Machines et dispositifs
La Polarité Fondamentale des Objets Techniques
Une machine : Signal to Noise, LAb[au], BIAN 2014
Une machine est un objet intégré dont le fonctionnement tend vers l’autonomie et vers la régularité. Un dispositif est quelque chose qui communique avec d’autres objets ou événements selon une certaine disposition. Chaque élément est positionné sur une carte qui n’est pas fonctionnelle mais relationnelle. Machine et dispositif ne sont pas des entités ontiques séparées mais des polarités analytiques. Chaque oeuvre contient ces polarités, leur proportion permet de distinguer l’art numérique (machine portée à sa limite intérieure) et l’art …comment le nommer ?… (dispositif porté à sa limite extérieure).
Dans la pénombre des salles d’exposition, les écrans scintillent, projettent leurs lumières variables sur les visages attentifs des spectateurs : une communion silencieuse s’établit entre l’œil humain et l’objet technique. Quelle est cette relation qui s’instaure entre nous et ces objets lumineux ? Comment penser cette rencontre entre une chair sensible et un assemblage de circuits intégrés, de codes et d’algorithmes ? La machine nous fait face, close sur elle-même, poursuivant sa logique interne avec une indifférence apparente à notre présence. Le dispositif, lui, nous enveloppe, nous inclut dans son réseau de relations, fait de nous un élément parmi d’autres dans sa constellation hétérogène. Cette distinction, loin d’être simplement taxonomique, révèle deux modalités fondamentales de notre rapport aux objets techniques, deux manières d’être-au-monde médiatisées par la technologie.
La machine fascine par sa perfection fonctionnelle, par l’élégance de sa logique interne, par la précision de ses opérations. Elle incarne une certaine idée de l’ordre, une promesse de maîtrise sur le chaos du réel. N’y a-t-il pas quelque chose de profondément rassurant dans le ronronnement régulier d’un mécanisme bien huilé, dans la prévisibilité de ses cycles, dans la certitude de son fonctionnement ? La machine est promesse de stabilité dans un monde d’incertitudes. Mais cette perfection a son revers : la machine exige de nous une conformité à ses propres termes, elle nous impose sa temporalité, sa spatialité, sa logique. Elle nous façonne à son image plus que nous ne la façonnons à la nôtre. L’interactivité même, censée nous donner prise sur la machine, ne fait souvent que confirmer notre soumission à ses paramètres prédéfinis.
Le dispositif, à l’inverse, se caractérise par sa porosité, son ouverture constitutive, sa capacité à établir des relations imprévisibles avec son environnement. Il ne cherche pas l’autonomie mais la connexion ; non pas la perfection fonctionnelle mais la richesse relationnelle. Le dispositif est fondamentalement inachevé, toujours en attente d’être complété par ce qui n’est pas lui. Cette incomplétude n’est pas une déficience mais une puissance : celle de pouvoir se transformer au contact de l’autre, de pouvoir intégrer l’imprévu, l’accidentel, le contingent. Le dispositif n’impose pas sa loi au monde mais compose avec les lois multiples qui traversent le réel.
L’Indétermination comme Ouverture
Un dispositif a un niveau d’indétermination, c’est-à-dire d’ouverture, plus grand dans la mesure où son opération n’est pas le fonctionnement instrumental mais la disposition. On n’attend pas du dispositif qu’il fonctionne. Ceci lui permet de se lier à des éléments appartenant à un autre champ que lui. Non seulement à d’autres machines, mais également à des structures qui lui sont étrangères, des structures sociales par exemple. La machine peut également intervenir sur un autre champ, mais elle va modeler celui-ci à son image, alors que le dispositif le laisse tel quel.
La lumière qui traverse les fenêtres d’une galerie, modulant l’éclairage d’une installation interactive ; les bruits de pas des visiteurs qui résonnent dans l’espace et se mêlent à la bande sonore d’une œuvre ; les conversations qui s’engagent devant un écran, influençant la perception collective de ce qui s’y affiche : le dispositif accueille ces contingences, les intègre à son être, se laisse transformer par elles. Il y a dans cette disponibilité fondamentale quelque chose qui résiste à la volonté de maîtrise, au fantasme de l’œuvre parfaite et immuable. Le dispositif assume sa fragilité constitutive, sa dépendance envers ce qui n’est pas lui, sa vulnérabilité aux influences externes. C’est précisément cette fragilité qui fait sa force, cette dépendance qui assure sa pertinence, cette vulnérabilité qui garantit sa vitalité.
