Flußgeist, une fiction sans narration
La relation entre création artistique et flux médiatiques ne constitue pas une nouveauté radicale de notre époque. En observant attentivement l’histoire de l’art moderne, cette relation se révèle comme une tendance profonde qui traverse le siècle dernier avec une intensité variable. Depuis les papiers collés du cubisme jusqu’aux œuvres numériques actuelles, les artistes ont constamment dialogué avec les flux d’informations qui les entouraient, incorporant fragments de journaux, images publicitaires, extraits sonores ou désormais données informatiques dans leurs créations.
Ce qui se produit aujourd’hui n’apparaît pas tant comme une révolution que comme une intensification, une radicalisation de ces tendances déjà présentes. Les pratiques contemporaines s’inscrivent dans une généalogie où figurent déjà le Pop art, les collages, les détournements situationnistes ou les appropriations postmodernes. Pourtant, cette continuité n’exclut pas l’émergence de singularités propres à notre moment historique.
La question devient alors : quelle est la particularité des flux contemporains, notamment numériques ? Que se produit-il lorsqu’une pratique artistique s’empare de ces flux de données ? Ces interrogations ne relèvent pas simplement de considérations techniques ou formelles – elles touchent aux transformations profondes de notre rapport au monde, à la mémoire, à l’existence partagée.
Au-delà de la visualisation : vers une fiction sans narration
Depuis 2002, plusieurs de mes projets explorent précisément ces questionnements. Des œuvres comme “posit.io-n” et “La révolution a eu lieu à New York”, suivies par “We not”, “Traces of a conspiracy” ou “Le peuple manque” proposent différentes procédures d’appropriation et de transformation des flux numériques. Ces expérimentations partent d’une hypothèse délibérément exploratoire : plutôt que de se limiter à la visualisation de données, pratique aujourd’hui courante dans le champ artistique et scientifique (comme chez Golan Levin et d’autres artistes), il s’agit d’élaborer ce qu’on pourrait nommer une “fiction sans narration”.
Cette notion de fiction sans narration (FsN) mérite d’être précisée tant elle peut sembler paradoxale à première vue. Les discussions qu’elle suscite révèlent souvent une perplexité, certains interlocuteurs y voyant une contradiction dans les termes. Traditionnellement, la fiction implique un récit structuré par une voix narrative qui organise l’expérience, sélectionne les événements, établit des relations causales, guide l’interprétation.
La FsN propose une démarche différente : construire un espace fictionnel sans recourir à cette instance langagière unificatrice qui fixerait d’avance le régime des phrases – ce qu’on nomme habituellement un narrateur. Cette absence n’équivaut pas à un simple désordre ou à une juxtaposition arbitraire. Elle répond à une nécessité : les flux numériques contemporains se présentent comme des multiplicités irréductibles à toute tentative de subsomption narrative unique. Leur nature même résiste aux cadres unifiants du récit traditionnel.
Des inscriptions et des neutralisations
Cette approche implique une posture particulière face aux données numériques, posture qu’on pourrait qualifier d’écoute attentive. Non pas une écoute qui prétendrait accéder directement aux consciences individuelles – ce qui relèverait d’une croyance naïve en une transparence des subjectivités – mais une attention portée aux traces, aux inscriptions, aux écritures que ces consciences déposent sur les réseaux.
Une image cinématographique peut éclairer cette posture : dans “Les ailes du désir” (1986) de Wim Wenders, des anges parcourent Berlin, captant les pensées des habitants sans pouvoir intervenir directement dans leurs vies. Proches et distants simultanément, ils perçoivent la voix intérieure des êtres, posent symboliquement une main sur une épaule qui ne peut les sentir, soutiennent sans pouvoir retenir. Cette image évoque la relation qu’entretient l’artiste contemporain avec les flux numériques – présence attentive aux murmures des existences qui s’inscrivent sur les réseaux, mais distance irréductible maintenue par la médiation technique.
Pour mieux saisir la spécificité de ces pratiques contemporaines, il convient de les situer dans une généalogie des gestes artistiques qui ont mobilisé les flux médiatiques au cours du siècle dernier. Le Pop art, notamment, a élaboré une relation aux flux culturels fondée sur ce qu’on pourrait appeler une neutralisation affective. Andy Warhol, figure emblématique de ce mouvement, cultivait une posture où “tout est formidable”, où les gens comme les machines sont “intéressants” – attitude qui suspendait délibérément la hiérarchisation critique traditionnelle entre culture noble et culture populaire, entre l’unique et le reproductible.
