La Méthodologie en Art : Un Dispositif de Pouvoir

La méthodologie en art prend une place croissante, colloques et livres se multiplient. Il est intéressant de s’interroger sur les multiples raisons qui explique cet intérêt. Comme je l’ai indiqué précédemment, il y a sans doute dans le recours à la méthodologie, une tentative pour fonder ce qui semble contingent et pour ainsi dire gratuit. C’est la logique de l’alibi. La création artistique est en effet régulièrement critiquée par le sens commun comme une dépense inutile à la communauté, il devient donc nécessaire de la justifier, d’en montrer la légitimité et de l’intégrer aux autres disciplines reconnues. Ceci permet aussi d’en finir avec les financements spécifiques de l’art, pour préférer financer les créations dans des cadres proches de la recherche classique.

Cette prolifération méthodologique qui envahit aujourd’hui le champ artistique : n’est-elle pas le symptôme d’une anxiété plus profonde, d’un malaise existentiel qui traverse nos institutions culturelles ? Les mots se multiplient, les discours s’accumulent, comme pour combler un vide, pour masquer une béance fondamentale. La méthodologie apparaît alors comme un voile pudique jeté sur la fragilité ontologique de l’art, sur sa vulnérabilité économique, sur sa précarité institutionnelle. Car l’art, dans sa dimension la plus radicale, est précisément ce qui échappe à toute justification utilitaire, ce qui déborde les cadres rationnels de la production et de la consommation. Il est cette dépense somptueuse, ce luxe fondamental d’une société qui s’autorise à créer au-delà de toute nécessité immédiate. Mais comment maintenir cette gratuité essentielle dans un monde où tout doit désormais se justifier en termes de rentabilité, d’efficacité, d’utilité sociale mesurable ?

Il y a ainsi le désir d’intégrer l’art à la recherche académique, car cette discipline était auparavant enseignée dans des écoles spécifiques (Beaux-Arts) qui disparaissent progressivement au profit d’une intégration croissante dans le modèle universitaire, qu’on puisse le déplorer ou non selon la tradition de chaque pays. On parle de plus en plus de recherche artistique, ce qui suppose une méthodologie. Celle-ci est problématique dans le champ artistique parce qu’elle suppose une universalité de la genèse (c’est parce qu’une démarche, par exemple scientifique, suit dès l’origine une méthodologie rigoureuse que ses résultats sont partageables) alors que l’art est une universalité des résultats possibles. L’universalité en art est celle du goût au sens kantien qui reste toujours suspendue au possible, qui n’est jamais actualisée (et donc jamais virtuelle) dans une communauté réelle.

Cette tension entre deux régimes d’universalité, deux modalités de partage : voilà peut-être le nœud gordien que la méthodologie artistique tente désespérément de dénouer, ou plutôt de trancher. D’un côté, l’universalité scientifique, qui s’enracine dans la reproductibilité méthodique des protocoles et des démarches ; de l’autre, l’universalité esthétique, qui s’appuie sur une communauté toujours à venir, toujours imaginée, jamais pleinement réalisée. Le discours méthodologique en art oscille entre ces deux pôles, tantôt mimant les sciences dans leur rigueur procédurale, tantôt revendiquant la spécificité irréductible de l’expérience esthétique. Mais cette oscillation ne révèle-t-elle pas, en définitive, l’impossibilité même d’une résolution dialectique ? Car l’art, dans sa dimension la plus profonde, n’est-il pas précisément ce qui résiste à toute méthodisation exhaustive, ce qui maintient ouverte la béance entre intention et réception, entre processus et effet, entre genèse singulière et résonance universelle ?

