La technique comme déchet et pollution de la réflexivité / Technology as the waste and pollution of reflexivity
Si « notre » monde est inextricablement tissé de techniques, l’évidence de la conception instrumentale nous empêche de les rendre sensible et de les penser, d’en comprendre la généalogie et le mode d’existence tout autant que les conséquences dont la prise en compte devient pourtant vitale sur une planète devenant inhabitable. On peut d’ailleurs repérer cet impensé dans le fait que beaucoup d’artistes et de théoricien. ne. s contemporain. e. s, souhaitant penser cette situation planétaire, s’interrogent avec plus de facilité sur le vivant (dont la situation est une conséquence) que sur la technique (qui cause cette situation), inversant les données du problème, i.els finissent par espérer qu’un changement de sensibilité envers le vivant sera suffisant à modifier les causes de sa dégradation, ramenant ainsi la technique a n’être qu’une image de la décision de la pensée et reconduisant, sans le savoir ou sans le dire explicitement, les structures de ce à quoi i.els espèrent remédier.
Il faut rappeler, à la suite d’Heidegger, que l’omniprésence de la technique la fait disparaître dans l’usage fonctionnel et que nous n’en comprenons pas encore la nature ni même les conséquences matérielles nommées « pollution ». Celle-ci n’est pas une matière parmi d’autres, elle semble avoir comme caractéristique de « boucher » quelque chose dans le monde, entraînant mort et maladie, clôturant un cycle qui semblait génératif et vivant. Ce cycle est une construction historique déterminant la nature par son flux et son reflux, par son retour régulier. La pollution s’accumule et son entassement sur ou sous terre, rend impossible l’habitation à des échelles de temps qui dépasse largement celles de l’usage. Alors certain. e. s théoricien. ne. s et artistes peuvent espérer que le biomimétisme est un modèle qui permettra de ramener la technique du côté du cycle biologique, de vitaliser la technique pour que celle-ci n’obture plus la planète, qu’elle puisse devenir une matière vivante, comprise comme cycle de naissance, de mort et de renaissance, parmi les autres, au milieu de la « nature ». Mais il se pourrait bien que le biomimétisme soit plus un « devoir être » exprimant ce que nous souhaitons qu’une ontologie descriptive s’enfonçant dans ce qui existe. Peut-être nous manque-t-il une physique de la pollution et des éléments de compréhension pour savoir comment la matière extraite pour produire des techniques produit, en dernière instance, cette matière si singulière qu’est la pollution. Peut être ne savons-nous pas ce qu’est la technique parce que nous ne savons pas encore très bien ce qu’est la pollution et que nous continuons à la concevoir comme un accident qui ne concerne pas l’essence même de la technique et qui pourrait donc, en droit, être détaché de son présent support.
Vilèm Flusser dans un cours à l’école des Beaux-arts d’Aix-en-Provence, raconte la naissance de la technique ainsi : un adulte est le mâle dominant et pour se nourrir, ne disposant d’aucun objet technique, il doit fouiller à même la chair des animaux qu’il tue. Ses dents se brisent progressivement sur les os et il a ainsi de moins en moins de moyens de se défendre contre les jeunes mâles, ses enfants, qui entourent son groupe, et qui ne souhaitent que prendre sa place et ses femelles. Il tente alors avec des pierres de créer une dent artificielle, c’est l’introduction d’une chose absente et donc du possible. L’histoire continue : l’adulte est en train de créer le premier silex en tapant une pierre sur l’autre. Il a maintenant entre les mains son silex pour remplacer ses dents manquantes, mais aux yeux de Flusser l’invention véritable de la technique est à l’étape suivante lorsqu’ayant fini son ouvrage, il baisse son regard et voit les éclats de pierre abandonnés au sol, des déchets, qu’il prend en main en se rendant compte qu’ils sont beaucoup plus coupants que le silex qu’il avait sculpté. La technique est donc elle-même un déchet de la pensée et des mains, de la matière contre la matière pour former un résultat, elle est une activité indirecte et secondaire de la pensée.
Ce récit n’est pas une ontologie de la pollution qui fait encore défaut, mais pourrait en constituer la première ligne programmatique et ouvre la possibilité d’une autre pensée de la technique dépassant l’enfermement dans une conception instrumentale et anthropologique, conception qui ferme d’avance la pensée et la reconduit à l’expression d’une volonté. Retenons que la technique est le déchet de la formation d’une matière en vue de produire un objet qui remplace quelque chose d’absent et qui est donc un possible. Peut-être que le silex n’était qu’un prétexte aux éclats de pierre qui sont au sol et que, comme prétexte, la technique met en jeu de quelque manière la réflexivité.
