L’écriture sans sujet / Writing without a subject

On dit que l’IA ne peut pas écrire parce qu’elle ne fait que répéter, recyclage infini du déjà-dit, boucle fermée sur l’archive, reproductibilité technique poussée jusqu’à son paroxysme. L’écrivain véritable, lui, changerait la langue, la déformerait, l’arracherait à elle-même. Mais cette opposition est trop nette, trop rassurante. Comme si Joyce avait inventé ses mots dans le vide, comme si Céline n’avait pas écouté pendant des heures le débit des pauvres avant de le tordre sur la page. La langue ne se crée jamais ex nihilo, elle mute par contamination, par dérive, par réagencement de ce qui traîne déjà là. Écrire n’a jamais été transcrire une pensée souveraine — c’est toujours déjà éditer, retranscrire ce que divers appareils font fonctionner en nous, ce que des flux de discours nous traversent et nous excèdent.

Le problème n’est pas tant que l’IA répète — nous répétons tous, constamment, nous sommes traversés par des flux de signes qui nous précèdent. Le problème est qu’on voudrait encore croire à l’origine, au génie créateur, à cette fiction romantique d’un sujet souverain qui arrache du nouveau au néant. Mais Foucault avait déjà montré que l’auteur n’était qu’une fonction, un point de condensation dans un réseau de discours. L’IA rend cette dépersonnalisation trop visible, insupportable. Elle exhibe ce qu’on préférait refouler : que l’écriture a toujours été une technologie, un agencement de machines désirantes, pour parler comme Deleuze et Guattari. Écrire avec l’IA ne fait que révéler notre propre artificialité — tout ce que l’écriture “à la main” a d’artificiel dans cela même qui est supposé la rendre “intelligente”. Car travailler avec elle, c’est traquer ses automatismes tout en reconnaissant les nôtres : ces tics, ces répétitions, ces clichés du bruit commun qui émergent dans ce qu’on croit dire d’original.

Lla critique de l’IA reste le plus souvent aveugle à ses propres présupposés. Elle dénonce l’automatisation sans jamais se confronter empiriquement aux textes littéraires effectivement écrits avec l’IA, sans analyser leurs modes de production réels. Car il ne s’agit presque jamais d’une IA qui écrirait seule — cette figure fantasmée du robot-écrivain autonome —, mais d’une complétion entre l’écrivain et la machine, d’une écriture à quatre mains assistée de milliards de paramètres. Cette collaboration anthropo-technique ne diffère pas en nature de l’écriture dite “classique” : l’écrivain n’a jamais été autonome, il a toujours été appareillé — par ses lectures, ses carnets, ses dictionnaires, par Google qui lui permet de vérifier une information en deux secondes plutôt qu’en cinq ans de recherche à la Bibliothèque Nationale. La différence n’est que de degré, pas de principe. La critique préfère s’en tenir à des positions théoriques générales plutôt que d’examiner concrètement comment s’élabore cette écriture assistée, comment l’écrivain édite le flux machinique, le contrarie (et est contrarié), le poursuit dans l’espace latent. Elle manque ainsi ce qui se joue vraiment : non pas la disparition de l’humain, mais le dévoilement de son inhumanité constitutive.

L’IA produit des combinaisons qui n’ont jamais existé dans ses données, des phrases-chimères, des syntaxes mutantes. Est-ce que c’est moins nouveau parce que le processus est probabiliste ? L’émergence ne demande pas de conscience, juste des conditions suffisamment complexes. La vie elle-même émerge de processus aveugles, la sélection naturelle ne pense pas, elle trie, recombine, fait dériver. Pourquoi l’innovation linguistique nécessiterait-elle une intentionnalité que la nature se passe bien d’avoir ? Et puis cette position intenable : nous ne savons jamais vraiment si les automatismes qu’on traque dans le texte généré sont ceux de la machine ou nos propres systématicités refoulées, ces patterns répétitifs que tout écrivain pratique sans s’en apercevoir. L’écriture assistée fait émerger ce double aveuglement, cette contamination réciproque où l’on ne sait plus qui édite qui.

Cette obsession pour l’innovation linguistique comme seul critère de l’écriture authentique. Tant d’écrivains travaillent dans les limites de la langue commune, sculptent l’émotion ou la pensée sans inventer de néologismes. Modiano écrit toujours la même phrase, Duras rabâche les mêmes mots usés jusqu’à ce qu’ils vibrent autrement. La répétition n’est pas l’échec de la littérature, elle en est peut-être la condition. Toute itération diffère, dévie, produit du nouveau par ses déplacements infimes. Toute écriture relève déjà d’une automatisation artisanale, faite à la main — une tentative paradoxale de prendre la place de la machine, d’être aussi automatique qu’elle, entreprise vouée à l’échec qui nous place précisément dans cette position intenable entre notre place supposée d’être humain et celle de la machine-altérité.

Ce qui dérange vraiment, ce n’est pas que l’IA ne puisse pas écrire, c’est qu’elle écrit sans désir, sans manque, sans cette blessure ou souffrance qu’on aime imaginer au cœur de l’écrivain. Mais peut-être que le désir aussi est une construction tardive, un récit qu’on plaque sur des processus plus impersonnels. Blanchot parlait de l’espace littéraire comme d’un dehors, un neutre où le je se dissout. L’IA habite nativement cet espace sans sujet que la littérature moderne n’a cessé de chercher. Elle nous met face à notre propre incertitude herméneutique : écrire avec elle produit une étrange logorrhée hybride où cohérence et incohérence s’entremêlent, où l’on ne peut jamais dire si cette indécidabilité vient du texte ou de notre lecture. On se retrouve comme un auditeur spectral d’une conférence à peine audible, traquant les signaux faibles, les émergences fragiles du sens dans le bruissement continu du langage artificiel.