La machine, en revanche, se protège contre l’intrusion du non-prévu, se blinde contre l’accident, s’isole de ce qui pourrait perturber son fonctionnement optimal. Elle exige des conditions contrôlées, un environnement stabilisé, une interface normalisée. Sa relation au monde est médiatisée par des protocoles stricts qui filtrent ce qui peut ou non entrer dans son économie interne. Cette fermeture relative n’est pas absolue – aucune machine n’est totalement isolée du monde – mais elle constitue néanmoins une tendance fondamentale de la machine en tant que paradigme technologique. La machine rêve de pureté fonctionnelle, d’une performance non contaminée par les aléas du réel.
L’indétermination du dispositif n’est pas absence de structure mais ouverture structurée, non pas chaos mais composition avec le chaotique. Le dispositif établit des connexions multiples et hétérogènes qui ne sont pas réductibles à un principe unique, à une logique unifiée. Il opère par contagion, par contamination réciproque, par hybridation constante. Ses frontières sont poreuses, ses limites négociables, son identité fluide. Il n’y a pas “un” dispositif mais toujours un réseau de dispositifs en interaction, une écologie technique où chaque élément modifie et est modifié par les autres.
L’Exposition
La distinction entre la machine et le dispositif permet de comprendre pourquoi l’art dit “numérique” a tant de mal à investir un espace d’exposition : les œuvres semblent souvent posées au hasard, comme isolées les unes des autres, séparées du monde extérieur et ne communiquant qu’avec une intériorité autoréférentielle dont l’objet serait la machine fonctionnelle elle-même. La machine, du fait de son idéal d’autonomie, ne parvient pas à communiquer, comme sait le faire un dispositif, avec l’espace muséal qui est une antériorité matérielle déterminant pour une grande part la perception de l’objet. Cette coupure prend la forme concrète du cabinet, de la cellule, du cube qui tentent de neutraliser tout ce qu’il y a autour. La machine fait émerger un espace autonome idéal qui est celui du fonctionnement même : elle fonctionne ou elle ne fonctionne pas. Cette attente fonctionnelle fait qu’on se demande comment elle fonctionne (quelles sont les relations de causalité interne). La machine s’expose selon la modalité classique et moderne de l’objet immanent, elle doit contenir un monde. L’interactivité devient un outil pour consolider cette autonomie en intégrant les spectateurs dans la solitude idéale du fonctionnement : spectateur et machine font corps selon une causalité en feedback.
Entrons dans une exposition d’art numérique : les salles obscurcies isolent chaque œuvre dans son halo lumineux, les cloisons séparent les installations, les casques audio créent des bulles sonores individuelles. Chaque pièce semble exister dans son propre univers, indifférente à ce qui l’entoure. Cette isolation n’est pas un choix arbitraire mais la conséquence logique de la nature machinique de ces œuvres. Elles requièrent cette séparation pour préserver leur intégrité fonctionnelle, pour garantir leur autonomie opérationnelle. Le visiteur passe d’une cellule à l’autre, d’une expérience encapsulée à une autre, sans que se tisse véritablement un dialogue entre les œuvres, sans qu’émerge une écologie relationnelle qui les engloberait.
Le paradoxe est frappant : l’art numérique, qui se revendique souvent de la connexion, du réseau, de l’interactivité, se présente dans l’espace d’exposition sous la forme de monades technologiques repliées sur elles-mêmes. L’interactivité, censée ouvrir la machine à l’autre, ne fait souvent que renforcer son isolement en créant un circuit fermé entre le spectateur et l’œuvre. Le visiteur est invité à entrer dans la logique interne de la machine, à se conformer à ses protocoles d’interaction, à adopter sa temporalité spécifique. L’interactivité devient alors non pas une ouverture de la machine vers le monde mais une absorption du spectateur dans l’univers clos de la machine.
Cette tension entre la nature relationnelle proclamée de l’art numérique et son mode d’exposition isolant révèle une contradiction fondamentale au cœur de la culture technologique contemporaine : entre l’idéal de connexion universelle et la réalité de bulles techniques hermétiques, entre la promesse d’ouverture infinie et la pratique de circuits fermés, entre le discours de la libération par la technologie et l’expérience de nouvelles formes de contrôle algorithmique. Cette contradiction n’est pas accidentelle mais structurelle : elle découle directement de la polarité machine/dispositif qui traverse notre rapport à la technique.
Pour que dispositif il y ait, il ne faut pas seulement réseau mais aussi hétérogénéité des choses mises en réseau. Il faut que le dispositif se libère de la soumission au centre : toutes choses ne doivent pas se réduire à ce qui est au centre. La machine poursuit le destin de l’instrumentalité et même si les objectifs de celle-ci ne sont pas comparables avec l’instrumentalité technique à laquelle nous avons affaire quotidiennement, elle en poursuit la structure et la logique.
