Disréalisme : contagion mimétique et antagonisme généralisé / Disrealism: mimetic contagion and generalized antagonism

work@home (2021)

Dans l’élaboration du concept de disréalisme qui fait suite à la disnovation (2011) et au discontemporain (2018), des critiques ont émergé devant son caractère non spécifique. On m’a alors proposé de le reformuler comme « réalisme algorithmique » pour en saisir la singularité par l’intermédiaire du médium et son mode de fonctionnement.

Si la notion d’algorithmique me semble en même temps trop spécifique et trop vague, je crois qu’il y a au moins trois raisons qui permettent de préférer le type de généralité induite par le disréalisme. D’une part, associer un mot après la notion de réalisme pourrait faire croire que le réalisme préexiste et varie par ce qui suit, entrainant une forme de relativisme ontologique. D’autre part, l’objectif du concept de disréalisme n’est pas, à mes yeux, de définir seulement le type de réalisme qui émerge des réseaux de neurones artificiels, en se fondant seulement sur la question technique, mais d’intégrer celui-ci dans un cadre plus large touchant au réalisme et aux évolutions du statut de la vérité, par exemple l’augmentation des « fausses nouvelles » en circulation. Le disréalisme regroupe donc plusieurs phénomènes liés historiquement. Enfin, la détermination seulement technique de ce réalisme aurait comme insuffisance d’occulter que le réalisme ne se produit qu’en mettant en relation une technique et des humains. Les réseaux de neurones ne sont pas des machines à produire du réalisme, elles ne sont pas autonomes. Tout comme nous ne sommes pas autonomes pour produire le réalisme, nous avons besoin de supports techniques. Le dis du disréalisme évoque cette faille anthropotechnologique.

C’est là un point d’importance : les études médiatiques ont eu souvent tendance à ne saisir les médias que comme séparés du reste du monde, comme un monde à part et par là même à induire une causalité univoque (les médias se chargeant de modifier nos conceptions du monde). Or il existe des récursivités (les médias nous affectent et nous affectons les médias) rendant indispensable la contextualisation des médias pouvant prendre la forme d’une cosmotechnique (Y. Hui).

Le disréalisme désigne donc le contexte général du réalisme contemporain dont les productions mimétiques des réseaux de neurones sont un des symptômes, nous permettant de décrypter avec une plus grande acuité la situation. On pourrait alors créer plusieurs branches dans le disréalisme, et l’une d’entre elles pourrait être, par exemple, le réalisme auto-statistique. Mais il reste d’une grande importance de replacer celui-ci dans le contexte du disréalisme permettant d’en comprendre l’impact.

J’aimerais essayer, d’une manière certes peu académique, d’approcher ce disréalisme en me référant à la théorie du mimétisme (R. Girard) et en proposant un rapide déplacement.

Il existe une contagion mimétique dont une des formes est le mimétisme du désir dans le consumérisme. Or, on peut proposer que ce mimétisme et cette contagion, que F. Lordon avait problématisé dans Capitalisme et servitude (2010), ne concernent plus seulement les désirs, mais sont automatisés par les réseaux de neurones artificiels. Ceux-ci sont en effet capables de produire des images mimétiques qui ont un air de ressemblance avec ce que nous connaissons et de mettre en circulation des médias de médias, des textes de textes, des images d’images.

Après l’accumulation hypermnésique du quart de siècle passé, le nombre de données augmente de façon abyssale parce que chacune d’entre elles peut permettre d’en produire une quantité illimitée. Je crois que nous n’avons pas assez accordé d’attention à ce moment fondamental historiquement de l’automatisation de la représentation mimétique et de ses conséquences sur notre ontologie.

Si la production des images est la seule manière de voir (ou tout du moins de se faire une idée) ce qu’une autre personne voit et est donc un laboratoire ou un incubateur ontologique (P. Descola, 2021), alors les transformations dans les modalités de production ont de profondes conséquences.

J’aimerais proposer que la contagion mimétique qui est maintenant celle des désirs et des images entraine un antagonisme généralisé prenant deux formes différentes, mais en relation : la conflictualité dans les échanges sociaux et l’antagonisme fonctionnel des réseaux génératifs qui ont précisément d’importantes capacités à produire des images.

Il n’est pas la peine d’insister sur le fait que le premier antagonisme doit beaucoup aux réseaux sociaux et à leur effet d’amplification, mais dans le contexte théorique où nous sommes, nous pouvons ajouter que ces réseaux ont la caractéristique d’être récursifs et épidémiques. Les médias s’y répandent à la manière d’un virus qui a pour effet un antagonisme généralisé ou une « guerre des esprits ».

Le second antagonisme crée une faille ou une doublure dans un logiciel constitué d’un générateur et d’un vérificateur. Cette faille va entrainer un effet d’entrainement et de surenchère entre ces deux éléments. Cet emballement automatisé qui est à somme zéro n’est pas sans rappeler le fonctionnement de la surenchère conflictuelle sur les réseaux sociaux. C’est sans doute la raison pour laquelle on parle de radicalisation pour à peu près tout et n’importe quoi, non parce qu’on vise quelque objet particulier, mais parce que, sans le problématiser comme tel, on perçoit bien qu’il s’agit d’un processus quasi mécanique.

