Disnovation

“Dans le cynisme de l’innovation se cache assurément le désespoir qu’il n’arrive plus rien.”
Lyotard, J.-F. (1988). L’inhumain. Galilée, p.118

La crise ne cesse de recommencer. Elle cesse, reprend et cesse encore, pour reprendre une nouvelle fois, expiration et inspiration alternée, soulagement prise dans la crainte. Dans une société dont les effets de mise en scène de la crise produisent des conséquences critiques, certains cherchent à justifier les financements perçus par la création artistique en en démontrant l’utilité démocratique. Une dialectique entre l’art pour l’art et l’art pour autre chose (l’art utile donc) se met en place :

“Aesthetic production today has become integrated into commodity production generally: the frantic economic urgency of producing fresh waves of ever more novel-seeming goods (from clothing to airplanes), at ever greater rates of turnover, now assigns an increasingly essential structural function and position to aesthetic innovation and experimentation.” (Jameson, Postmodernism, or, The Cultural Logic of Late Capitalism, Durham, NC: Duke University Press, 1991, p. 4–5.)

L’un des ressorts classiques de cette tentative de justification est l’innovation : l’art serait une source d’innovation et de créativité sociale. Sans cette ressource, le développement de nos sociétés s’arrêterait. Une équivalence civilisationnelle se met alors en place entre les arts, les sciences et les techniques, les trois formant un torrent irriguant l’esprit de notre temps grâce à la croissance.

Il y a bien sûr tout lieu de penser de façon critique que le discours de l’innovation n’est pas sans rapport avec l’exigence de développement effréné propre au capitalisme contemporain qui exténue la terre et les affects. Innover c’est produire du nouveau, coûte que coûte, c’est ne jamais s’arrêter, mais c’est surtout produire de plus en plus de nouveau, par des productions matérielles et des discours, c’est-à-dire que c’est le différentiel qui permet d’évaluer la nouveauté elle-même. L’innovation apparaît alors comme une valeur commune entre le monde de l’art et le monde de l’entreprise. Cette fuite en avant est celle de la modernité avide de nouveautés en tout genre et dont l’obsolescence programmée n’a eu de cesse d’organiser les corps désirant selon une logique de remplacement permanent, puisque ce qu’on me fait désirer, je devrais l’abandonner dans quelques temps. Deuil vite oublié par le remplacement d’un autre objet. Il est nécessaire de déconstruire les ressorts idéologiques de cette innovation, mais cette fuite ne se réduit pas au libéralisme. Baudelaire ne faisait-il pas lui aussi préférence au goût du nouveau ?

« Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau. » (Les Fleurs du mal)

Sans doute faudrait-il alors distinguer deux temporalités de la novation. La première appartient au futur comme temps prévisible et soumis au calcul. La seconde à l’avenir comme inanticipable et monstruosité faisant trembler la valeur des signes, c’est-à-dire les conditions mêmes de l’échange. La modernité artistique s’est constituée dans l’entrelacs entre cette novation du futur et celle de l’avenir qui s’est ouvert grâce au désir d’émancipation. Il y avait alors un lien entre l’accroissement de la production industrielle et la révélation artistique de nouvelles potentialités jusqu’alors impensables.

Cette articulation entre le futur et l’avenir permet de comprendre l’un des raisons essentielles pour laquelle l’art dit « numérique », dont la terminologie elle-même est héritière de cette structure, garde un arrière-goût de modernisme alors même que cette période semble derrière nous. L’art « numérique » s’est souvent justifié par cette innovation, ce qui a donné lieu à des discours d’apparence naïve qui tentaient de donner le change, c’est-à-dire de fournir le discours attendu pour rendre des comptes à des institutions administratives accordant en retour des subventions. Personne bien sûr n’a été dupe de ces discours, mais au fil du temps l’innovation est devenue une habitude de l’art « numérique », tant et si bien qu’elle a fini par s’intégrer totalement à son développement. C’est aussi la raison pour laquelle on retrouve dans les appels de dossier, une conception instrumentale et anthropologique sous-jacente de la technique.