Mais sans doute faut-il étendre cette problématisation de la méthodologie en art pour en faire un sujet à part entière. Est-ce un hasard si cette exigence croissante de méthode intervient précisément dans un monde dans lequel l’enseignement est de plus en plus contrôlé et rationalisé, dans lequel la question de la rentabilité prend une part de plus en plus importante, dans lequel la puissance de la bureaucratie comme moyen de contrôle sur les êtres humains ne cesse de croître ? En d’autres termes, la méthodologie est un outil de la rationalisation capitaliste, au-delà même du contenu de cette méthode, au-delà des subtilités que chacun pourra introduire dans la méthode qu’il propose (il faut remarquer que certains chercheurs développent des méthodologies des singularités, le problème c’est que s’il n’y a aucune généralité on peut abandonner le concept même de méthode qui n’est plus justifié). Je ne conteste pas la bonne foi des chercheurs de méthode en art, je pense simplement que le recours à la méthode dans son indétermination même (la méthode comme catégorie transcendantale) est surdéterminé par un champ matériel.

Cette inscription de la méthodologie artistique dans la trame serrée des dispositifs de pouvoir contemporains : voilà ce qui exige une analyse critique, une déconstruction systématique. Car la méthode n’est jamais neutre, jamais innocente, jamais purement épistémologique. Elle porte en elle les stigmates de son époque, les marques de l’idéologie dominante, les empreintes des rapports de force qui structurent notre monde social. La rationalisation méthodique de l’enseignement artistique participe d’une logique plus vaste de mise au pas des corps et des esprits, d’assujettissement de la création aux impératifs de l’économie néolibérale, de dissolution des singularités dans le flux homogène de la marchandise culturelle. Les termes mêmes qui envahissent aujourd’hui le discours sur l’art – projet, protocole, objectifs, évaluation, compétences, résultats – trahissent cette contamination progressive du vocabulaire managérial, cette colonisation insidieuse de l’imaginaire artistique par la rationalité instrumentale du capitalisme avancé.

Cette mutation profonde du langage n’est pas anodine : elle traduit une transformation des modes de subjectivation, une reconfiguration des manières d’être et de faire au sein des institutions artistiques. L’étudiant en art devient un “porteur de projet”, l’artiste un “entrepreneur de soi”, l’œuvre un “produit culturel”, la sensibilité une “compétence”. Cette novlangue bureaucratique ne se contente pas de décrire le monde : elle le façonne, elle le modèle, elle programme les corps et les consciences selon les exigences d’un système qui ne tolère aucune extériorité, aucune échappée, aucune dépense improductive. La méthode, dans ce contexte, apparaît comme un dispositif disciplinaire particulièrement efficace, d’autant plus redoutable qu’il se présente sous les atours séduisants de la rigueur intellectuelle, de l’objectivité scientifique, de la légitimité académique.

La méthode consiste à suivre un chemin selon un enchaînement temporel qui est reproductible. Il y a bien sûr en sciences de la sérendipité, du hasard et de l’inattendu, mais celles-ci n’interviennent qu’à la marge de la méthode, indispensables certes mais inanticipables. Et c’est sans doute pourquoi l’art enseigné est un art de la méthode : la méthode garantit l’enseignement dans sa possibilité même. Imaginez un professeur sans méthode et sans partage, dans un régime de pures singularités, délaissant donc l’autorité du discours (le sujet supposé savoir qu’il se donne à lui-même) : “Toi et toi et toi”. Comment pourrait-il alors évaluer et selon quels critères noterait-il les travaux des étudiants ? La méthode est en fin de compte le nom générique de l’autorité enseignante qui rejette loin d’elle la plasticité destructrice (l’impossibilité de dire à l’étudiant quelle forme il doit prendre). Je peux enseigner parce qu’il y a bien quelque part une connaissance universelle de l’art, si ce n’est réelle, tout du moins virtuelle, et qui est communicable dans son contenu même.

Cette dimension autoritaire de la méthodologie, cette fonction de légitimation du pouvoir enseignant : voilà ce qui reste souvent dans l’ombre des discours sur la pédagogie artistique. Car enseigner l’art, c’est se confronter à un paradoxe fondamental : comment transmettre ce qui, par essence, échappe à toute transmission standardisée ? Comment évaluer ce qui, dans sa singularité même, excède tout critère préétabli ? La méthodologie artistique apparaît alors comme une tentative désespérée de résoudre cette aporie, de réconcilier l’inconciliable, de normaliser l’anomalie. Elle permet à l’institution de maintenir l’illusion de sa maîtrise sur des processus qui lui échappent fondamentalement, de préserver les hiérarchies établies face à la menace de dissolution que représente toute création authentique.

