Mécanisme, vitaliste et biologie synthétique
I. La querelle historique et son contexte
Le débat portant sur la nature de la biologie a souvent consisté au fil du temps à tenter de saisir la nature du vivant. S’opposaient depuis la fin du XIXème siècle les visions mécanistes qualifiées de réductionnistes et les vitalistes parfois tentées par le spiritualisme ou l’essentialisme (Canguilhem, Bergson, etc.). Il s’agissait de savoir comment étudier le vivant, donc qu’est-ce que le vivant et qu’est-ce que comprendre, qu’est-ce qu’une science.
Cette opposition structurante pour la constitution de la biologie comme discipline autonome ne relevait pas simplement d’un désaccord méthodologique, mais engageait des conceptions divergentes de la connaissance elle-même. Pour les tenants du mécanisme, héritiers du programme cartésien, le vivant ne constituait pas une exception ontologique au sein de la nature physique. Les mêmes lois, les mêmes principes devaient permettre d’en rendre compte, moyennant certains ajustements liés à la complexité particulière des organismes. Le vivant s’expliquait ainsi par décomposition analytique, par réduction à ses éléments constituants et aux forces qui les animent, sans qu’il soit nécessaire de supposer un principe vital irréductible aux lois physico-chimiques.
Face à cette approche, les vitalistes soutenaient l’irréductibilité du phénomène vital à ses composantes matérielles. De Bichat à Driesch, en passant par Claude Bernard — dont la position est plus nuancée — et jusqu’à Bergson ou Canguilhem, diverses théories ont tenté de rendre compte de cette spécificité du vivant : force vitale, élan vital, principe d’autonomie normative, etc. Pour ces penseurs, la vie ne pouvait se comprendre par simple analyse de ses mécanismes ; elle exigeait la reconnaissance d’un principe d’organisation, d’une totalité préalable aux parties, d’une puissance créatrice irréductible aux lois de la matière inerte.
Les termes du problème se posaient dans un certain contexte de la connaissance et du vivant, à un moment historique déterminé. Nulle pensée n’en est indépendante.
Cette contextualité de la querelle mécanisme/vitalisme est fondamentale pour en comprendre les enjeux. Au XIXe siècle, alors que la physique et la chimie accomplissaient des progrès considérables en réduisant les phénomènes naturels à des lois mathématiques et à des interactions élémentaires, la biologie cherchait encore sa voie entre les différentes disciplines établies. La théorie cellulaire, les avancées de l’embryologie, puis la théorie de l’évolution transformaient profondément notre compréhension du vivant, sans pour autant fournir un paradigme unifié qui aurait permis d’en rendre compte exhaustivement.
Le contexte intellectuel était également marqué par les héritages philosophiques et théologiques, par les débats sur la place de l’homme dans la nature, par les interrogations sur l’origine de la vie et ses finalités. Le vitalisme pouvait ainsi apparaître comme une dernière ligne de défense contre un matérialisme perçu comme réducteur et désenchanteur, tandis que le mécanisme semblait promettre l’extension du domaine de la rationalité scientifique à cette dernière citadelle de mystère qu’était le vivant.
Cette opposition théorique se traduisait concrètement dans des programmes de recherche distincts, dans des méthodes expérimentales divergentes, dans des institutions et des écoles de pensée parfois antagonistes. Elle structurait profondément le champ de la biologie naissante, définissant à la fois ses objets légitimes, ses méthodes acceptables et ses limites conceptuelles.
II. La rupture épistémologique contemporaine
Quelque soit nos conceptions ce contexte a profondément changé et il s’agit d’en tenir le compte, d’en faire état. Le statut des sciences et tout particulièrement ce qu’il est convenu de nommer les techno-sciences est trouble. Quant au vivant, il devient difficile d’en déterminer la nature essentielle parce que celle-ci a été perturbée par les interventions de la connaissance biologique (logos) devenue connaissance biotechnologique.
Cette transformation du contexte épistémologique et technologique constitue une rupture majeure qui appelle à repenser intégralement les termes du débat. La biologie contemporaine ne se contente plus d’observer et d’analyser le vivant ; elle le manipule, le reconfigure, le réinvente. Ce changement n’est pas simplement quantitatif — une augmentation de notre pouvoir d’intervention — mais qualitatif : il modifie la nature même de la relation entre le savoir biologique et son objet.
Les biotechnologies, la biologie moléculaire, la génomique, les techniques d’édition génétique comme CRISPR-Cas9, l’intelligence artificielle appliquée à la biologie, constituent un ensemble de dispositifs qui transforment le vivant en un matériau malléable, modifiable dans ses structures les plus fondamentales. Ce qui était considéré comme le donné naturel, intangible, devient un domaine ouvert à l’intervention technique, au design, à la recomposition.