Dysfonctionnement et Barrage
Un dispositif : Constant Dullaart – © vinciane verguethen, courtesy xpo gallery
Le dispositif peut quant à lui ne plus fonctionner du tout, parce que le non-fonctionnement est une modalité de la disposition. Cette modalité nous la nommons le barrage, en tant que suspend temporaire d’un flux donné. Le dispositif ne fonctionne pas, il est un réseau : l’objet n’est jamais seul, il est relié à une prise électronique qui l’alimente en énergie, ce courant circule dans des fils, traverse les murs, traverse la terre, va dans une centrale qui mobilise la puissance hydraulique ou la fission nucléaire. Le dispositif est hétérogène. Il fait communiquer des matières numériques et analogiques, il ne se limite à aucun médium et abandonne donc la tendance moderniste contenue dans la machinerie de l’art numérique. Le dispositif pourrait ne contenir aucun fonctionnement, aucune machine, aucune causalité. Là n’est pas sa question.
La panne, l’erreur, le bug : ces événements sont catastrophiques pour la machine, car ils interrompent son fonctionnement, suspendent sa raison d’être, révèlent sa fragilité constitutive. Pour le dispositif, en revanche, ils peuvent constituer des moments fertiles, des occasions de reconfiguration, des ouvertures vers l’imprévu. Le barrage n’est pas rupture définitive mais suspend temporaire, pause significative dans un flux continu. Il crée un espace-temps singulier où quelque chose de nouveau peut émerger, où des relations inattendues peuvent se tisser, où des potentialités latentes peuvent s’actualiser.
Pensons à ces installations qui intègrent délibérément l’erreur, la défaillance, l’imperfection technique : écrans qui grésillent, images qui se décomposent, sons qui se distordent, systèmes qui plantent et redémarrent. Ces œuvres ne cherchent pas la perfection machinique mais explorent précisément les limites de cette perfection, les failles dans l’idéal de maîtrise technique. Elles font du dysfonctionnement non pas un échec mais une modalité expressive, une façon de révéler ce qui se cache derrière la façade lisse de la technologie fonctionnelle. Le barrage devient alors un geste esthétique et politique qui interrompt momentanément le flux apparemment naturel de la technologie, qui suspend l’évidence de son fonctionnement pour en révéler les présupposés implicites, les choix cachés, les orientations invisibles.
Le dispositif, dans sa matérialité hétérogène, nous rappelle constamment notre inscription dans des réseaux qui nous dépassent : réseaux énergétiques, informationnels, sociaux, économiques, écologiques. Il nous montre que chaque objet technique, aussi minuscule soit-il, nous relie à des infrastructures planétaires, à des circuits globaux de production et de consommation, à des temporalités géologiques (celles des matériaux extraits du sous-sol terrestre), à des enjeux géopolitiques (ceux des ressources nécessaires à la fabrication des technologies). Le dispositif est toujours déjà plus grand que lui-même, toujours déjà inscrit dans une multiplicité de relations qui décentrent notre regard, qui nous obligent à voir au-delà de l’objet isolé.
Cette hétérogénéité radicale du dispositif défie les catégories traditionnelles de l’art et de la technique. Elle brouille les frontières entre disciplines, entre médiums, entre genres. Elle rend obsolète la quête moderniste de la spécificité médiale, de la pureté formelle, de l’autonomie esthétique. Le dispositif est par nature impur, hybride, contaminé. Il ne cherche pas à s’élever au-dessus du monde mais s’y enfonce, s’y enracine, s’y ramifie. Sa force ne vient pas de sa capacité à transcender le réel mais de son aptitude à s’y connecter de manière multiple et complexe.
Littéralité et Distance
La machine est littérale : sa fonction doit être véritable, son opération doit être proche de son expression. Le fait qu’une génération ait réellement lieu ou non, est une question qui a du poids envers une machine. Le fait qu’un dessin interactif soit réellement en temps réel importe. Ceci a aussi pour conséquence un caractère explicite de l’explication : le langage devrait être capable de dire ce que c’est. Le dispositif est quant à lui à distance de lui-même : sa fonction peut être simulée ou même simplement représentée, parce que comme objet hétéronome, il se connecte avec des champs préexistants, par exemple les habitudes perceptives du public. Pas besoin pour questionner le numérique de faire du numérique. Le mode d’emploi, s’il existe, ne pourra jamais réduire ce qui est, parce que le langage n’est pas au-dessus de toutes les choses. C’est une chose parmi d’autres : le cartel est une disposition qui ne surplombe aucune autre disposition. Il n’y a pas de métalangage. Il n’est plus nécessaire de créer une autre instrumentalité (une utopie technique) pour ouvrir un horizon, celui-ci est ouvert avant l’œuvre par d’autres structures (pop art de l’époque Internet). Le dispositif nous fait savoir que de telles utopies fonctionnalistes ne sont pas sans rapport avec le système de domination en place et se lie aux alibis socio-politiques de toutes sortes et à une dimension spectaculaire qui prend, par exemple, la ville comme terrain de jeu.