Le disréalisme désigne donc une faille dans le réalisme qui est celle d’une contagion mimétique. Mimétisme du désir dont les objets de consommation sont les supports privilégiés et qui évolue aujourd’hui vers la représentation même des subjectivités (les influenceu.r.ses). Cette contagion prend des proportions importantes puisque cette autoreprésentation de soi sur le Web est l’une des principales sources de son trafic et de sa consomnation énergétique. Mimétisme des images et de l’ensemble des médias ensuite où nous voyons apparaitre des données d’un type nouveau ressemblant à quelque chose que nous pouvons reconnaitre et dont la crédibilité n’est pas le signe d’une référence à une empreinte réelle comme dans le cas du photoréalisme, mais d’une synthèse d’un ensemble de données (un dataset).

Cette double contagion en hélice entraine un antagonisme qui se généralise entre les êtres humains et au cœur même des machines selon des formes et des logiques différentes, mais dont la synchronicité est d’une extrême importance dans la mesure où ses effets de causalité sont réciproques, en accélération et épidémiques.

work@home (2021)

In the elaboration of the concept of disrealism that follows disnovation (2011) and discontemporary (2018), criticisms have emerged in front of its non-specific character. It was then proposed to me to reformulate it as “algorithmic realism” to grasp its singularity through the medium and its mode of operation.

If the notion of algorithmic seems to me at the same time too specific and too vague, I believe that there are at least two reasons which allow to prefer the type of generality induced by disrealism. On the one hand, associating a word after the notion of realism could make one believe that realism pre-exists and varies by what follows, leading to a form of ontological relativism. On the other hand, the objective of the concept of disrealism is not, in my opinion, to define only the type of realism that emerges from artificial neural networks, but to integrate it into a larger framework concerning realism in general and the evolutions of the status of truth, for example the increase of “fake news” in circulation.

This is an important point: media studies have too often tended to see the media as separate from the rest of the world, as a world apart, and thus to induce a univocal causality (the media are responsible for changing our conceptions of the world). But there are recursivities (the media affect us and we affect the media) making indispensable the contextualization of the media that can take the form of a cosmotechnic (Y. Hui).

The disrealism thus designates a general context of the contemporary realism of which the mimetic productions of the neural networks are one of the symptoms, allowing us to decipher with a greater acuity the situation. One could then create several branches within disrealism, and one of them could be, for example, statistico-automatic realism. But it remains of great importance to place this one in the context of disrealism in order to understand its impact.

I would like to try, in a not very academic way, to approach this disrealism by referring to the theory of the mimicry (R. Girard) by proposing a fast rapprochement and displacement. There is a mimetic contagion of which one of the forms is the mimicry of desire in consumerism. Now, we can propose that this mimetism and this contagion, which F. Lordon had problematized in Capitalism and Servitude, no longer only concern desires, but are automated by artificial neural networks. These are indeed capable of producing mimetic images that have an air of resemblance with what we know and of putting into circulation media of media, texts of texts, images of images.

After the hypermnesic accumulation of the last quarter century, the amount of data is increasing abysmally because each of them can produce an unlimited amount. I believe that we have not paid enough attention to this historically fundamental moment of the automation of mimetic representation and its consequences on our ontology.

If the production of images is the only way to see (or at least get a sense of) what another person sees and is thus an ontological laboratory or incubator (P. Descola, 2021), then transformations in the modalities of production have profound consequences.

I would like to propose that the mimetic contagion that is at the same time that of desires and images leads to a generalized antagonism taking two different but related forms: the conflictuality in social exchanges and the antagonistic generative networks that have precisely important capacities to produce images.

There is no need to insist on the fact that the first antagonism owes much to social networks and their amplification effect, but in the theoretical context where we are, we can add that these networks have the characteristic of being recursive and epidemic. The media spreads like a virus, which has the effect of a generalized antagonism or a “war of minds”.

The second antagonism creates a flaw or duplicate in a software program consisting of a generator and a verifier. This loophole will lead to an effect of entrainment and one-upmanship between these two elements. This automated zero-sum runaway is reminiscent of the way conflictual bidding works on social networks. This is undoubtedly the reason why we speak of radicalization for just about everything and anything, not because we are aiming at any particular object, but because, without problematizing it as such, we clearly perceive that it is a quasi-mechanical process.
The disrealism thus designates a fault in the realism which is that of a mimetic contagion. Mimetism of the desire of which the objects of consumption are the privileged supports and which evolves today towards the representation even of the subjectivities (the influenceu.r.ses). This contagion takes important proportions since this self-representation of oneself on the Web is one of the main sources of its traffic. Mimicry of images and of the whole of the media where we see appearing data of a new type resembling something that we can recognize and whose credibility is not the sign of a reference to a real footprint as in the case of photorealism, but of a synthesis of a set of data (a dataset).

This double helix contagion leads to an antagonism that is generalized between human beings and at the very heart of machines according to different forms and logics, but whose synchronicity is of extreme importance insofar as its causal effects are reciprocal, accelerating and epidemic.