Il s’agit sans doute là d’une rupture épistémologique profonde. Alors que la science fut considérée depuis les Grecs comme une façon d’accéder aux règles sous-jacentes du monde, se plaçant ainsi dans une position neutre d’observation, la révolution quantique et les développements technologiques ont transformé les relations entre le sujet et l’objet, le scientifique et son référent. Celui-ci devient transformable dans la structure même de ce qui semblait donné, le génétique.
Cette rupture épistémologique s’inscrit dans un mouvement plus vaste qui a affecté l’ensemble des sciences au XXe siècle. La physique quantique, en mettant en évidence l’intrication de l’observateur et de l’observé, a ébranlé le modèle classique de la connaissance objective. Les sciences cognitives, en questionnant les fondements biologiques et neurologiques de la connaissance, ont relativisé la position du sujet connaissant. Les sciences de la complexité ont montré les limites des approches réductionnistes face à certains phénomènes émergents et auto-organisés.
Dans le domaine spécifique de la biologie, cette rupture s’est manifestée de façon particulièrement aigüe avec le développement de la biologie moléculaire et du génie génétique. L’identification de la structure de l’ADN, le déchiffrage du code génétique, puis les techniques de séquençage et d’édition génomique ont progressivement transformé le génome — ce qui semblait constituer le cœur même de l’identité biologique — en un texte lisible, modifiable, reprogrammable. Ce qui relevait de la nature donnée, intangible, est devenu un domaine ouvert à l’intervention technique, au design, à la recomposition.
Cette transformation ne concerne pas seulement les objets de la biologie, mais aussi ses méthodes, ses institutions, ses relations avec d’autres domaines du savoir et de la pratique. La biologie contemporaine s’hybride avec l’informatique, la physique, la chimie, les sciences de l’ingénieur ; elle s’intègre dans des dispositifs industriels et économiques ; elle soulève des questions éthiques, juridiques, politiques qui débordent largement le cadre traditionnel de la discipline.
III. L’obsolescence du débat mécanisme/vitalisme
Dans un contexte où le biologique devient technologique, où il est possible de transformer le vivant, c’est-à-dire la possibilité même du connaissant dont la cognition est par définition de l’organique, le débat entre mécanisme et vitalisme semble dépassé. Comment opposer la complexité à la décomposition alors même que cette dernière, considérant l’ADN selon des séquences répétitives, peut produire du nouveau (xénobiotique)?
L’obsolescence de cette opposition classique ne signifie pas que les questions qu’elle soulevait ont été résolues, mais plutôt qu’elles doivent être reformulées dans un cadre conceptuel renouvelé. La transformation technologique du vivant brouille les frontières entre le naturel et l’artificiel, entre ce qui est donné et ce qui est construit, entre l’observation et l’intervention.
Le mécanisme, en réduisant le vivant à ses composantes physico-chimiques, semblait promettre une compréhension exhaustive des organismes par décomposition analytique. Mais cette approche présupposait une distinction claire entre le savant et son objet, entre la connaissance et la transformation. Or, la biologie contemporaine révèle que comprendre le vivant, c’est déjà le transformer, que l’analyse moléculaire est indissociable de la manipulation génétique, que le savoir biologique est intrinsèquement technique.
De même, le vitalisme, en postulant l’irréductibilité du phénomène vital à ses mécanismes, cherchait à préserver la spécificité du vivant contre les réductions matérialistes. Mais cette position présupposait l’existence d’une nature stable, d’une essence du vivant qui précéderait et limiterait les interventions humaines. Or, la biologie synthétique montre que cette limite n’est pas donnée mais construite, qu’elle se déplace au gré des avancées technologiques, que l’essence supposée du vivant est elle-même modifiable.
La possibilité de créer des organismes de synthèse, d’introduire dans le vivant des éléments non naturels, de reprogrammer le fonctionnement cellulaire, rend caduques les modèles explicatifs qui présupposent une frontière stable entre le vivant et le non-vivant, entre le naturel et l’artificiel. Les organismes xénobiotiques, incorporant des acides aminés non naturels ou des bases nucléiques synthétiques, les circuits génétiques artificiels, les cellules minimales conçues in silico puis réalisées en laboratoire, constituent autant de défis pour une pensée qui voudrait maintenir ces distinctions traditionnelles.
Ce n’est plus seulement notre compréhension du vivant qui est en jeu, mais sa définition même, son extension, ses frontières. Le vivant n’apparaît plus comme une catégorie naturelle, préalable à l’investigation scientifique, mais comme un concept qui se reconfigure à mesure que se développent nos capacités d’intervention technologique.