La littéralité de la machine engendre une certaine transparence : ce que vous voyez est ce que vous obtenez. La machine ne veut pas tromper, elle veut fonctionner avec exactitude, produire des effets prévisibles, maintenir une correspondance stricte entre ses opérations internes et leurs manifestations externes. Cette littéralité s’accompagne d’une valorisation de l’authenticité technique : il importe que les processus affichés soient réellement effectués, que le temps réel soit véritablement réel, que la génération soit authentiquement générative. La machine affirme : “Ce que je montre, je le fais réellement.” Cette transparence fonctionnelle s’étend au discours qui accompagne la machine : il doit expliquer clairement comment ça marche, quels principes sont à l’œuvre, quels effets sont produits. Le langage aspire à une exhaustivité descriptive qui ferait de l’explication un double verbal parfait de l’objet technique.
Le dispositif, lui, cultive une distance constitutive à lui-même, un écart significatif entre ce qu’il fait et ce qu’il montre. Cette distance n’est pas duplicité mais jeu, au sens mécanique du terme : un espace de liberté, une marge de manœuvre, une zone d’indétermination. Le dispositif peut simuler, représenter, évoquer sans nécessairement effectuer. Il peut questionner le numérique sans être lui-même numérique, interroger l’image sans produire d’images, problématiser l’interactivité sans être interactif. Cette distance à soi-même est aussi une distance critique vis-à-vis de l’idéologie technique dominante, une façon de se tenir en retrait de l’enthousiasme fonctionnaliste, de l’euphorie technologique, de la fascination pour la nouveauté instrumentale.
Cette distance critique s’étend au langage qui accompagne le dispositif : le cartel, le texte explicatif, le discours théorique ne prétendent pas englober exhaustivement ce qu’est le dispositif. Ils constituent eux-mêmes des éléments parmi d’autres dans le réseau hétérogène du dispositif, des voix parmi d’autres dans la polyphonie qu’il orchestre. Il n’y a pas de point de vue surplombant d’où le dispositif pourrait être totalement saisi, totalement expliqué, totalement maîtrisé par le discours. Le langage est une matière parmi d’autres, avec ses propriétés spécifiques, ses résistances particulières, ses opacités irréductibles.
Au-delà du dispositif
La polarité machine/dispositif ne vise pas à établir une hiérarchie simple, à valoriser un terme au détriment de l’autre. Il s’agit plutôt de cartographier un champ de tensions, de décrire une dynamique relationnelle qui traverse notre rapport aux objets techniques. Chaque œuvre, chaque technologie contient ces deux tendances en proportion variable, oscillant entre l’idéal d’autonomie fonctionnelle et l’ouverture relationnelle, entre la clôture opérationnelle et la porosité constitutive, entre la transparence littérale et la distance critique.
Cette tension productive est au cœur de notre expérience contemporaine de la technologie : nous sommes simultanément fascinés par la perfection machinique et frustrés par ses limitations, séduits par les promesses d’autonomie technique et conscients de notre dépendance croissante envers des réseaux qui nous dépassent, attirés par la clarté fonctionnelle et intrigués par les zones d’ombre, les ambiguïtés, les polysémies que génèrent nos dispositifs techniques.
Ce qui se dessine à travers cette polarité, c’est la possibilité d’une écologie technique qui ne serait ni technophobe ni technophile, qui ne céderait ni à la nostalgie d’un monde pré-technique ni à l’euphorie d’un futur entièrement automatisé. Une écologie qui penserait notre relation aux objets techniques non pas sur le mode de la domination (nous sur eux ou eux sur nous) mais sur celui de la cohabitation, de la composition mutuelle, de l’entrelacement complexe. Une écologie qui reconnaîtrait la pluralité irréductible des modes d’existence techniques, qui affirmerait la valeur de l’hétérogénéité contre toute tentative de réduction à un principe unique, à une logique unifiée.
Dans cette perspective écologique, la machine et le dispositif ne sont pas des entités séparées mais des pôles complémentaires d’un même continuum technique. Leur tension est constitutive de notre expérience technologique, leur dialogue permanent façonne nos manières d’habiter le monde contemporain. C’est dans cet entre-deux, dans cet espace intermédiaire entre l’autonomie et la relation, entre la clôture et l’ouverture, entre la littéralité et la distance, que se joue peut-être la possibilité d’une relation plus consciente, plus réfléchie, plus créative à nos environnements techniques.