Conséquences esthétiques de l’innovation et des mathématiques
L’intégration des arts numériques dans le champ artistique contemporain demeure problématique, révélant une tension persistante qui mérite d’être analysée avec nuance. Cette difficulté d’assimilation ne peut être attribuée uniquement à un conservatisme des institutions artistiques traditionnelles, bien que celui-ci, accentué par une institutionnalisation croissante, constitue indéniablement un facteur significatif. L’étrangeté esthétique propre aux arts numériques provient également de leur nature hybride, puisant dans deux domaines connexes mais distincts du champ artistique conventionnel : les mathématiques et l’innovation technologique.
Pour saisir la spécificité de cette esthétique numérique, il convient d’être attentif à l’enthousiasme caractéristique manifesté par ses défenseurs – artistes comme médiateurs – et d’examiner les affects qui sous-tendent leur conviction quant à l’importance de ces créations. Cette emphase n’est pas arbitraire ; elle révèle une conception particulière de l’expérience esthétique qu’il nous faut décrypter.
Considérons d’abord ce qu’on pourrait nommer l’esthétique du code, cette sensibilité particulière aux mathématiques que cultivent certains artistes numériques. Cette approche peut être qualifiée d’idéaliste et de néo-platonicienne en ce qu’elle accorde une primauté ontologique à l’élément générateur de l’œuvre – le code – dont la manifestation perceptible n’est considérée que comme l’une des multiples actualisations possibles. Dans cette perspective, l’œuvre perçue n’est qu’une instance parmi d’autres d’un potentiel algorithique plus fondamental.
Cette orientation philosophique se retrouve particulièrement au sein de la communauté open source, où les discussions esthétiques portent souvent davantage sur les outils de création que sur leurs produits. Dans cette logique, les instruments techniques ne sont plus de simples moyens mais deviennent la véritable détermination esthétique de l’œuvre. Cette conception mène naturellement à valoriser le développement par l’artiste de ses propres logiciels, créant ainsi une méta-œuvre qui fonctionnerait comme matrice générative pour toutes les œuvres futures possibles. Le logiciel acquiert alors un statut comparable à la khôra platonicienne – réceptacle ou matrice universelle.
L’affect esthétique caractéristique de cette approche consiste en une remontée aux sources génératives du sensible, conçues sur un plan logico-mathématique et donc fondamentalement langagier. Il faut cependant préciser que ce langage ne relève pas d’une dimension sémantique qui le rattacherait à des Formes Idéales transcendantes ; il se caractérise plutôt par sa nature contingente et nécessaire, c’est-à-dire axiomatique. Cette forme d’idéalisme installe un déterminisme chronologique où les éléments antérieurs (outils, code) déterminent hiérarchiquement la valeur de ce qui en découle. Cette structure conduit à une valorisation de l’origine causale et, corrélativement, à une certaine dévalorisation de l’expérience perceptive.
Cette orientation mathématique des arts numériques engendre une tension avec la tradition esthétique occidentale qui, depuis le XVIIIe siècle au moins, a privilégié l’expérience sensible immédiate comme lieu primordial de l’appréhension artistique. La difficulté d’intégration des arts numériques dans le champ artistique contemporain pourrait donc partiellement s’expliquer par ce déplacement du centre de gravité esthétique, de la perception vers la génération.
Par ailleurs, le second pôle d’attraction des arts numériques – l’innovation technologique – introduit un rapport au temps problématique dans un contexte artistique. Là où le monde de l’art contemporain cultive souvent une temporalité complexe, tissée de citations, de réappropriations et de dialogues avec les traditions, l’innovation technologique s’inscrit dans une temporalité linéaire et progressive, orientée vers un futur conçu comme dépassement perpétuel du présent.
Cette temporalité de l’innovation crée une obsolescence accélérée des œuvres numériques, qui peuvent paraître datées dès que leurs technologies sous-jacentes sont supplantées par de nouvelles avancées. Cette caractéristique contraste fortement avec la valorisation de l’intemporalité et de la durabilité qui imprègne encore largement notre conception de l’œuvre d’art significative.
La fascination pour l’innovation qui anime de nombreux artistes numériques peut également conduire à privilégier la nouveauté technique pour elle-même, parfois au détriment d’une élaboration conceptuelle ou sensible approfondie. Cette tendance risque d’enfermer certaines pratiques dans une forme de fétichisme technologique où l’attrait de la nouveauté l’emporte sur la réflexion critique.
Entre ces deux pôles d’attraction – mathématiques et innovation – les arts numériques développent néanmoins des propositions esthétiques singulières qui méritent d’être appréciées selon leurs critères propres. Leur étrangeté relative au sein du champ artistique ne devrait pas être perçue comme une insuffisance, mais plutôt comme l’indice d’une reconfiguration potentielle des catégories esthétiques établies.
Les arts numériques nous invitent à repenser plusieurs oppositions structurantes de notre tradition esthétique : entre processus et résultat, entre conception et perception, entre œuvre singulière et système génératif. Ils nous encouragent également à interroger nos conceptions de l’auteur, remettant en question l’individualité créatrice au profit de modèles plus collaboratifs et distribués.
Mais il y a un autre point qui peut expliquer cette difficulté d’intégration du technologique dans l’art qui réside dans la pauvreté formelle et matérielle des oeuvres numériques. Il s’agit souvent de formes par défaut avec des astuces et des facilités comme la multiplication d’un élément tel qu’un écran, cable, machine, etc. C’est sans doute la raison pour laquelle il est parfois si difficile de reconnaître qui est l’artiste ayant réalisé telle oeuvre. Ceci nous ramène à des questions classiques, abandonnées depuis longtemps, comme le style ou l’autoriat.