IV. La biologie synthétique comme paradigme transformateur
La biologie synthétique, c’est-à-dire la possibilité de synthétiser des organismes qui n’existaient pas, est la pointe d’une transformation profonde dont nous apercevons la ligne de crête. Il ne s’agit nullement de considérer le vivant comme étant simplement réductible à un code informatique, ce qui viendrait attester l’idée de mathesis universalis ou d’une ontologie mathématique, d’une essentialité du code (numérique), alors même que celui-ci remet en cause radicalement toute possibilité d’essentialité, mais de transformer le statut même des sciences qui d’observateur du réel devient un élément de transformation, de perturbation, de complexification et de bifurcation de ce dit “réel”.
La biologie synthétique représente sans doute l’expression la plus radicale de cette transformation. Elle ne se contente pas d’analyser le vivant existant ou de le modifier marginalement ; elle vise à créer de nouvelles formes de vie, à concevoir et réaliser des organismes qui n’ont jamais existé dans la nature. Ce projet implique un changement profond dans la relation entre le scientifique et son objet : le biologiste n’est plus seulement celui qui observe et explique le vivant, mais celui qui le conçoit, le programme, le fabrique.
Cette ambition créatrice pourrait sembler valider une vision mécaniste du vivant : si nous pouvons construire des organismes de toutes pièces, n’est-ce pas la preuve que le vivant n’est rien d’autre qu’un assemblage complexe de composants matériels, sans principe vital irréductible ? Mais la réalité de la biologie synthétique est plus complexe et plus ambivalente. Car les organismes synthétiques, même les plus simples, manifestent des propriétés émergentes, des comportements inattendus, des capacités d’auto-organisation qui échappent en partie à leurs concepteurs. Le vivant, même artificiel, conserve une forme d’autonomie, une capacité à se développer selon des logiques qui ne sont pas entièrement prédites par les modèles qui ont présidé à sa conception.
D’autre part, la réduction du vivant à un “code informatique”, si elle a constitué une métaphore puissante pour le développement de la biologie moléculaire, montre aujourd’hui ses limites. Le génome n’est pas un simple programme linéaire qui déterminerait univoquement les caractéristiques d’un organisme ; il est un système complexe, dynamique, contextualisé, dont l’expression dépend de multiples facteurs épigénétiques, environnementaux, développementaux. La métaphore informatique a été productive, mais elle ne saurait épuiser la réalité biologique.
Ce que révèle plutôt la biologie synthétique, c’est le caractère performatif de la connaissance biologique contemporaine. Comprendre le vivant, dans ce nouveau paradigme, ce n’est pas simplement en élucider les mécanismes ou en saisir l’essence, c’est être capable de le transformer, de le reconfigurer, de créer de nouvelles formes de vie. La vérité en biologie ne se mesure plus seulement à l’adéquation entre les théories et les faits observés, mais à l’efficacité des interventions, à la capacité de produire des effets, de générer des organismes fonctionnels.
V. Sciences performatives et ontologie
Les sciences sont performatives, c’est-à-dire créatives, et on peut même considérer l’approche connaissante tentant d’élaborer des règles prévisibles à partir de l’observation réitérable comme un prolégomène à cette performation, perforation (trancher) du monde. La question sous-jacente consiste à déterminer si le technologique est une pièce ajoutée dans un second temps à l’édifice scientifique ou si le technologique est fondateur de tout projet scientifique et constitue en fait sa finalité propre. L’acte de connaître ne serait donc pas désintéressé mais serait l’expression temporaire d’une volonté de puissance s’orientant vers la transformation de ce qui “est”. Derrière le désintéressement de la connaissance, se cacherait un monstre.
Cette conception performative des sciences remet en question l’idéal d’une connaissance pure, désintéressée, séparée de ses applications techniques. Elle suggère que la frontière entre science fondamentale et science appliquée, entre connaissance et technique, est moins nette qu’on ne le suppose habituellement. La technique ne serait pas simplement l’application secondaire d’un savoir préalablement constitué, mais une dimension constitutive de toute entreprise scientifique.
Cette thèse, qui évoque la critique nietzschéenne de la “volonté de vérité” comme expression déguisée d’une volonté de puissance, ne doit pas être interprétée comme une simple dénonciation de la science. Il ne s’agit pas de révéler un complot technologique derrière l’apparente neutralité scientifique, mais de comprendre comment le savoir et le pouvoir, la connaissance et la transformation sont intrinsèquement liés dans la pratique scientifique contemporaine.