L’histoire des techniques correspond, strate par strate, à celle de la réflexivité humaine et constitue, en ce sens, nos éclats, nos déchets. Nous sommes absents à nous-mêmes, car nous avons la capacité, en concevant l’absence de chaque chose, de nous considérer nous-mêmes comme absent, de nous distinguer de nous-mêmes. Ce distinct de nous-mêmes est le paradoxe du sens intime que Deleuze décrit dans Différence et répétition (1968) comme le fait de se sentir exercer par soi hors de soi. Cette structure paradoxale de la conscience fait que le plus intime ou profond est aussi une force centripète qui semble s’expulser d’elle-même, ne pas se tenir à ses propres limites. Il y a de l’inappropriable.
C’est ce paradoxe de la réflexivité qui permet d’observer, comme du dehors, son intériorité, si besoin est de décomposer celle-ci en facultés, d’en simplifier les opérations pour les disposer comme devant soi. À partir du moment où nous mettons ces facultés sur la table, il devient possible de les recomposer techniquement et de les externaliser véritablement. Mais la vérité de cette externalisation ne signifie absolument pas, par exemple, que nous parvenons à recréer techniquement une faculté comme la raison parce que nous serions capables de la considérer comme telle du dehors, mais uniquement d’externaliser la réflexivité elle-même, c’est-à-dire la conception implicite que nous avons de nous-mêmes. Il s’agit donc non de la faculté elle-même qui est externalisée techniquement, mais sa construction, en tant que nous nous mettons en rapport avec elle.
La technique est donc comme le miroir noir de la réflexivité et c’est pourquoi, d’un point de vue historique, nos connaissances sur nos facultés sont indissociables d’appareillages techniques comme dans le cas de l’apparition synchronisée de la neurologie biologique et des neurones artificiels en informatique. Il serait donc absurde de séparer les deux histoires parce que la technique est non seulement une « représentation » de nos conceptions réflexives, de cet autocontact qui, loin d’être une transparence à soi, produit des appréhensions supplémentaires, mais encore parce que la technique vient modifier notre réflexivité en étant des supports matériels de mémoire. Ainsi, on n’écrit pas de la même manière avec un stylo et avec un clavier, c’est-à-dire qu’on ne pense pas la même chose. Il devient strictement impossible de considérer un être humain dans sa nudité prétechnique qu’on viendrait progressivement vêtir (croissance) ou dévêtir (décroissance) de techniques. Celles-ci nous constituent comme nous les constituons. Ainsi la réflexivité ne peut pas se poser hors d’elle-même en adoptant un point de vue extérieur, elle est toujours une extériorisation intriquée. Cette co-dépendance explique la facilité à imaginer un monde post-technique et l’extrême difficulté à ce qu’il soit concrets parce que nous n’en sommes ni maître ni possesseur, nous n’avons pas de position extérieure à l’extériorisation, mais seulement une position différée.
La réflexivité comme effet d’externalisation dont la technique devient la réalité au second degré peut s’envisager lorsque nous lisons des ouvrages de philosophie où l’auteur, par exemple Kant dans la CRP, semble naviguer dans son ipséité comme l’explorateur d’une terre inconnue dont la découverte peut être racontée étape par étape. Comment Kant sait-il qu’il y a de l’intuition, de l’entendement et de la raison ? Comment peut-il, à partir de cette distinction, dévoiler les opérations qui les lient ? C’est sans doute qu’il suppose une cohérence entre l’ordre logique du discours qui enchaîne les phrases et l’ordre de ce contact à soi qui est la réflexivité.
Cette mise à disposition au dehors des constructions de la réflexivité ne sont pas techniques, mais peuvent le devenir et c’est pourquoi la philosophie, comme discipline qui explore le soi comme chose (la chose à soi) s’entrelace étrangement avec l’histoire des techniques, les deux devenant de plus en plus contemporaines l’une de l’autre dans le procès historique de la réflexivité, jusqu’à constituer des complexes.
