À la recherche de la recherche-création

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J’ai été amusé d’observer un tropisme autoréférentiel dans de récents textes de recherche-création : le design comme recherche, l’art comme recherche, le numérique comme recherche, etc. Au-delà du caractère répétitif de ces problématiques et pour ainsi dire mécanique, on peut comprendre le besoin d’explorer d’une façon méthodologique la recherche comme étant un préalable à cette dite recherche. Toutefois on ne peut s’empêcher de penser aux effets pervers d’une telle autoréférentialité, à sa signification historiale comme à son caractère quelque peu scolaire. On pense avec une certaine tendresse ironique au chercheur-artiste penché sur son écran en panne d’inspiration et se disant qu’après tout il pourrait bien parler de la recherche elle-même en l’absence d’objet.

Ce qui peut apparaître comme une obsession méthodologique est problématique, car la méthode elle-même ne va pas de soi comme je l’avais déjà souligné ailleurs. La pensée de la méthode a une histoire et consiste à s’assurer des conditions de son objet avant de l’étudier, bref à s’assurer du chemin avant même de le parcourir (et dire que ce chemin est imprévisible en tant qu’heuristique est encore une manière de cette assurance anticipative). Un moment fondamental de son développement sont les Règles de la Méthode de Descartes qui comme son nom l’indique propose une métaméthodologie : à quelles conditions une méthode est-elle véridique ? Or Descartes trouve dans le sujet (ego) lui-même ces conditions. L’histoire de la méthode est ainsi liée à celle de la conquête de la subjectivité souveraine et des dispositifs autoréférentiels comme quand on parle d’art pour l’art ou d’argent pour l’argent. On devrait penser à présent la possibilité d’une recherche pour la recherche. Dans les trois cas, la figure du sujet (artiste, capitaliste, chercheur-créateur) est fondamentale.

Le développement de cette autoréférentialité n’est pas sans rappeler la théorie cybernétique de la boucle rétroactive. Elle a aussi pour objet d’autofonder un domaine qui est encore en cours de définition, la recherche-création. Cette autofondation est de même nature que la certitude de l’ego sum cartésien. Il s’agit de trouver en soi, dans la recherche, les conditions de la recherche. La recherche proprement viendra plus tard.

De la même manière qu’en philosophie je me suis toujours senti à distance de ce retournement sur soi y voyant sans doute une fascination narcissique, préférant sans doute l’étrangeté du Grand dehors, je ressens un certain écart par rapport à cette recherche de la recherche parce qu’elle pourrait avoir comme résultat une forme d’académisme et la constitution d’un champ qui s’autoproclame selon une entreprise justificatoire. Cette manière de faire ressemble à celle d’un artiste qui écrirait un logiciel informatique pour créer toutes les œuvres possibles et qui resterait au stade de cette possibilité sans avoir à produire aucune œuvre, le logiciel remplissant le rôle d’une métaœuvre comblant toutes les attentes.

De plus, au-delà de cette vacuité, il peut y avoir dans le retournement de la recherche sur elle-même, la volonté d’une transférabilité méthodologique : on développe une manière de faire et de penser qui pourra être utilisée par d’autres. Dans le domaine des arts (le cas du design est bien sûr différent car il mobilise une standardisation industrielle), ceci me semble tout particulièrement problématique parce qu’à la différence des sciences, il n’y a pas en art d’établissement, fut-ce potentiel et différé, d’une vérité universelle. Lorsque Picasso et Braque créent le cubisme, celui-ci ne devient pas vrai au sens d’une science, il est vrai, car il devient une réalité effective, un nouveau phénomène si l’on veut. Si on souhaitait entrer dans les détails, on pourrait souligner toutefois que le statut contemporain des sciences a évolué avec l’intégration des technologies et est de plus en plus proche de cette production de phénomènes nouveaux transformant le statut même de la vérité. Mais même dans ce cadre, les différences entre science et art persistent quant à la méthode de recherche : il n’y a pas de transférabilité méthodologique en art, car chaque artiste produit sa méthode au regard de son œuvre, parfois même chaque œuvre produit sa méthode, ce pour quoi l’artiste doit toujours réapprendre et ne peut se fonder sur aucun savoir préalable. De sorte que la généralité de la méthode semble contradictoire avec la singularité de la production artistique et qu’il semble nécessaire d’abandonner le concept de méthode en art, sauf à le redéfinir complètement en occultant son historicité.

Ainsi la méthodologie de la recherche pourrait bel et bien déboucher sur un nouvel académisme dans le champ institutionnel, dont on perçoit déjà dans l’art contemporain certains traits formels, les expositions se ressemblant de plus en plus à travers le monde et ayant une saveur de plus en plus proche. Elle pourrait aussi avoir les mêmes conséquences que l’autoréférencialité dans d’autres domaines (art et finance en particulier), car sous prétexte d’une plus grande réflexivité, on risque fort de se refermer sur la recherche elle-même et de croire qu’elle est son propre objet, et au final de limiter la réflexivité en tant que celle-ci n’est pas seulement tournée vers elle-même, mais aussi vers un objet hétérogène. La conquête de l’autonomie de la recherche-création apparaît comme un projet qui reprend en charge la modernité, mais dans un contexte historial qui n’est plus celui de la modernité. De sorte, que si cette autonomie moderne permettait la production d’une anomie au siècle dernier, elle pourrait bien devenir dans ce nouveau contexte son pire ennemi et la production d’un art académique destiné à alimenter le discours de la recherche.

Ici comme ailleurs, on se demande bien quand on va commencer. On se met à imaginer que dans quelques décennies, un étudiant-chercheur voudra travailler sur cette émergence de la recherche-création en France et titra son mémoire : La recherche-création comme art. Ainsi la boucle sera bouclée et pourra recommencer un nouveau cycle.