Plus tôt dans le siècle, Marcel Duchamp avait inauguré une autre forme de neutralisation qu’on pourrait qualifier de langagière : le simple geste d’ajouter une signature (souvent factice) à un objet manufacturé suffisait à transformer radicalement son statut, révélant le caractère conventionnel des catégories artistiques. Cette opération minimale déplaçait l’attention de l’objet lui-même vers le système de valeurs qui le qualifie.
Des pratiques plus récentes, chez des artistes comme Claude Closky ou Miltos Manetas, ont poursuivi ces explorations en s’appropriant les flux médiatiques contemporains selon diverses stratégies de détournement, de recyclage ou de recontextualisation.
Notre époque ouvre cependant une perspective nouvelle, liée aux caractéristiques particulières des flux numériques. Deux propriétés fondamentales distinguent ces flux : d’une part, leur traductibilité généralisée (tout contenu numérique peut être converti dans d’autres formats, recodé, transformé) ; d’autre part, la manière dont les industries culturelles du web 2.0 se nourrissent directement de l’existence des individus, jouant essentiellement un rôle d’intermédiation plutôt que de production.
Ces industries anticipent même l’ouverture de leurs flux à d’autres applications via des interfaces de programmation (API), facilitant leur réappropriation. Dans ce contexte, la neutralisation artistique peut devenir méta-langagière – elle n’opère plus seulement sur des contenus spécifiques mais sur les structures mêmes du langage numérique. Les artistes peuvent désormais capter ces flux en temps réel et leur donner un nouvel agencement, créant des assemblages qui n’étaient pas prévus dans leur conception initiale.
Internet comme flânerie existentielle
Se mettre à l’écoute des flux numériques, c’est percevoir l’écho à la fois lointain et proche d’innombrables existences qui s’inscrivent sur le réseau. Internet apparaît alors comme une vaste machine existentielle – peut-être transitoire, mais actuellement prépondérante – qui conserve les traces de vies individuelles à travers blogs, plateformes de partage d’images, réseaux sociaux, et autres espaces d’expression numérique. Le téléphone mobile, devenu omniprésent, fonctionne comme une interface bidirectionnelle, point d’entrée et de sortie vers ce réseau d’inscriptions.
Cette perspective ne prétend pas que les existences s’y trouvent intégralement consignées. Par définition, l’existence déborde toujours ce qui peut en être inscrit – ce qu’on enregistre sur les réseaux représente simultanément plus et moins que ce qu’on vit. Plus, car l’inscription donne parfois forme à ce qui restait confus dans l’expérience ; moins, car toute inscription sélectionne, simplifie, exclut des pans entiers du vécu.
Cette relation aux flux numériques évoque, par certains aspects, la figure du flâneur au XIXème siècle. Le flâneur baudelairien parcourait la ville moderne, attentif à ses signaux, ses atmosphères, ses rencontres fortuites, transformant cette expérience urbaine en matière esthétique. De façon analogue, certaines pratiques artistiques contemporaines parcourent désormais le réseau, s’appropriant ses flux par récupération, transformation et traduction.
Cette démarche ne se réduit pas à un jeu simplement déconstructeur, qui se contenterait de révéler les mécanismes sous-jacents des discours médiatiques. La déconstruction elle-même, telle que pratiquée par Jacques Derrida (dont “La carte postale” témoigne éloquemment), a toujours porté un certain désir de fiction, ne se limitant jamais à l’auto-présentation analytique du discours. Les pratiques contemporaines de réappropriation des flux numériques s’inscrivent dans cette lignée : elles constituent des opérations productives, générant de nouveaux agencements, de nouvelles configurations de sens.
Ces pratiques introduisent cependant une différence significative : elles séparent l’inscription (produite par les singularités individuelles qui déposent leurs traces sur le réseau) de l’affichage (l’interface, la fiction, l’agencement proposé par l’artiste). Cette dissociation crée un espace d’indétermination où la fiction se déploie sans pouvoir anticiper entièrement ce qui s’affichera, quelles configurations émergeront de la rencontre entre les flux captés et le dispositif qui les recueille.