Dans le recours fréquent à l’innovation, il y a également la soumission de l’art au mot d’ordre de la rentabilité et de l’utilité sociales : l’oeuvre devient un commentaire de l’innovation, elle doit l’exemplifier, en être la démo. Par une telle soumission, on gagne peut-être en moyens économiques, mais on perd le vacillement qui est le coeur même de l’oeuvre. Par rapport à l’économie classique de l’art (le marché), ce mot d’ordre se place en amont de la production, pas en aval, et a ainsi des conséquences plus profondes. Il rend ringard des techniques qui forment pourtant notre temps, parce qu’il se soutient d’un discours de l’obsolescence. Certaines techniques sont alors à la mode artistique : processing, arduino, pure data, qui résonnent comme autant de mots magiques.

S’il ne faut pas soustraire toute idée de nouveauté à l’art, puisqu’on voit souvent dans l’art prétendument « numérique » des oeuvres répétant ce qui s’est fait des années plus tôt dans la plus parfaite ignorance, on peut distinguer deux formes de novation : l’innovation correspond à un mode de production qui accélère l’apparition et la disparition des objets en soumettant les affects à un certain rythme. Le propre de l’innovation, c’est qu’il n’y a aucun tournant technique, aucun moment déterminant, ce qui compte c’est le rythme du changement et c’est ce flux auquel il faut s’adapter plutôt qu’à tel ou tel objet particulier. Le mouvement n’a d’autre fin que la soumission du désir. La seconde novation pourrait être appelée la disnovation.  Il faut y entendre quelque chose de nouveau qui est anormal, désajusté, inanticipable. La disnovation met en jeu la distinction même entre le nouveau et l’ancien : il y a une réserve d’avenir dans le passé. C’est ainsi que les technologies passées peuvent ne pas passer, qu’on peut ranimer des objets obsolètes et les zombifier. Par cette distinction conceptuelle, on redonne aux discours sur l’art la capacité de s’engager dans le nouveau sans pour autant s’adapter à l’instrumentalité sociale : la disnovation ne vient pas s’adapter à ce qui existe, mais est un flux discontinu qui vient interrompre et troubler ce qui préexiste jusqu’à ses conditions même de possibilité qui sont l’utilité elle-même.

Un tel trouble ne reconduit pas le discours, lui aussi moderniste, de l’anomalie interrompant le système de valeurs. Nous savons combien le capitalisme contemporain est apte à intégrer ce qui lui résiste, combien le singulier devient une marchandise, la résistance devenant alors un concept décrivant la conduction électrique. C’est sans doute pourquoi, le capitalisme valorise la relation entre hacking et art ainsi que l’art incidentel tel que le glitch, qui sont une résistance qui reconduit le flux intégral. Peut-être faut-il alors voir la disnovation, non du point de vue des influences du numérique sur la culture, mais de la culture sur le numérique. Pour le dire autrement : la dislocation va du présent vers futur, non du futur vers le présent.

“In the cynicism of innovation is surely hidden the despair that nothing more will happen.”
Lyotard, J.-F. (1988). The inhuman. Galileo, p.118

The crisis does not cease to start again. It ceases, resumes and ceases again, to resume once more, expiration and inspiration alternated, relief taken in the fear. In a society whose effects of staging of the crisis produce critical consequences, some seek to justify the financing perceived by the artistic creation by demonstrating its democratic utility. A dialectic between the art for the art and the art for another thing (the useful art therefore) puts itself in place:

“Aesthetic production today has become integrated into commodity production generally: the frank economic urgency of producing fresh waves of ever more novel-seeming goods (from clothing to airplanes), at ever greater rates of turnover, now assigns an increasingly essential structural function and position to aesthetic innovation and experimentation.” (Jameson, Postmodernism, or, The Cultural Logic of Late Capitalism, Durham, NC: Duke University Press, 1991, pp. 4-5.)

One of the classic springs of this attempt at justification is innovation: art would be a source of innovation and social creativity. Without this resource, the development of our societies would stop. A civilizational equivalence is then set up between arts, sciences and techniques, the three forming a torrent irrigating the spirit of our time thanks to the growth.