Revenons à la pollution et distinguons la pollution énergétique de la pollution matérielle des déchets. L’énergie est la consumation d’une matière au travail qui peut produire d’autres machines (une usine est une machine qui produit des machines) ou les mettre en mouvement (l’essence d’une voiture). Les déchets c’est ce qui reste d’inutilisable après la fabrication ou après l’usage. Ces deux pollutions sont des matières qui ne s’oublient pas dans l’usage précisément parce qu’elles sont inutilisables. Quel rapport entre réflexivité et pollution pour comprendre la constitution de la technique ? C’est, des deux côtés, l’introduction du possible qui permet l’émergence de la technique, le possible entendu comme ce qui est absent ou comme ce qui pourrait être ce qui suppose la constitution d’un réalisme en dehors de la factualité ou de lois qu’on peut appréhender indépendamment des phénomènes. Ainsi la gravité n’est pas la gravité de tel ou tel objet, mais la gravité en général ce qui procure une loi générale, mais qui du même coup nous retire les phénomènes. C’est cette palpitation absence-présence du possible dont la technique est la forme à laquelle s’ajoute une autre palpitation entre intériorité-extériorité sur plusieurs niveaux, d’une part le sujet et l’objet, mais encore la possibilité du premier de se poser comme le second.
Si nous appliquons ce dispositif à l’IA qui n’est pas une technologie parmi les autres, mais qui rend tout à fait explicite la structure historiale que nous avons énoncé (et en ce sens la technique a bien quelque chose de son essence, pour contredire Heidegger), ce serait une erreur que de considérer qu’elle soit l’externalisation plus ou moins fidèle de « notre » intelligence, ce serait croire qu’elle est le silex de l’histoire de Flusser alors qu’elle est l’éclat, le déchet de l’activité de fabrication du silex. L’IA est donc la faculté de la faculté, c.-à-d. la manière dont nous considérons et décomposons le nous-mêmes. Cette considération et cette décomposition ne sont pas historiquement statiques, leur histoire a aussi une histoire qui est celle du reflet obscur que nous renvoie la technique et qui n’est rien d’autre que le déchet de notre paradoxale réflexivité.
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If “our” world is inextricably woven with techniques, the evidence of instrumental conception prevents us from making them sensitive and thinking about them, understanding their genealogy and mode of existence as much as their consequences, which are becoming vital to take into account on a planet that is becoming uninhabitable. This unthinking can be seen in the fact that many contemporary artists and theorists, wishing to reflect on this planetary situation, are more inclined to focus on the living (of which the situation is a consequence) than on technology (which causes the situation). They end up hoping that a change in sensitivity towards the living world will be enough to modify the causes of its degradation, thus reducing technology to being no more than an image of the decision of thought and, without knowing it or saying so explicitly, reconducting the structures of what they hope to remedy.
Following Heidegger, we must remember that the omnipresence of technology makes it disappear into functional use, and that we do not yet understand its nature or even its material consequences, which we call “pollution”. Pollution is not just another material, but seems to have the characteristic of “plugging up” something in the world, bringing death and disease, closing a cycle that seemed generative and alive. This cycle is a historical construct, determining nature by its ebb and flow, by its regular return. Pollution accumulates and piles up on or under the ground, making it impossible to live in on timescales far beyond those of use. Some theorists and artists may therefore hope that biomimicry is a model that will bring technology back into line with the biological cycle, vitalizing technology so that it no longer clogs up the planet, but becomes living matter, understood as a cycle of birth, death and rebirth, among others, in the midst of “nature”. But it may well be that biomimicry is more a “must be” expressing what we want than a descriptive ontology delving into what exists. Perhaps what we lack is a physics of pollution, and an understanding of how the matter extracted to produce technology ultimately produces the singular matter that is pollution. Perhaps we don’t know what technique is because we don’t yet know what pollution is, and we continue to conceive of it as an accident that does not concern the very essence of technique, and which could therefore, in law, be detached from its present support.
Vilèm Flusser, in a lecture at the Ecole des Beaux-arts d’Aix-en-Provence, describes the birth of technology as follows: an adult is the dominant male, and to feed himself, having no technical objects at his disposal, he has to scavenge through the flesh of the animals he kills. His teeth gradually break on the bones, leaving him less and less able to defend himself against the young males, his children, who surround his group, and who only wish to take his place and his females. So he uses stones to create an artificial tooth – the introduction of something absent and therefore possible. The story continues: the adult is creating the first flint by tapping one stone against the other. He now has his flint in his hands to replace his missing teeth, but in Flusser’s eyes the real invention of the technique comes at the next stage when, having finished his work, he looks down and sees the flakes of stone left on the ground – waste – which he picks up, realizing that they are much sharper than the flint he had carved. Technique, then, is itself a waste product of thought and hands, of matter against matter to form a result; it is an indirect and secondary activity of thought.