Car la création, dans sa dimension la plus radicale, est précisément ce qui défait les formes instituées, ce qui bouleverse les classifications établies, ce qui déjoue les attentes normatives. Elle est cette puissance de métamorphose qui traverse les corps et les consciences, cette force de déterritorialisation qui ouvre des lignes de fuite au sein même des dispositifs les plus contraignants. C’est pourquoi l’art véritable est toujours, d’une certaine manière, une menace pour l’ordre institué, un risque pour la stabilité des hiérarchies pédagogiques, un danger pour la reproduction des rapports de pouvoir au sein de l’institution. La méthodologie apparaît alors comme une tentative de domestication de cette puissance subversive, de canalisation de cette énergie transformatrice, de mise en cage de cette liberté sauvage.

La méthode en art comme outil du capitalisme avancé est un outil de pouvoir et d’autorité. Il faut appliquer à ce désir de méthode une analyse foucaultienne et marxiste, c’est-à-dire en tout état de cause matérialiste. Trop souvent les théories méthodologiques en art restent discursives. Elles supposent une méthode pure coupée de la réalité politique et sociale d’un moment historique déterminé. La méthode n’est pas en dehors de l’histoire, elle est une histoire dont il faut déconstruire les effets autant que les histoires. Il faut articuler la méthode ainsi problématisée aux différents réseau de pouvoir : enseignement, demandes de subventions, publications, expositions, etc.

Cette inscription de la méthode dans la matérialité des rapports sociaux, dans le tissu dense des dispositifs institutionnels : voilà ce qui exige une analytique du pouvoir méthodologique, une généalogie critique des discours et des pratiques qui structurent aujourd’hui l’enseignement artistique. Car la méthode n’est jamais un simple outil technique, un innocent dispositif pédagogique : elle est un champ de bataille où s’affrontent des conceptions antagonistes de l’art, de la création, de la transmission, de la valeur. Elle est ce lieu stratégique où se nouent et se dénouent les relations complexes entre savoir et pouvoir, entre création et institution, entre singularité et norme.

L’analyse matérialiste de la méthodologie artistique nous invite ainsi à déplacer le regard, à passer du contenu explicite des discours méthodologiques à leurs conditions matérielles de production et de circulation, à leurs effets concrets sur les corps et les consciences, à leur inscription dans l’économie politique de la culture contemporaine. Elle nous incite à suivre les flux de capital et de pouvoir qui traversent les institutions artistiques, à cartographier les réseaux d’influence qui déterminent les critères de légitimité académique, à déchiffrer les dispositifs qui alignent progressivement l’enseignement artistique sur les impératifs de l’économie néolibérale.

Cette perspective critique ne signifie pas pour autant un rejet en bloc de toute méthodologie, un abandon pur et simple de toute exigence de rigueur dans l’enseignement artistique. Elle implique plutôt une vigilance constante à l’égard des discours méthodologiques, une attention soutenue à leurs effets de pouvoir, une résistance active à leur tendance normalisatrice. Elle suggère la possibilité d’une contre-méthodologie, d’une méthodologie mineure, d’une méthodologie nomade qui ne viserait pas l’homogénéisation des pratiques mais l’intensification des singularités, qui ne chercherait pas à discipliner les corps mais à potentialiser leurs capacités d’agir, qui ne prétendrait pas à une maîtrise totale du processus créatif mais cultiverait au contraire ses zones d’ombre, ses marges d’incertitude, ses espaces d’indétermination.

Une telle contre-méthodologie s’apparenterait davantage à une écologie de la création qu’à une technologie pédagogique : elle viserait à créer les conditions favorables à l’émergence de formes nouvelles, à l’éclosion de subjectivités inédites, à l’invention de modes d’existence alternatifs. Elle s’attacherait moins à transmettre un savoir constitué qu’à catalyser des devenirs imprévisibles, moins à reproduire des compétences standardisées qu’à libérer des puissances de création singulières. Elle s’efforcerait de maintenir ouverte cette zone d’indiscernabilité entre ordre et chaos, entre forme et informe, entre structure et événement où l’art véritable prend sa source.

