Pourquoi les machines s’imaginent ?

L’adverbe interrogatif vise le fondement. Demander « Pourquoi » c’est demander les raisons de quelque chose et remonter les longues chaînes de ses déterminations, sans pouvoir savoir à l’avance à quel point il faut s’arrêter et s’estimer convaincu du caractère fondatif du raisonnement. Le « Pourquoi » semble supposer que le phénomène visé aurait son négatif, car si on demande les raisons c’est que celles-ci pourraient être, du moins spéculativement, différentes et produire par là même une autre série de phénomènes. Tout se passe comme si le « Pourquoi » contenait la possibilité d’un contre-monde possible disloquant le monde que nous connaissons.

Que vise au juste la question ? Cherche-t-elle à vérifier la proposition que les machines sont douées de la faculté d’imagination qui de prime abord semble humaine ? La question serait elle-même une possibilité non assurée d’avance. Elle ne serait pas la description d’un phénomène dont l’existence serait reconnue, mais le questionnement d’un possible : le statut de l’imagination dans le champ technologique. Or quand on demande « Pourquoi les machines s’imaginent », on utilise le verbe imaginer en un double sens du fait de la prédisposition du « s’ ». On veut en même temps dire que les machines s’imaginent et que nous imaginons les machines, puisqu’elles se laisseraient s’imaginer par nous. Cette amphibologie de la réflexivité du verbe imaginer permet maintenant d’entrer plus précisément et profondément dans le sens de la question : il y aurait une affinité structurelle entre l’imagination des machines à propos d’elles-mêmes et l’imagination humaine à propos des machines. Cette affinité change, comme nous le verrons, la nature même du « Pourquoi » et du fondement recherché.

Il s’agit de distinguer la construction des machines en tant qu’origine et la production des machines en tant que visée. D’un côté, leur construction est fondée sur une connaissance scientifique de la réalité. Il faut une telle connaissance et de nombreuses expérimentations pour qu’elles fonctionnent et opèrent sur le monde. C’est du fait de cette exigence préalable de relation au monde des phénomènes envisagé de façon scientifique que les machines sont élaborées, en partie, par des ingénieurs qui appliquent des connaissances scientifiques aux techniques. D’un autre côté, le monde visé n’existe pas encore, en tout cas pas complètement. Avec les techniques, il s’agit à des degrés divers de changer le monde en le fluidifiant ou en créant de nouvelles possibilités. Partant de connaissances scientifiques, on spécule sur les possibilités du monde envisagé comme usage.

La construction et la visée des machines s’articulent autour d’imaginaires différents. Si nous reprenons les catégories kantiennes, il y a un imaginaire reproductif qui engendre des représentations du passé selon les connaissances expérimentales des sciences et il y a un imaginaire anticipatif qui engendre des représentations de l’avenir concernant le monde qui émerge de la technique. La relation entre les deux est déterminée par un imaginaire du présent qui s’incarne dans une utilisation et un maniement technique. Cette tripartition kantienne de l’imagination, à laquelle nous avons associé une dimension technique, n’est pas un produit dérivé de la raison, mais est bien plutôt à l’origine de l’unification du schématisme et donc de la capacité de conceptualisation elle-même.

Les machines s’imaginent parce qu’elles nous permettent de former des images de choses qui ne sont pas encore et que nous pouvons faire advenir. Or, du fait que leur origine est reproductive et scientifique, elles sont au cœur d’une tension dialectique. Elles se donnent comme connaissance objective et promettent ce qui n’existe pas (encore). C’est du fait de cette tension qu’elles s’imaginent elles-mêmes, non au sens d’une clarté de la réflexivité (qui de toute façon est contestable fut-ce chez l’être humain), mais au sens d’une imagination productive des possibles. Prises entre la rationalité des images scientifiques et l’hallucination des images possibles, on comprend mieux pourquoi ce n’est point accidentellement, mais structurellement que les technologies sont source de fantasmes et que ceux-ci ne sont pas réductibles à des erreurs. C’est aussi la raison pour laquelle les technologies sont en même temps source d’enthousiasme et de déception : le possible peut être, ne pas être ou être autrement.

Cette question des possibles doit nous permettre de proposer une quatrième imagination, commune aux champs technique et artistique, au côté de celles du présent, du passé et du futur. Il s’agit de l’imagination des possibles que nous pourrions rapprocher d’une dimension spéculative, si nous distinguons nettement celle-ci de l’idéalisme spéculatif afin de ne pas la rendre incompatible à la question transcendantale. L’imagination des possibles permet de comprendre la manière dont l’imagination transcendantale, qui doit fournir le lien entre les images du présent, passé et futur, est affectée par l’a posteriori technologique. Cette quatrième imagination est une protention dont la contingence relative. Dès lors, c’est jusqu’au pourquoi de la question que nous avons posée au début qui est affecté, car nous ne pourrons jamais affirmer ou infirmer que les machines s’imaginent, pris que nous sommes dans le doublement de cette imagination, nous pourrons expérimenter la puissance de formation des images, c’est-à-dire des possibles.

L’alliance entre les sciences et les possibles permet de saisir l’évolution de la notion de vérité et la manière dont la science peut viser un imaginaire. Passant de la configuration du monde à la production des mondes, elle ouvre la voie à une hybris (ὕϐρις) ontologique. Ainsi la cryogénie et les raisons qui poussent des personnes à payer pour en profiter, sont fondées non pas sur la certitude que cela marche, mais sur la possibilité que cela pourrait marcher, éventuellement. Maintenir, dans la mortalité même, le possible comme possible c’est changer le régime techno-scientifique. De la même façon, si la biologie de synthèse est fondée sur un imaginaire scientifique reproductif (la génétique), elle promet de créer des espèces qui n’existent pas encore. Cette production ontologique perturbe la connaissance qui ne doit plus déterminer ce qui lui préexiste, mais ce qui viendra après elle. Le pourquoi est dès à présent sans raison : prédire c’est pouvoir générer.