La biologie synthétique illustre particulièrement bien cette intrication. Les mêmes équipes, les mêmes laboratoires, les mêmes chercheurs peuvent passer sans rupture de l’analyse du fonctionnement d’un circuit génétique naturel à la conception d’un circuit artificiel, de l’observation d’un phénomène cellulaire à sa reproduction in vitro, de la compréhension d’un métabolisme à sa reprogrammation. Les connaissances fondamentales sur les mécanismes de la vie et les applications biotechnologiques se nourrissent mutuellement, s’interpénètrent, se codéterminent.
Cette performativité des sciences contemporaines a des implications ontologiques profondes. Si la connaissance scientifique ne se contente pas de décrire le réel mais contribue à le transformer, à le complexifier, à le faire bifurquer, alors nous devons repenser notre conception même de la réalité. Le “réel” n’apparaît plus comme une substance stable, préexistante à l’investigation scientifique, mais comme un processus dynamique, en constante reconfiguration, co-produit par les dispositifs de connaissance et d’intervention qui prétendent l’appréhender.
Toute la question, pour dépasser la dialectique entre mécanisme positiviste et vitaliste, consiste alors à transformer l’image de la pensée et de la science, la pulsion même de connaître et d’éviter soigneusement une thèse démiurgique (l’être humain comme créateur de réalités) qui viendrait rejouer, en arrière-plan, l’hypothèse d’une ontologie mathématique et donc la naturalité de la signification. Il nous faudrait plutôt démontrer comment à partir de la fêlure du sujet et de la béance du monde, s’ouvrent les possibles d’une configuration de mondes dont la biologie synthétique est sans doute la perspective la plus passionnante aujourd’hui.
Cette transformation de “l’image de la pensée” — pour reprendre une expression deleuzienne — implique de renoncer à certains présupposés qui ont longtemps structuré notre conception de la connaissance scientifique : l’idée d’un sujet connaissant séparé de son objet, d’une réalité préexistante à découvrir, d’une vérité comme adéquation entre la pensée et le réel.
Il ne s’agit pas pour autant d’adopter une position relativiste ou constructiviste radicale qui nierait toute contrainte du réel sur nos élaborations théoriques. La performativité des sciences ne signifie pas que tout est possible, que la réalité serait intégralement malléable à nos interventions. Les transformations que nous opérons sur le vivant rencontrent des résistances, des limites, des contraintes qui ne sont pas arbitraires. La matière vivante n’est pas une cire molle qui prendrait docilement la forme que nous voudrions lui imposer ; elle réagit selon des logiques qui ne sont pas entièrement prévisibles ni contrôlables.
La “fêlure du sujet” évoquée dans le texte renvoie à cette finitude constitutive de la connaissance humaine, à cette impossibilité d’adopter un point de vue surplombant, désincarné, sur le monde. Le sujet connaissant est lui-même un vivant, pris dans les processus biologiques qu’il étudie, limité par les structures cognitives qui sont les siennes, impliqué dans des dispositifs techniques qui orientent sa perception et son action. Cette finitude n’est pas simplement une limitation négative, mais la condition même de toute connaissance effective, de toute intervention transformatrice.
De même, la “béance du monde” suggère que la réalité n’est pas un système clos, intégralement déterminé, mais un processus ouvert, traversé d’indéterminations, de virtualités, de potentialités non actualisées. Cette ouverture n’est pas un simple manque, une imperfection du réel, mais ce qui rend possible l’émergence de nouvelles formes, la création de nouvelles configurations, la bifurcation vers des états inédits.
C’est dans cette rencontre entre un sujet “fêlé”, traversé de limites, et un monde “béant”, ouvert à de multiples actualisations, que se joue la possibilité d’une “configuration de mondes” dont la biologie synthétique constitue une expression particulièrement significative. Configuration et non création ex nihilo, car il ne s’agit pas de poser le scientifique en démiurge tout-puissant, capable de créer des réalités à partir de rien, mais de reconnaître sa participation à des processus qui le dépassent, à des émergences qu’il peut orienter mais non entièrement maîtriser.
Éviter la “thèse démiurgique”, c’est aussi se prémunir contre une certaine hubris technologique qui ferait de l’humain le maître absolu du vivant. La biologie synthétique n’est pas tant la démonstration de notre pouvoir sur la vie que la révélation de notre implication dans des processus vitaux qui nous constituent et nous dépassent simultanément. Elle ne nous place pas au-dessus ou en dehors de la nature, mais confirme notre inscription dans une dynamique du vivant que nous pouvons infléchir, reconfigurer, mais non soumettre intégralement à nos intentions.