Cette perspective écologique sur la méthodologie artistique nous permettrait peut-être de résister plus efficacement aux logiques de rationalisation capitaliste qui menacent aujourd’hui l’enseignement de l’art, sans pour autant renoncer à toute exigence de pensée, à toute rigueur conceptuelle, à toute articulation théorique. Elle nous inviterait à développer des pratiques pédagogiques qui ne seraient ni purement normatives ni simplement expressives, mais expérimentales au sens fort : des dispositifs qui créeraient les conditions de possibilité d’une expérience esthétique authentique, d’une rencontre transformatrice avec la matière, avec les formes, avec les forces.

Une autre question, laissée ici en suspens, est que ce matérialisme est lui-même historiquement placé et qu’il faut également le déconstruire, du dedans.

Cette autoréflexivité critique, cette mise en abîme de la critique matérialiste elle-même : voilà peut-être l’ultime exigence d’une pensée véritablement dialectique de la méthodologie artistique. Car le matérialisme n’est pas un point de vue absolu, un regard surplombant qui échapperait miraculeusement aux déterminations historiques qu’il prétend dévoiler chez les autres. Il est lui-même un produit de l’histoire, une construction située, un dispositif théorique qui porte les marques de son époque et de sa position dans le champ social. Reconnaître cette inscription historique du matérialisme, cette relative contingence de ses catégories et de ses concepts, ne signifie pas pour autant sombrer dans un relativisme nihiliste qui renoncerait à toute prétention critique. C’est au contraire la condition même d’une critique véritablement radicale, qui ne se contente pas de démasquer les illusions des autres mais accepte de mettre en question ses propres présupposés, de déconstruire ses propres fondements, de problématiser ses propres conditions de possibilité.

Cette déconstruction du matérialisme du dedans nous invite à une forme de nomadisme théorique, à une mobilité conceptuelle qui refuse de s’installer définitivement dans un système clos, dans une doctrine achevée, dans une orthodoxie figée. Elle nous incite à maintenir la pensée critique en état de métamorphose permanente, à la confronter sans cesse à de nouvelles expériences, à de nouveaux problèmes, à de nouveaux défis. Cette plasticité théorique n’est pas un caprice postmoderne, une concession à la mode intellectuelle du jour : elle est la condition même d’une pensée vivante, d’une pensée à la hauteur de son temps, d’une pensée capable de saisir les mutations profondes qui affectent aujourd’hui le champ artistique comme l’ensemble du monde social.

Ainsi, la question de la méthodologie en art nous conduit-elle, en dernière instance, à une réflexion plus large sur les conditions de possibilité d’une pensée critique à l’ère du capitalisme cognitif, sur les formes que peut prendre aujourd’hui une résistance théorique et pratique aux logiques de marchandisation et de normalisation qui menacent l’enseignement artistique comme l’ensemble des pratiques culturelles. Comment penser contre son temps tout en étant de son temps ? Comment développer une critique radicale des dispositifs méthodologiques sans succomber à la tentation romantique d’un retour à une prétendue immédiateté de l’expérience esthétique ? Comment articuler la rigueur analytique du matérialisme critique avec l’ouverture expérimentale indispensable à toute pratique artistique authentique ?

Ces questions, laissées ici délibérément ouvertes, dessinent peut-être les contours d’une tâche à venir pour la pensée et la pratique artistiques contemporaines : inventer de nouvelles formes de résistance à la normalisation méthodologique sans renoncer pour autant à l’exigence d’une pensée rigoureuse, d’une pratique réflexive, d’une transmission possible de l’expérience esthétique. Tâche paradoxale, difficile, peut-être même impossible, mais n’est-ce pas précisément dans cette impossibilité même que l’art trouve sa nécessité la plus profonde, sa raison d’être la plus essentielle ?