Excentrique / Eccentric

Si l’être humain est excentrique, c’est qu’il ne tient pas à « sa » place. En tant que projet, il outrepasse ce qui est donné pour élaborer des contrefactualités ou des possibilités. Sa relation à la réalité n’est donc pas une (tendance à l’) adhésion fusionnelle, mais une distance rapprochée paradoxale.

Cette pulsion de décentrement, on la retrouve dans de nombreuses stratégies artistiques où il est souvent question de sortir de soi, de se rendre sensible à des choses avec lesquelles nous n’avons que peu ou pas de contact, comme si la sensibilité pouvait elle-même sortir de nos organes et de notre corps, de notre identité, et se déporter grâce à des interfaces. Le romantisme allemand voyait dans la nature, l’esprit lui-même, par un étrange retournement où l’extériorité témoignait du fait que l’intériorité humaine n’en était que le symptôme, dessinant une convergence inattendue.

Dans le contexte contemporain, les technologies, en tant que produit de l’activité humaine, pourraient sembler n’en être que l’expression. Leur usage nous enchaînerait à notre position, à notre intériorité et finitude. Or, il y a en elles ceci de paradoxal que si elles sont le produit de nos projets, elles ne s’y réduisent pas et dépassent souvent nos capacités comme si nous étions capables de produire quelque chose dépassant notre appréhension (le Web en est exemplaire). Cette rupture de causalité fait que l’être humain ne produit pas seulement des objets anthropologiques, mais des objets excentriques, des objets donc qui le déportent de sa propre position et qui le confrontent à sa finitude, le blessant doublement.

Que cet effet puisse se faire au cœur même d’une activité anthropologique peut être interprété comme le symptôme du fait que la cause elle-même est hantée par autre chose qu’elle-même et que la positionnalité humaine fait, dès l’origine, défaut. Cette absence de positionnalité assurée relève d’une logique du simulacre, c.-à-d.. d’une image qui n’est pas une représentation, qui n’est pas à l’image de quelque chose d’autre.

Ainsi, l’interprétation de l’IA doit s’effectuer au deuxième degré. On pourrait toujours s’amuser à comparer l’intelligence humaine et automatique, on supposera en sous-main une autre intelligence, au-dessus des deux autres, qui en seraient le modèle pour pouvoir les juger et les évaluer. Cette autre intelligence s’incarne dans la personne qui pèse et soupèse la relation entre ces deux intelligences posées du dehors, créant par là même un angle mort qui est la positionnalité à partir de laquelle on opère. Se confronter à cet angle mort c’est affirmer que la position est toujours déjà excentrique et retourner les deux intelligences l’une sur l’autre. En d’autres termes, l’intelligence humaine est moins l’expression inhérente à une intériorité enfermée dans le mystère de la privauté, où nous serions juges et parties, que d’une attribution et désattribution : nommer une autre intelligence a toujours été l’occasion de tracer des frontières entre ce qui était intelligent et ce qui ne l’était pas. Cette ségrégation cognitive (ou de toutes autres facultés attribuées à l’intériorité humaine) permet d’occulter l’excentricité et l’infondement d’origine : les technologies sont notre miroir noir, nous permettant de nous retrouver par la différence du reflet.

C’est pourquoi, du fait de l’origine anthropologique des technologies, celles-ci soulignent plus encore l’excentration et sont devenues l’opérateur du décentrement : c’est au cœur même de notre activité que nous trouvons une étrangeté qui est de la sorte redoublée. Ceci permet aussi d’ouvrir la possibilité que certaines structures politiques, si massivement critiquées aujourd’hui, telles que le capitalisme, ne sont pas homogènes entre leurs causes et leurs effets. Tout se passe comme si elles ne se réduisaient pas aux conditions de leur émergence et étaient hantées par une étrangeté excentrique.

Politiquement c’est à cette excentration structurelle qu’il faut s’adresser, en découvrant les ruptures de causalité, dans l’objectif de la convertir en décentrement pouvant donner lieu à des actions ambiguës qui ne sous-estimeraient pas la capacité de métabolisation de la domination. À moins de cela, on risque de réattribuer à la domination, comme le soulignait Klossoswki dans la Monnaie vivante, un pouvoir dont on souhaitait s’échapper et, en voulant lutter, de mettre en scène la puissance de son adversaire jusqu’au point où on en a intégré passivement l’aliénation en jouissant de s’être construit un ennemi immense.


If human beings are eccentric, it’s because they don’t fit into “their” place. As a project, he goes beyond what is given to elaborate counterfactualities or possibilities. Its relationship to reality is therefore not one of fusional adhesion, but of paradoxical close distance.

This impulse to decentralization can be found in many artistic strategies, which often involve stepping outside oneself, making oneself sensitive to things with which we have little or no contact, as if sensibility could itself step outside our organs and bodies, our identity, and be deported through interfaces. German Romanticism saw in nature the spirit itself, in a strange reversal in which exteriority bore witness to the fact that human interiority was merely its symptom, drawing an unexpected convergence.

In the contemporary context, technologies, as the product of human activity, might seem to be no more than its expression. Their use would chain us to our position, to our interiority and finitude. Yet there’s something paradoxical about them: although they are the product of our projects, they are not reduced to them, and often exceed our capacities, as if we were capable of producing something beyond our comprehension (the Web is a case in point). This break in causality means that human beings not only produce anthropological objects, but also objects that are beyond our comprehension.

That this effect can occur at the very heart of an anthropological activity can be interpreted as a symptom of the fact that the cause itself is haunted by something other than itself, and that human positionality is lacking from the outset. This absence of assured positionality stems from a logic of simulacra, i.e., from an image that is not a representation, that is not the image of something else.

In this way, AI must be interpreted in the second degree. We could always have fun comparing human and automatic intelligence, but we’ll just assume another intelligence, above the other two, which would be the model for judging and evaluating them. This other intelligence is embodied in the person who weighs up the relationship between these two intelligences from the outside, thereby creating a blind spot which is the positionality from which we operate. To confront this blind spot is to affirm that the position is always already eccentric, and to turn the two intelligences on each other. In other words, human intelligence is less the inherent expression of an interiority enclosed in the mystery of privity, where we would be judge and jury, than of an attribution and de-attribution: naming another intelligence has always been an opportunity to draw boundaries between what was intelligent and what was not. This cognitive segregation (or any other faculties attributed to human interiority) makes it possible to conceal original eccentricity and unfoundedness: technologies are our black mirror, allowing us to find ourselves through the difference of the reflection.

This is why, because of the anthropological origin of technologies, they underline eccentricity even more and have become the operator of decentering: it is at the very heart of our activity that we find a strangeness that is in this way redoubled. This also opens up the possibility that certain political structures, so massively criticized today, such as capitalism, are not homogeneous in their causes and effects. It’s as if they cannot be reduced to the conditions of their emergence, and are haunted by an eccentric strangeness.

Politically, it’s this structural eccentricity that needs to be addressed, by uncovering the breaks in causality, with the aim of converting it into a decentering that can give rise to ambiguous actions that don’t underestimate domination’s capacity to metabolize. Unless we do this, we run the risk of reassigning to domination, as Klossoswki pointed out in Living Money, a power from which we wished to escape, and, in our desire to fight, of staging the power of our adversary to the point where we have passively integrated its alienation, enjoying the pleasure of having built ourselves an immense enemy.