Tout ce qui n’est pas accessible
Si Internet constitue sans nul doute notre principal accès au monde, ce n’est pas que le réseau est simplement défini par son accessibilité. Nous savons combien cet accès est essentiel, en témoigne le sentiment profond qui nous saisit lorsque rentrant dans notre appartement familier il n’y a plus de connexion. Un affect nous saisit alors : nous sommes seuls au monde, et on pourrait fort bien appliquer l’analyse de l’esseulement proposé par Heidegger dans Les concepts fondamentaux de la métaphysique pour comprendre la détermination ontique d’un tel événement et ce que cette angoisse révèle en creux.
Cette expérience de la déconnexion provoque une rupture existentielle significative. L’angoisse qui nous étreint alors n’est pas simplement celle d’une commodité perdue, mais révèle un bouleversement plus profond : notre être-au-monde contemporain s’est reconfigúré autour de cette connexion permanente. La coupure numérique devient une expérience limite comparable à l’esseulement heideggérien, où le Dasein se trouve confronté à sa propre finitude. Dans cet instant de déconnexion, le monde familier se retire, dévoilant le caractère contingent de ce qui semblait aller de soi. Ce que nous éprouvons alors n’est pas tant la perte d’un outil que l’effritement momentané de notre habitat existentiel.
Mais il y a également cette part sombre du web, plutôt que Deep web qui nous semble dépendante d’une surdétermination maritique, nommons-la Dark network en référence à l’écologie sombre de Timothy Morton, qui n’étant pas indexée par les moteurs dominants, est sans être accessible : être sans être. La relation entre le réseau et le sentiment ontique n’est-elle pas dépendante de cette structure occultée ? Ne faut-il pas, pour que cela fasse monde, pour que cela se mondanise, qu’il y ait de l’être sans accès ? Et qu’il y ait justement le sentiment impassible de cette absence d’accès ? Ne faut-il pas en fait quelque chose qui excède notre perception ? Quelque chose qui n’est pas notre perception ? Et le Dark network ne serait-il pas cette forme nous creusant du dehors ?
Cette part non indexée du réseau constitue sa dimension proprement mondaine. Car un monde n’est pas simplement ce qui se donne à voir, mais ce qui contient en lui-même un horizon d’invisibilité, une réserve inépuisable d’être. Le Dark network n’est pas simplement une zone technique oubliée, mais la condition même pour qu’Internet soit un monde et non un simple catalogue. Sa présence-absence, son “être sans être accessible”, instaure cette profondeur sans laquelle aucune surface ne saurait exister comme telle.
La mondanéité d’Internet dépend précisément de cette structure occultée qui nous rappelle que tout monde excède constitutionnellement notre capacité à le percevoir. Loin d’être un défaut ou une limitation technique, cette obscurité fondamentale est ce qui permet au réseau de se déployer comme monde. Le sentiment ontique, cette impression d’habiter un espace significatif plutôt qu’une simple collection de données, naît de cette tension entre le visible et l’invisible, entre l’accessible et l’inaccessible.
Un document est isolé sur Internet. Rien ne fait lien vers lui et il ne fait lien vers rien. Il est perdu sur le réseau. Personne ne le consultera sauf si on tape son url complète. Il faut le connaître pour y accéder.
Cette figure du document isolé incarne parfaitement le paradoxe d’une présence sans accessibilité. Existant dans le réseau mais retranché de ses circuits de circulation, il constitue une sorte de monnade numérique, un point aveugle dans l’hyperconnectivité. Sa solitude n’est pas absence d’existence mais plutôt existence non articulée, non intégrée dans l’économie générale de l’attention en ligne. Ce document est là sans être là, présent dans son retrait même, attendant une rencontre qui n’adviendra peut-être jamais.
D’une façon plus générale encore, la manière dont Internet s’agrandit, en fait une structure quasi-infinie, c’est-à-dire quelque chose qui grandit plus vite que notre capacité à la percevoir et qui sans être un infini réalisé, produit les effets de cet infini. Les conditions de l’observation mettent en faillite l’observation. Internet est une structure paradoxale : la disponibilité de l’inaccessible même. Cette chose qui nous excède était habituellement affiliée à la physis (éruption, tempête, tonnerre) selon une logique disproportionnée du sublime. Elle est à présent technique. Alors que nous avons naturellement pris l’habitude de penser la technique comme un produit de l’activité humaine, la technique contemporaine nous confronte à des phénomènes nous excédant et fêlant notre identité : être sans être nous. Par ce débordement il y a un certain impouvoir, la précarité d’une finitude, plus encore la fêlure du sujet qui se rejoue et qui s’exhibe.
La croissance exponentielle du réseau engendre ainsi une expérience paradoxale : celle d’un infini technique qui produit sur nous les effets traditionnellement associés au sublime naturel. Ce qui jadis relevait de la physis – cette puissance démesurée qui rappelait à l’homme sa finitude – émane désormais de nos propres créations. La technique, censée étendre notre pouvoir sur le monde, se retourne en manifestation de notre impouvoir fondamental. L’inaccessibilité n’est plus l’exception mais la règle dans un univers informationnel dont l’expansion dépasse structurellement notre capacité d’appréhension.
Internet nous place ainsi face à un renversement ontologique majeur : la technique, traditionnellement pensée comme extension de l’humain, devient l’instance même qui révèle et accentue notre finitude. Le sujet moderne, qui se définissait par sa capacité à maîtriser le monde par l’entendement, se découvre habité et traversé par une altérité technique qui le déborde de toutes parts. Ce qui se joue dans cette rencontre avec l’inaccessible n’est rien moins qu’une refonte de notre subjectivité : être désormais, c’est habiter cette fêlure, cette inadéquation fondamentale entre notre puissance de compréhension et l’univers technique que nous avons pourtant contribué à créer.