This account is not an ontology of pollution, which is still lacking, but it could constitute the first programmatic line, opening up the possibility of another way of thinking about technology, one that goes beyond the confinement of an instrumental and anthropological conception, a conception that closes off thought in advance and reduces it to the expression of a will. Let’s remember that technique is the waste product of the formation of matter in order to produce an object that replaces something absent, and is therefore a possibility. Perhaps flint was merely a pretext for the stone chips on the ground, and as a pretext, technique in some way brings reflexivity into play.
The history of techniques corresponds, stratum by stratum, to that of human reflexivity, and in this sense constitutes our splinters, our waste. We are absent from ourselves, because we have the capacity, by conceiving the absence of each thing, to consider ourselves as absent, to distinguish ourselves from ourselves. This distinctness from ourselves is the paradox of the intimate sense that Deleuze describes in Difference and Repetition (1968) as the fact of feeling oneself exercised by oneself outside oneself. This paradoxical structure of consciousness means that the most intimate or profound is also a centripetal force that seems to expel itself from itself, not holding to its own limits. There is the inappropriable.
It’s this paradox of reflexivity that enables us to observe our interiority as if from the outside, if need be breaking it down into faculties, simplifying its operations and arranging them as if in front of us. From the moment we put these faculties on the table, it becomes possible to recompose them technically and truly externalize them. But the truth of this externalization does not at all mean, for example, that we manage to technically recreate a faculty like reason because we would be able to consider it as such from the outside, but only to externalize reflexivity itself, i.e. the implicit conception we have of ourselves. So it’s not the faculty itself that is externalized technically, but its construction, insofar as we relate to it.
Technique is therefore like the black mirror of reflexivity, and this is why, from a historical point of view, our knowledge of our faculties is inseparable from technical apparatus, as in the synchronized appearance of biological neurology and artificial neurons in computer science. It would therefore be absurd to separate the two histories, because technology is not only a “representation” of our reflexive conceptions, of that self-contact which, far from being self-transparent, produces additional apprehensions, but also because technology modifies our reflexivity by being the material supports of memory. For example, we don’t write the same way with a pen as we do with a keyboard, i.e. we don’t think the same way. It becomes strictly impossible to consider a human being in his or her pre-technical nakedness, which we would progressively clothe (growth) or undress (decline) with techniques. Techniques constitute us as we constitute them. Thus, reflexivity cannot stand outside itself by adopting an external point of view; it is always an internalized exteriorization. This co-dependence explains the ease with which we can imagine a post-technical world, and the extreme difficulty we have in making it concrete, because we are neither its master nor its possessor.
Reflexivity as an effect of externalization, in which technique becomes reality in the second degree, can be envisaged when we read works of philosophy in which the author, for example Kant in the CRP, seems to navigate his own ipséité like the explorer of an unknown land, whose discovery can be recounted step by step. How does Kant know that there is intuition, understanding and reason? How can he use this distinction to reveal the operations that bind them together? It’s undoubtedly because he assumes coherence between the logical order of discourse, which links sentences together, and the order of this contact with oneself, which is reflexivity.
Philosophy, as a discipline that explores the self as thing (the thing to oneself), is strangely intertwined with the history of techniques, the two becoming increasingly contemporary with each other in the historical process of reflexivity, to the point of constituting complexes.
Let’s return to pollution, and distinguish between energy pollution and the material pollution of waste. Energy is the consumption of matter at work, which can produce other machines (a factory is a machine that produces machines) or set them in motion (the fuel in a car). Waste is what remains unusable after manufacture or use. Both types of pollution are materials that cannot be forgotten in use, precisely because they are unusable. What is the relationship between reflexivity and pollution in understanding the constitution of technology? On both sides, it’s the introduction of the possible that enables the emergence of technology, the possible understood as that which is absent or as that which could be, which presupposes the constitution of a realism outside factuality or laws that can be apprehended independently of phenomena. Thus, gravity is not the gravity of this or that object, but gravity in general, which provides a general law, but which at the same time takes phenomena away from us. It is this palpitation of absence-presence of the possible, of which technique is the form, to which is added another palpitation between interiority and exteriority on several levels: on the one hand, the subject and the object, but also the possibility of the former positing itself as the latter.
If we apply this device to AI, which is not just another technology, but one that makes explicit the historical structure we’ve outlined (and in this sense technology does have something of its own essence, to contradict Heidegger), it would be a mistake to see it as a more or less faithful externalization of “our” intelligence, to believe that it is the flint of Flusser’s history, when in fact it is the shard, the waste product of the activity of making flint. AI is therefore the faculty of the faculty, i.e. the way we consider and decompose ourselves. This consideration and decomposition are not historically static; their history also has a history, which is that of the obscure reflection reflected back to us by technology, which is nothing other than the waste product of our paradoxical reflexivity.