Le paradoxe de la récursivité / The paradox of recursivity
C’est une expérience commune et pourtant à chaque fois singulière et pour tout dire éprouvante : on rêve et on rêve qu’on rêve. À ce moment précis, on veut se réveiller à tout prix, on étouffe, on crie, mais aucun son ne sort de la bouche. On étouffe de l’intérieur, du plus profond qui ne cesse d’accentuer sa profondeur. On se réveille finalement comme si l’emboîtement de cette récursivité avait risqué de se répéter infiniment, encore et encore, à perte de vue, à perte de pensée et de nous faire tomber dans un trou sans fin. Tout se passe comme si l’immersion était le moment de la plus grande émersion possible.
Peut-on tisser un lien entre cette récursivité nocturne et la récursivité d’une IA générative statistique ? La récursivité est-elle une répétition de l’identique ou produit-elle une différance, au sens derridien, un décalage de la représentation avec elle-même rendant sensibles ses conditions de possibilités jusqu’à l’effroi de l’abîme et de la disjointure ?
En regardant la fonction de zoom négatif de Stable Diffusion, Photoshop ou MidJourney, on voit bien cet emboîtement récursif à l’œuvre. Une scène est étendue par l’outpainting (fonction que j’ai vu à l’œuvre la première fois avec DallE) et progressivement elle se répète, mais d’une manière de plus en plus étrange, puis monstrueuse, comme si la répétition ne se réalisait qu’au prix d’un bruit qui rendant insupportable la ressemblance.
La récursivité n’est nullement une répétition à l’identique ou une simple variation (aléatoire) à la marge d’une règle modélisée dans un code, mais est l’opération même des statistiques qui d’une part tente de poursuivre une image au-delà de ses limites et qui d’autre part s’entrelacent avec la perception et l’interprétation humaines. En effet, une image n’est, d’un point de vue informationnel, que du bruit organisé dont on peut tirer des motifs récurrents (patterns) qui sont eux-mêmes paramétrisés selon des mots. Elle n’obtient le statut de représentation qu’en étant perçue par un système biologique. On peut en déduire que la récursivité est toujours dans une doublure prise entre celle machinique et celle anthropologique, ouvrant la différance au cœur de l’anthropotechnologique. Ce dernier n’est jamais réalisé, mais est la différance comme souffrance, non au sens de la douleur, mais d’être en souffrance de, c’est-à-dire de manquer de. C’est cette doublure qui produit l’abîme propre à la récursivité et au « deep dream ».
C’est en ce point précis, entre la récursivité de l’imagination (entendue d’un point de vue transcendantal, CRP 1781) et la récursivité inductive, que s’ouvre le paradoxe de la récursivité qui produit l’effroi d’un décalage. Ce sentiment signifie qu’il ne s’agit nullement d’une symbiose entre la technologie et l’être humain, mais d’une différance irréconciliable et indéconstructible, terme préféré à la notion d’impossible.
C’est sans doute la raison pour laquelle les IA génératives ne sont pas de nouveaux outils au service de la créativité humaine, mais peuvent venir, à la manière d’un réactif chimique, à faire réagir la surface transcendantale de l’image : il y a l’image, sans représentation, qui est l’informe de toutes les représentations à venir.
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It’s a common experience, yet one that’s singular and, to put it bluntly, trying: you’re dreaming and dreaming that you’re dreaming. At that precise moment, you want to wake up at all costs, you’re suffocating, you’re screaming, but no sound comes out of your mouth. You’re suffocating from within, from the very depths that never cease to deepen. Finally, we wake up as if the interlocking recursion had risked repeating itself infinitely, over and over again, as far as the eye can see, as far as the mind can think, and sending us down an endless hole. It’s as if immersion were the moment of greatest possible emersion.
Can we weave a link between this nocturnal recursivity and the recursivity of statistical generative AI? Is recursivity a repetition of the identical, or does it produce a différance, in the Derridean sense, a displacement of representation from itself, making its conditions of possibility sensitive to the dread of abyss and disjointure?
A look at the negative zoom function in Stable Diffusion, Photoshop or MidJourney reveals this recursive interlocking at work. A scene is extended by outpainting (a function I first saw at work with DallE) and gradually it is repeated, but in an increasingly strange, then monstrous way, as if the repetition were only achieved at the cost of a noise that makes the resemblance unbearable.
Recursivity is by no means an identical repetition or a simple (random) variation at the margin of a rule modeled in a code, but is the very operation of statistics, which on the one hand attempts to pursue an image beyond its limits, and on the other intertwines with human perception and interpretation. In fact, from an informational point of view, an image is nothing more than organized noise from which recurring patterns can be derived, which are themselves parameterized according to words. It only obtains the status of a representation when perceived by a biological system. From this, we can deduce that recursivity is always in a doublure caught between the machinic and the anthropological, opening up differentiation at the heart of anthropotechnology. The latter is never realized, but is différance as suffering, not in the sense of pain, but of being in pain of, i.e. lacking. It is this doubling that produces the abyss of recursivity and the deep dream.
It is at this precise point, between the recursivity of the imagination (understood from a transcendental point of view, CRP 1781) and inductive recursivity, that the paradox of recursivity opens up, producing the dread of a gap. This feeling means that it is by no means a question of symbiosis between technology and the human being, but of an irreconcilable and indeconstructible difference, a term preferred to the notion of the impossible.
This is undoubtedly why generative AIs are not new tools in the service of human creativity, but can, like a chemical reagent, react to the transcendental surface of the image: there is the image, without representation, which is the formlessness of all representations to come.