. Bref rien que de très classique ici. Tout se passe comme si l’intelligence artificielle développait la structure d’un imaginaire déjà connue et qui parcourt l’histoire de l’Occident et des civilisations. La crainte de l’extinction et du remplacement, la mort et la possibilité d’une renaissance. L’enjeu semble immense puisqu’il est question de la survie même de l’espèce humaine et de sa nature, c’est-à-dire des conditions mêmes permettant à un sujet de poser l’enjeu.

J’aimerais souligner trois points. Le premier, c’est que cette narration qui répond aux normes aristotéliciennes est analogue à une conception instrumentale et anthropologique de la technique, et nous enferme ainsi dans un autre aspect de cette philosophie portant plus spécifiquement sur la question de la technique selon la quadruple causalité matérielle, formelle, finale et efficiente. L’idée d’une conversion du danger de l’intelligence artificielle en une émancipation possible correspond exactement à l’idée d’une technique qui pourrait échapper à notre pouvoir et que nous devrions ramener à notre avantage replaçant l’être humain au centre de son usage. Il y a un enchâssement causal entre la structure narrative et la conception générale de la technique.

Deuxièmement, la tonalité de cette narration classique de l’intelligence artificielle est ce qu’on pourrait nommer, en reprenant un concept de Jacques Derrida, l’enthousiasme conjuratoire. Ce dernier permet de définir le type d’affect ambivalent qui est en jeu dans cette narration et qui consiste à augmenter les dangers afin de construire l’autorité d’une thérapie selon la logique du pharmakon. Ainsi, on conjure l’intelligence artificielle autant qu’on la désire créant une ambivalence du discours et une autorité qu’il faut savoir déconstruire couche à couche. Cet enthousiasme conjuratoire est la tonalité affective (Stimmung) dominante quant à la question de la technique.

Le troisième et dernier point que je lance ici à titre d’une piste possible de travail consiste à remarquer que si l’intelligence artificielle est envisagée d’un point de vue strictement instrumental du fait d’un imaginaire développé par une narration répondant à une structure classique d’identification et nous oblige donc à une conception anthropocentrique, il serait peut-être possible de sortir de celle-ci en considérant cette fois-ci l’imagination artificielle (ImA) selon une fiction qui ne répondrait plus aux mêmes normes de récit classique. Non seulement la littérature contemporaine a su mettre en jeu de façon critique la linéarité et l’autorité de la narration, c’est a dire du narrateur, mais encore si l’on remonte dans l’histoire des arts médiatiques il fut une époque où l’une des questions fondamentales qui se posaient aux artistes était celle d’imaginer de nouveaux modes de fiction.

J’aimerais ici distinguer la fiction qui est un régime du possible et la narration qui relève de l’autorité de celui qui raconte. Dans cette histoire des arts médiatiques, les potentialités de narrations alternatives qui ont été si importante dans les années 80 et 90 semblent étrangement abandonnées aujourd’hui. Allant des recherches de Bill Seaman, Jean-Louis Boissier, David Blair, David Rokeby ou Geogres Legrady, il y en a encore beaucoup d’autres, chacun ouvrait à sa manière la possibilité d’une fiction sans narration (FsN) puisque l’autorité du narrateur était pour ainsi dire remplacée, selon un degré d’intensité variant d’un artiste à l’autre, par le libre jeu de l’interacteur et la non-linéarité du support de lecture. La fiction n’avait plus alors comme objectif de guérir du désordre de l’existence en proposant un fil ordonné et synthétique, mais d’ouvrir sa contingence. Il me semble qu’il y a encore aujourd’hui dans cette fiction sans narration un imaginaire plus contemporain que le retour à un storytelling qui ne fait que généraliser Aristote dans les médias de masse et dans la vie quotidienne.

Il y a là un fil perdu de l’histoire qu’il faudrait être capable de reprendre, on pourrait dire de repriser, afin de pouvoir développer une conception de la technique, celle de l’intelligence artificielle, qui ne soit plus seulement instrumentale et simplement anthropologique. C’est aussi en ce sens-là qu’il faut entendre l’imagination artificielle comme un niveau de réflexivité supérieure par rapport à l’intelligence artificielle et une manière de transformer l’enchâssement entre la structure du récit et la conception de la technique. L’imagination est non seulement une technologie, un discours, mais aussi une méthodologie qui peut analyser et déconstruire l’intrication du cognitif et du technologique de l’intelligence artificielle. Dès lors, construire des fictions sans narration c’est aussi déconstruire l’autorité de l’enthousiasme conjuratoire et sortir d’un discours simpliste qui ne met en scène le danger que pour gagner l’autorité d’un médecin qui pourrait nous soigner ou d’un prêtre qui pourrait nous sauver. Il y a donc un enjeu politique à développer artistiquement une fiction non-aristotélicienne qui n’aurait plus pour objet de faire rentrer les technologies dans le cadre d’une narration préexistante, mais bien plutôt d’inventer des fictions en partant des caractéristiques du médium technologique. Ainsi déconstruire l’IA c’est proposer une ImA qui soit en même temps une méthode réflexive et des productions artistiques dont le modèle pourrait s’enraciner dans l’expérience des Immatériaux (1985).

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