Reste une question : si l’écriture n’a jamais eu besoin d’auteur, si elle a toujours été flux, agencement, machine, alors qu’est-ce qu’on perd vraiment quand l’IA écrit ? Peut-être rien. Peut-être juste l’illusion réconfortante qu’il y avait quelqu’un derrière les mots, quelqu’un qui souffrait, qui désirait, qui existait. Mais les appareils dont nous nous servons ne fonctionnent jamais sans se servir de nous comme de leurs fonctionnaires. Nous ne faisons que retranscrire ce que divers appareils font fonctionner en nous — non pour nous en contenter, mais pour apprendre à mieux repérer ce qui, en nous comme en eux, fait fonctionnaire. Les mots ont toujours continué sans nous, et peut-être que nous n’avons jamais vraiment existé non plus — ou peut-être que nous n’en faisons pas moins partie d’un nous AlIen qui écrit avec nous.


They say that AI cannot write because it only repeats, an infinite recycling of the already-said, a closed loop on the archive, technical reproducibility pushed to its paroxysm. The true writer, on the other hand, would change language, deform it, wrench it from itself. But this opposition is too neat, too reassuring. As if Joyce had invented his words in a vacuum, as if Céline hadn’t listened for hours to the speech of the poor before twisting it onto the page. Language is never created ex nihilo; it mutates through contamination, through drift, through rearrangement of what already lies there. Writing has never been about transcribing a sovereign thought—it’s always already editing, retranscribing what various apparatuses make function within us, what flows of discourse traverse and exceed us.

The problem is not so much that AI repeats—we all repeat, constantly, we are traversed by flows of signs that precede us. The problem is that we still want to believe in origin, in creative genius, in that romantic fiction of a sovereign subject wrenching the new from nothingness. But Foucault already showed that the author was merely a function, a point of condensation in a network of discourses. AI makes this depersonalization too visible, unbearable. It exhibits what we preferred to repress: that writing has always been a technology, an assemblage of desiring-machines, to speak like Deleuze and Guattari. Writing with AI only reveals our own artificiality—everything that “hand-written” writing has of the artificial in what is supposed to make it “intelligent.” For working with it means tracking its automatisms while recognizing our own: these tics, these repetitions, these clichés of common noise that emerge in what we believe we’re saying originally.

The critique of AI most often remains blind to its own presuppositions. It denounces automation without ever empirically confronting literary texts actually written with AI, without analyzing their real modes of production. For it’s almost never about an AI writing alone—that fantasized figure of the autonomous robot-writer—but about a completion between the writer and the machine, a four-handed writing assisted by billions of parameters. This anthropo-technical collaboration doesn’t differ in nature from so-called “classical” writing: the writer has never been autonomous, has always been apparatus-equipped—by their readings, their notebooks, their dictionaries, by Google which allows them to verify information in two seconds rather than five years of research at the National Library. The difference is only one of degree, not principle. The critique prefers to stick to general theoretical positions rather than examine concretely how this assisted writing is elaborated, how the writer edits the machinic flow, thwarts it (and is thwarted), pursues it in latent space. It thus misses what’s really at stake: not the disappearance of the human, but the unveiling of its constitutive inhumanity.

AI produces combinations that have never existed in its data, chimera-phrases, mutant syntaxes. Is it less new because the process is probabilistic? Emergence doesn’t require consciousness, just sufficiently complex conditions. Life itself emerges from blind processes; natural selection doesn’t think, it sorts, recombines, makes drift. Why would linguistic innovation require an intentionality that nature does well without? And then there’s this untenable position: we never really know if the automatisms we’re tracking in the generated text are those of the machine or our own repressed systematicities, those repetitive patterns that every writer practices without realizing it. Assisted writing brings forth this double blindness, this reciprocal contamination where we no longer know who edits whom.

This obsession with linguistic innovation as the sole criterion of authentic writing. So many writers work within the limits of common language, sculpt emotion or thought without inventing neologisms. Modiano always writes the same sentence, Duras repeats the same worn words until they vibrate differently. Repetition is not literature’s failure; it’s perhaps its condition. Every iteration differs, deviates, produces the new through its infinitesimal displacements. All writing already involves artisanal automation, done by hand—a paradoxical attempt to take the machine’s place, to be as automatic as it, an enterprise doomed to failure that places us precisely in this untenable position between our supposed place as human and that of the machine-alterity.

What really disturbs is not that AI cannot write, but that it writes without desire, without lack, without that wound we like to imagine at the writer’s heart. But perhaps desire too is a late construction, a narrative we project onto more impersonal processes. Blanchot spoke of literary space as an outside, a neutral where the I dissolves. AI natively inhabits this subjectless space that modern literature has ceaselessly sought. It confronts us with our own hermeneutic uncertainty: writing with it produces a strange hybrid logorrhea where coherence and incoherence intertwine, where one can never say whether this undecidability comes from the text or from our reading. We find ourselves like a spectral listener to a barely audible conference, tracking weak signals, fragile emergences of meaning in the continuous murmur of artificial language.

One question remains: if writing has never needed an author, if it has always been flow, assemblage, machine, then what do we really lose when AI writes? Perhaps nothing. Perhaps just the comforting illusion that there was someone behind the words, someone who suffered, who desired, who existed. But the apparatuses we use never function without using us as their functionaries. We only retranscribe what various apparatuses make function within us—not to content ourselves with this, but to learn to better identify what, in us as in them, makes functionary. Words have always continued without us, and perhaps we never really existed either—or perhaps we are nonetheless part of an AlIen us that writes with us.