De l’écoute
Ces considérations soulèvent des questions fondamentales concernant la production artistique contemporaine. Doit-elle se limiter à l’expression personnelle, au risque de s’enfermer dans un solipsisme peu sensible aux multiples voix qui traversent l’espace social ? Doit-elle se contenter des jeux formels d’un microcosme artistique qui semble parfois survivre comme simple résidu d’une époque révolue, avec des structures institutionnelles qui évoluent plus lentement que les pratiques elles-mêmes ?
Une autre voie se dessine : celle d’une attention soutenue au flux des individuations, au mouvement incessant des existences qui s’inscrivent sur les réseaux. Cette posture reconnaît que nous avons aujourd’hui accès, autrement que par la seule imagination, à une multiplicité de vies singulières, à ce qui les relie et les sépare, à cet être-ensemble qui ne se réduit pas à la production fasciste d’une identité communautaire homogène.
Cette nouvelle relation aux flux numériques permet d’explorer des modalités inédites d’articulation entre le singulier et le collectif. Avant l’ère numérique, l’accès aux existences individuelles dans leur pluralité restait limité, médiatisé par des instances de représentation (médias de masse, institutions) qui tendaient à homogénéiser la diversité des expériences. Les flux numériques actuels, malgré leurs nombreuses limites et contraintes, offrent une visibilité sans précédent à la multiplicité des existences singulières.
Cette visibilité ne garantit pas en elle-même une compréhension plus profonde ou plus juste de la diversité humaine. Elle peut même conduire à de nouvelles formes d’aliénation, de surveillance ou d’exploitation. Mais elle ouvre également des possibilités pour des pratiques artistiques qui ne chercheraient ni à subsumer cette multiplicité sous un discours unifiant, ni à l’abandonner à la fragmentation absolue.
Ces réflexions invitent à développer ce qu’on pourrait appeler une écologie, au sens d’habiter, des flux existentiels numériques. Cette approche ne considérerait pas les traces laissées sur les réseaux comme de simples données à exploiter, mais comme des expressions qui méritent une forme d’attention et de soin particuliers. Il s’agirait de développer des pratiques qui respectent la singularité des expressions tout en révélant les motifs, les résonances, les dissonances qui émergent de leur mise en relation.
Une telle écologie implique une éthique de la réappropriation, attentive aux questions de consentement, de contexte, de respect des intentions initiales des personnes dont les expressions sont captées et reconfigurées. Elle suppose également une sensibilité aux déséquilibres de pouvoir et de visibilité qui structurent l’espace numérique – tous les flux n’y circulent pas avec la même liberté, toutes les existences n’y sont pas également représentées.
La fiction comme espace d’exploration relationnelle
Dans cette perspective, la fiction sans narration se présente comme un espace d’exploration des relations entre existences singulières. Elle ne prétend pas produire une représentation totalisante qui rendrait compte de l’ensemble des flux numériques, entreprise vouée à l’échec tant ces flux excèdent toute possibilité de synthèse. Elle propose plutôt des agencements partiels, provisoires, qui révèlent certaines configurations possibles, certains motifs émergents dans la multitude des expressions.
Ces fictions sans narration constituent des dispositifs d’attention particuliers, qui invitent à percevoir autrement les relations entre les êtres, à identifier des résonances inattendues, des échos entre des expressions apparemment sans rapport. Elles ne cherchent pas à imposer un sens déterminé à ces relations, mais à créer des conditions où diverses significations peuvent émerger, où différentes interprétations peuvent coexister.
Les pratiques artistiques qui s’approprient les flux numériques impliquent également une reconfiguration des temporalités. Contrairement aux œuvres traditionnelles qui proposent une temporalité définie (la durée d’un film, d’une pièce musicale, le temps de lecture d’un texte), ces dispositifs mettent en jeu des temporalités multiples et hétérogènes : le temps de l’inscription originale des données, le temps de leur captation, le temps de leur transformation, le temps de leur affichage, le temps de leur réception.
Cette multiplicité temporelle crée des effets d’anachronisme, de superposition, de décalage qui enrichissent l’expérience esthétique. Elle permet d’explorer les rythmes complexes de la vie contemporaine, où différentes temporalités coexistent et s’entrelacent constamment : temps accéléré des flux d’information, temps ralenti de la réflexion, temps cyclique des routines quotidiennes, temps linéaire des trajectoires biographiques.
