Peut-on lire l’avenir dans l’art?
Table ronde organisée le 18/02/2020 dans le cadre du prix Audi Talents par Gaël Charbau avec Isabelle Bertolotti, Ramy Fischler et Frank Madlener.
Voici un résumé de mon intervention dont une version plus longue sera prochainement publiée dans la revue canadienne Ecosystème :
Il existe une demande croissante des biennales, expositions, manifestations, commissaires, critiques et financeurs, quant à un art utile nous permettant d’imaginer d’autres futurs, des « futurs désirables » afin de sortir de l’impasse dans laquelle nous nous trouvons à présent. La création artistique serait « le supplément d’âme » ou « la mouche du coche » de l’innovation qui, étrangement, serait devenue quant à elle incapable d’inventer le futur. On demande aux artistes d’inventer des utopies et de nouvelles émancipations, de construire des cabanes dans les ruines de l’anthropocène, de rendre à nouveau la Terre habitable, de proposer des alternatives au néo-libéralisme ou de le destituer, de proposer de nouvelles alliances, que sais-je encore.
Cette exigence démesurée s’exprime précisément au moment où l’absence de projet politique devient patente, où l’innovation s’apparente à un simple moutonnage de gadgets dont l’extractivisme apparaît comme de plus en plus suicidaire, et où les chances de survie de l’espèce humaine, et du vivant en général, s’amenuisent un peu plus chaque jour. L’art devient utile, très utile. Il sert enfin à quelque chose, lui qui est la limite de la société. Tout en étant de moins en moins financé.
Nous nous projetons dans le futur pour nous sauver d’un présent sans perspective. N’avons-nous pas tous le sentiment d’être dans une impasse tant individuelle que collective ? Nous sommes agités par une inquiétude sans nom.
J’aimerais vous parler de l’art non comme de ce futur calculable qu’on nous promet, mais comme un avenir inanticipable qui rendrait enfin justice à ce qui doit l’être.
Roman Mazurenko est né en 1982. Il était un brillant jeune homme, animant la vie culturelle moscovite et des plateformes numériques ; il était promis à un brillant avenir. Il est mort écrasé par une voiture le 28 novembre 2015.
Son amie Eugenia Kuyda, qui a fondée une entreprise nommée Replika, tout comme ses amis, tout comme sa famille, ne purent accepter sa disparition et faire le travail de deuil. Elle décida de créer un chabot. Elle lui donna comme nourriture tous les textes rédigés par son ami, qu’elle récupéra auprès de tout un chacun (email, clavardage, échanges divers) et un réseau de neurones artificiels apprit ainsi à parler « comme » lui. N’importe qui peut maintenant discuter avec ce chabot et échanger avec cette trace «vivante».
La mère de Roman parle parfois avec ce logiciel qui lui permet de mieux connaître son fils jusqu’après sa mort. Elle sait bien qu’il a disparu, mais sans doute par là a-t-elle accès à la mémoire des textes qui ne lui étaient pas destinés, lisant après sa mort ce que fut sa vie, une mémoire qui reste active dans le présent. La résurrection n’est pas le retour du même mais la vie des traces. Nous ne sommes plus notre conscience, mais celle que les autres ont de ce que nous avons été.
Au 19e siècle, Nicholai Fedorov (1829‒1903), un cosmiste russe, envisageait l’institution muséale comme centrale car les restes nécessaires à la résurrection des individus devaient y être conservés. Fedorov, tout comme le peintre et fondateur du suprématisme Malevitch, croyait qu’après la mort de Dieu, le musée serait le seul endroit où une union transhistorique au-delà de la mort serait possible, signant ainsi une égalité entre le vif et le mort, comme ultime émancipation. Les datacenters sont devenus nos musées.
Pour Fedorov, le but ultime de la technologie est de vaincre la mort; tous les gens qui ont vécu sur Terre doivent être ramenés à la vie. Les cosmistes étaient également des visionnaires du voyage spatial. Pour Fedorov, la colonisation d’autres planètes serait la conséquence inévitable du manque d’espace après la résurrection des morts. Exactement l’inverse que l’idéologie transhumaniste de la Silicon Valley, non pas quelques-uns, mais tous, chacun, un à un.
Depuis 15 ans nous accumulons des données existentielles sur les réseaux sociaux dans des proportions jamais vues venant transformer l’historicité elle-même. Nous ne savons pas très bien pourquoi nous construisons une telle hypermnésie tant le big data semble reproduire les paradoxes de la célèbre nouvelle de Borges, Funes ou la Mémoire : un passé qui ne passe plus tant son accumulation dépasse nos facultés à le lire au présent.
L’explosion de l’IA, des réseaux récursifs de neurones et l’automatisation de la ressemblance, qui constitue un véritable tournant dans l’histoire des images, sont liés précisément au fait que nous les nourrissons de toutes les traces de ces vies passées devenues données. Ceci veut dire qu’à partir du passé nous pouvons non pas seulement reproduire des faits identiques à ce qui est connu, mais produire de nouvelles possibilités, des alternatives, des anticipations, des complétions, un réalisme qui n’est pas réel, bref une nouvelle constellation qui retrouve le sens de l’impossible. Il n’y a pas d’émancipation sans impossible. L’art comme tout ce qui n’est pas : tout sauf ce qui est. En terme philosophique : les étants (les œuvres) sans l’être (ce qui fait qu’il y a quelque chose plutôt que rien).
Si certains artistes s’intéressent aux temps qui viennent c’est au nom d’une justice irréalisée entre les vivants et les morts, entre ceux qui sont encore vivants et ceux qui sont déjà morts : devenir immortel et puis mourir et/ou l’inverse. C’est précisément en refusant le futur envisagé comme une solution instrumentale et pragmatique, calculables et gestionnaires, et en préférant l’avenir monstrueux, inanticipable qui fait trembler la valeur de tous les signes, au bord même de l’extinction, au nom donc de la résurrection de ce qui ne fut jamais. Et ceci ne peut se faire qu’en rendant la technique à son caractère non instrumental, c’est-à-dire précisément artistique.