Futur anticipatif et avenir récursif

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Jacques Derrida distinguait le futur et l’avenir comme deux notions profondément différentes. Le futur appartient à l’ordre du prévisible et du calculable, il consiste à anticiper et à prévoir ce qui va advenir. L’avenir quant à lui est imprévisible, tant et si bien qu’il devient monstrueux parce qu’il modifie les conditions mêmes de sa présentation en faisant trembler la valeur des signes et du langage.

« L’avenir ne peut s’anticiper que dans la forme du danger absolu. Il est ce qui rompt absolument avec la normalité constituée et ne peut donc s’annoncer, se présenter,
que sous l’espèce de la monstruosité. Pour ce monde à venir et pour ce qui en lui aura fait trembler les valeurs de signe, de parole et d’écriture, pour ce qui conduit ici notre futur antérieur, il n’est pas encore d’exergue. »
(Derrida, J. (1967). De la grammatologie. Editions de Minuit, p.14)

Comme expliqué dans un précédent texte, le RNN est ambivalent, il oscille entre la prévision du même et la génération d’une ressemblance. Cette structure peut être problématisée au regard de la distinction que propose Derrida. En effet, l’anticipation du RNN tente de prévoir ce qui vient à partir de ce qui a déjà été en tant que stock de données. Ainsi, Facebook utilise chaque image taguée afin de nourrir un RNN permettant ensuite de taguer automatiquement les nouvelles photographies. Celles-ci sont donc comparées à un ensemble déjà existant et si un nouvel objet apparaît, il est simplement ignoré avant d’être manuellement marqué. Ceci veut dire que le RNN exploite les ressources humaines pour effectuer automatiquement ses opérations.

Selon le modèle performatif développé par Pierre Cassou-Noguès dans Lire le cerveau, il n’est pas nécessaire que les prévisions de la machine soient exactes, il suffit que nous lui fassions confiance pour adapter nos comportements à ses prévisions. Ainsi, ce qui anticipe, produit l’objet de l’anticipation selon un modèle productif.

L’avenir relève du RNN en tant que générativité. Le programme s’appuie là aussi sur un stock de données préexistantes, mais à la différence de la prévision, il s’en sert pour produire de nouveaux documents qui ressemblent au stock sans être identiques à aucune donnée de celui-ci. Le RNN produit dans ce cas une ressemblance qui est déterminée par une certaine relation entre l’identité et la différence. Il faut que ce soit suffisamment identique pour être reconnaissable et différent pour être nouveau.

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On peut analyser la génération du RNN comme un futur antérieur qui vient bouleverser la distinction entre avenir et futur : en effet, la ressemblance ici à l’œuvre fonde la différence sur une répétition, de sorte qu’il devient difficile de séparer nettement l’avenir et le futur. Tout se passe comme si le premier utilisait les ressources du second pour se produire. L’incalculable est alors fonction de la calculabilité, en tant que celle-ci est prise dans une certaine forme. La génération fait revenir la dissemblance même de ce qui a déjà eu lieu, car on aurait tort de penser qu’un stock de données est seulement identique à lui-même, il contient une certaine puissance d’individuation et c’est pourquoi on peut y ajouter de nouveaux enregistrements. La forme plastique de cette puissance est une germination de la genèse de chaque document. Ainsi, lorsqu’un RNN produit une image, les formes de celle-ci sont comme molles, liquides, fluides, en flux. Elles se forment sous nos yeux, elles restent instables, comme au bord de leur propre formation. Jamais stabilisées, elles viennent à l’apparaître. La différence dans la ressemblance générative est une différenciation au cœur de l’origine qui vient justement déstabiliser toute identification stable de l’origine, c’est une fêlure transcandentale et matérialiste, la préindividualité toujours en cours.

L’avenir n’est donc pas un événement sans lien avec le futur. Il entretient avec lui, avec le calcul et la prévision, des rapports ambigus et c’est pourquoi toute politique opposant nettement l’émancipation et la domination est simpliste. Le détournement des technologies prédictives en vue d’hyperproduire permet d’excéder la logique du contrôle du dedans. L’avenir se fonde alors sur l’informe d’une ressemblance.