Espaces de résonance entre existences
Les fictions sans narration élaborées à partir des flux numériques peuvent ainsi être comprises comme des espaces de résonance entre existences en tant que celles-ci ne sont pas déjà individuées et restent donc pour une part impersonnelle. Elles ne prétendent pas offrir une représentation exhaustive ou objective de la réalité sociale, mais proposent des configurations qui révèlent certaines harmoniques, certains motifs récurrents, certaines dissonances significatives dans la multitude des expressions individuelles.
Ces résonances ne sont pas données d’avance, elles émergent de la rencontre entre les flux captés et les dispositifs qui les reconfigurent. Elles ne sont pas non plus entièrement prévisibles, même par ceux qui conçoivent ces dispositifs. Cette part d’indétermination constitue précisément la richesse de ces pratiques – elles créent des conditions d’émergence pour des significations qui n’étaient contenues ni dans les expressions originales, ni dans l’intention artistique initiale.
Cette approche comporte une dimension politique implicite. En refusant à la fois la position surplombante du narrateur omniscient qui ordonnerait souverainement le matériau, et l’attitude passive qui se contenterait de reproduire les flux dominants, elle propose une forme de médiation critique qui respecte l’autonomie des expressions singulières tout en révélant leurs interdépendances.
Dans un contexte où les flux numériques sont majoritairement captés, analysés et exploités par des entités commerciales ou gouvernementales selon des logiques instrumentales (profilage, ciblage publicitaire, surveillance), ces pratiques artistiques ouvrent un espace alternatif. Elles suggèrent d’autres manières de faire circuler ces expressions, d’autres modes de relation entre les existences qui s’inscrivent sur les réseaux.
De la récupération et des murmures
Ces réflexions esquissent les contours d’une esthétique de la récupération des flux numériques. Cette esthétique se distingue à la fois des approches qui maintiendraient une séparation stricte entre l’art et les expressions ordinaires circulant sur les réseaux, et de celles qui se contenteraient de reproduire ou d’amplifier ces expressions sans transformation significative.
Elle implique une attention particulière aux qualités formelles des dispositifs de captation et de reconfiguration des flux : comment ces dispositifs modifient-ils la perception des données qu’ils captent ? Quelles nouvelles relations révèlent-ils ? Quelles expériences sensibles permettent-ils ? Ces questions formelles sont indissociables des enjeux éthiques et politiques évoqués précédemment – la forme de ces dispositifs conditionne les types de relations qu’ils établissent entre les expressions singulières.
La récupération artistique des flux numériques, lorsqu’elle s’oriente vers la création de fictions sans narration, propose une voie distincte tant de l’expression personnelle isolée que du formalisme autoréférentiel. Elle suggère une pratique attentive aux murmures innombrables qui traversent les réseaux, aux traces fugitives que des millions d’existences y déposent quotidiennement.
Cette pratique reconnaît que notre époque se caractérise par une visibilité sans précédent des vies ordinaires, sans pour autant céder à l’illusion d’une transparence absolue ou d’un accès immédiat à l’authenticité de ces existences. Elle maintient une conscience aiguë des médiations techniques, économiques et culturelles qui conditionnent cette visibilité, tout en explorant les potentialités qu’elle ouvre pour de nouvelles formes d’attention et de relation.
En définitive, ces pratiques de récupération et de transformation des flux numériques ne visent pas tant à créer des objets esthétiques autonomes qu’à élaborer des dispositifs d’attention partagée. Elles invitent à percevoir autrement la multitude des expressions qui circulent sur les réseaux, à identifier des motifs émergents, des résonances inattendues, des échos entre des voix apparemment sans rapport. Elles proposent ainsi une forme particulière d’écoute collective, attentive à la fois à la singularité irréductible de chaque expression et aux configurations relationnelles qui émergent de leur coexistence.
Cette posture d’écoute attentive, qui ne cherche ni à imposer un ordre narratif unifiant ni à se dissoudre dans la pure multiplicité, pourrait constituer une réponse particulièrement adaptée aux défis esthétiques et éthiques de notre condition numérique contemporaine. Elle suggère que l’art, aujourd’hui, pourrait trouver une de ses vocations dans la création d’espaces où les existences singulières, dans toute leur diversité, peuvent entrer en résonance sans perdre leur autonomie, c’est-à-dire leur inaccessibilité structurelle.