There is of course every reason to think critically that the discourse of innovation is not unrelated to the requirement of unbridled development proper to contemporary capitalism, which extinguishes the earth and affects. To innovate is to produce something new, whatever the cost, it is to never stop, but it is above all to produce more and more of the new, through material productions and discourses, that is to say that it is the differential that allows us to evaluate the novelty itself. Innovation then appears as a common value between the art world and the business world. This headlong rush is that of modernity, greedy for novelties of all kinds, and whose programmed obsolescence has never ceased to organize the desiring bodies according to a logic of permanent replacement, since what I am made to desire, I should abandon in a few times. Mourning quickly forgotten by the replacement of another object. It is necessary to deconstruct the ideological springs of this innovation, but this escape is not reduced to liberalism. Didn’t Baudelaire also prefer the taste of the new?

“To the bottom of the Unknown to find the new. (Les Fleurs du mal)

It would be necessary to distinguish two temporalities of the innovation. The first belongs to the future as a predictable time subject to calculation. The second to the future as inanticipable and monstrosity making tremble the value of the signs, that is to say the very conditions of the exchange. The artistic modernity was constituted in the intertwining between this novation of the future and the one of the future which opened thanks to the desire of emancipation. There was then a link between the increase of the industrial production and the artistic revelation of new potentialities until then unthinkable.

This articulation between the future and the future allows to understand one of the essential reasons for which the art known as “numerical”, whose terminology itself is heiress of this structure, keeps an aftertaste of modernism whereas this period seems behind us. The “digital” art often justified itself by this innovation, which gave place to speeches of naive appearance which tried to give the change, that is to say to provide the expected speech to return accounts to administrative institutions granting in return subsidies. Of course, no one was fooled by these speeches, but over time innovation became a habit of “digital” art, so much so that it ended up being totally integrated into its development. This is also the reason why we find in the calls for proposals an underlying instrumental and anthropological conception of technology.

In the frequent recourse to the innovation, there is also the submission of the art to the watchword of the profitability and the social utility: the work becomes a commentary of the innovation, it must exemplify it, be the demo of it. By such a submission, one gains perhaps in economic means, but one loses the vacillation which is the heart of the work. Compared to the classic economy of art (the market), this watchword is placed upstream of the production, not downstream, and thus has more profound consequences. It makes old-fashioned the techniques which however form our time, because it is supported by a discourse of the obsolescence. Some techniques are then in artistic fashion: processing, arduino, pure data, which sound like so many magic words.

If one should not remove all idea of novelty from art, since one often sees in the so-called “digital” art works repeating what was done years earlier in the most perfect ignorance, one can distinguish two forms of innovation: the innovation corresponds to a mode of production which accelerates the appearance and the disappearance of the objects by submitting the affects to a certain rhythm. The characteristic of innovation is that there is no technical turning point, no determining moment, what counts is the rhythm of change and it is this flow to which one must adapt rather than to this or that particular object. The movement has no other end than the submission of desire. The second novation could be called disnovation. It is necessary to hear there something new which is abnormal, disadjusted, inanticipable. Disnovation brings into play the very distinction between the new and the old: there is a reserve of future in the past. This is how past technologies can fail to pass, how obsolete objects can be revived and zombified. By this conceptual distinction, one restores to the discourses on the art the capacity to engage in the new without adapting itself to the social instrumentality: the disnovation does not come to adapt itself to what exists, but is a discontinuous flow that comes to interrupt and to disturb what pre-exists until its very conditions of possibility that are the utility itself.

Such a disorder does not reconcile the discourse, also modernist, of the anomaly interrupting the system of values. We know how much contemporary capitalism is able to integrate what resists it, how much the singular becomes a commodity, the resistance becoming then a concept describing the electric conduction. This is undoubtedly why, capitalism values the relation between hacking and art as well as the incidental art such as the glitch, which are a resistance which reconducts the integral flow. Perhaps we should then see disnovation, not from the point of view of the influences of the digital on culture, but of culture on the digital. To put it differently: the dislocation goes from the present to the future, not from the future to the present.