Le non-humain, l’inhumain et les ahumains
Chaque époque semble privilégier certains auteurs, certains mots et certains raisonnements. Mélange de mimétisme et de nécessité historique, les mots circulent et se généralisent jusqu’à, parfois, perdre leur sens. Ce qui était problématique se transforme en mot d’ordre et en automatisme d’une façon plus accélérée encore du fait du caractère viral de la diffusion d’informations sur le Web.
Il en est aujourd’hui ainsi pour la formule “non-humain” qui désignerait, sous une forme négative, une extériorité de l’humain. Le “non-humain” semble avoir pour ambition de porter une critique à l’anthropocentrisme occidental, c’est-à-dire l’idée suivant laquelle tout serait déterminée anthropologiquement allant jusqu’à l’exploitation de tout ce qui n’est pas nous et à sa destruction, niant ce qui nous entoure jusqu’à notre propre destruction.
Si cette conception peut à bien des égards paraître naïve, tant elle ne saurait résumer les ambiguïtés et les divergences conceptuelles autant que pratiques de la modernité, on ne peut que souligner son succès actuel. Par ce mot, on croit sans doute porter un coup fatal au nihilisme et redécouvrir, mais l’avait-on jamais oublié, qu’il y a autre chose que nous, qu’il y a un dehors, quelque chose qui nous excède. Le non-humain accompagnerait donc le regain d’intérêt pour l’absolu, dans sa version réaliste ou matérialiste. Mais on peut se demander si le préfixe négatif du non-humain n’est pas encore une manière voilée de l’anthropocentrisme. Ce qui n’est pas nous, ne se défini-t-il qu’en relation négative avec nous?
Dans L’inhumain (1988), Lyotard distingue deux formes d’inhumains. Le premier serait le développement techno-scientifique qui se comporte de façon inhumaine à notre égard dans la mesure ou son mouvement semble autonome et dépasser toute prise politique. Le second serait l’art. Reprenant la fameuse pensée d’Adormo quant à l’inhumanité de l’art par rapport aux artistes, Lyotard montre combien les oeuvres sont incommensurables (sublime) à la perception.
Cette distinction est compliquée dans le dernier article de l’ouvrage, “Domus et la mégapole”, puisque l’art n’est pas dépositaire d’une résistance par rapport au développement économique, mais participe de celui-ci (“Même le témoin est un traître”, il reprend là l’idée de Primo Lévi et en déplace le champ d’application). Cette ambiguïté, que l’on retrouve sous une forme encore plus radicale dans Économie libidinale, est ici pointée et non développée.
Si la notion d’inhumain revendique la corrélation entre ce qui n’est pas humain et ce qui est humain, le premier se définissant négativement puisque c’est sa relation à nous qui le détermine, on ne peut qu’être frappé par les liens qui se tissent entre ce livre et certaines problématiques contemporaines. Il n’y a qu’à lire “Si l’on peut penser sans corps” pour voir se poser les questions d’une vie humaine hors de la terre et de la durée même du soleil comme condition du vivant que nous sommes. Mais Lyotard en approchant les inhumains dans leur relationnalité à notre égard présuppose encore un rapport du sujet à l’objet. Cette contradiction est encore plus forte si on utilise le concept de “non-humain” (en lisant ” Par-delà nature et culture” de Descola, on comprend que certains peuples amazoniens considèrent toutes choses comme humaines, remettant en cause l’univocité de l’anthropocentrisme moderne).
Sans doute peut-on proposer le concept d’ahumain, pour sortir du cercle anthropologique et pouvoir refaire la genèse de la relationalité et de son absence, afin donc d’approcher la possibilité de la destruction et du néant autrement que négativement.
Le mouvement de l’ahumain est le flux et il peut avoir plusieurs vitesses. Une vitesse rapide (cette rapidité étant relative à notre propre durée existentielle) dont les technologies sont la forme la plus visible. Le projet “Capture” en est un exemple : une machine qui ne cesse de produire rapidement.
Une vitesse lente, si lente qu’elle est quasi-immobile, mais cette immobilité n’est pas un attribut de la matière elle-même, elle est aussi relative. “Télofossiles” travaille cette lenteur minérale qui est prise dans des dimensions cosmologiques.
Ces ahumains qui ne se rapportent pas à nous, constituent pourtant un nouvel imaginaire et pour ainsi dire une nouvelle perception. C’est sans doute là le paradoxe que nous soyons poussés, en particulier par les sciences, à accepter du non-corrélatif et que celui-ci, cette absence même de relation, ouvre la possibilité de nouvelles conditions pour la pensée. C’est bien que “se rapporter à” a au mieux deux sens : la corrélation et le rapport incommensurable.
Ce dernier fait que ce à quoi on ne peut pas s’ajuster, cette défaillance de l’appareillage transcendantal, devient en soi un objet d’expérience. Et c’est sans doute en ce point, dans lequel peut se glisser aujourd’hui l’art, que l’empirisme transcendantal trouve une conjonction surprenante.
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Each era seems to privilege certain authors, certain words and certain reasoning. A mixture of mimicry and historical necessity, words circulate and become generalized until, sometimes, they lose their meaning. What used to be problematic becomes a watchword and automatism in an even more accelerated way due to the viral nature of the diffusion of information on the Web.
This is the case today for the “non-human” formula, which would designate, in a negative form, an exteriority of the human being. The “non-human” seems to have the ambition to criticize Western anthropocentrism, that is, the idea that everything is anthropologically determined, going as far as the exploitation of everything that is not us and its destruction, denying what surrounds us until our own destruction.
If this conception may in many ways seem naïve, so much so that it cannot summarize the ambiguities and conceptual as well as practical divergences of modernity, one can only underline its current success. By this word, one undoubtedly believes to strike a fatal blow to nihilism and to rediscover, but had one ever forgotten, that there is something other than us, that there is something outside, something beyond us. The non-human would thus accompany the renewed interest in the absolute, in its realistic or materialist version. But one may wonder whether the negative prefix of the non-human is not still a veiled way of anthropocentrism. What is not us, is it only defined in a negative relationship with us?
In L’inhumain (1988), Lyotard distinguishes two forms of inhumans. The first would be techno-scientific development, which behaves inhumanly towards us insofar as its movement seems autonomous and goes beyond any political hold. The second would be art. Taking up Adormo’s famous thought about the inhumanity of art in relation to artists, Lyotard shows how incommensurable (sublime) works are to perception.
This distinction is complicated in the last article of the book, “Domus and the megalopolis,” since art is not the repository of resistance in relation to economic development, but participates in it (“Even the witness is a traitor,” he takes up the idea of Primo Levi and shifts its scope). This ambiguity, which is found in an even more radical form in Économie libidinale, is pointed out here and not developed.
If the notion of inhuman claims the correlation between what is not human and what is human, the former being defined negatively since it is its relation to us that determines it, one cannot but be struck by the links that are woven between this book and certain contemporary problems. One only has to read “Si l’on peut penser sans corps” to see the questions of a human life outside the earth and the very duration of the sun as a condition of the living that we are. But Lyotard’s approach to the inhuman in their relationality to us presupposes a relationship between subject and object. This contradiction is even stronger if we use the concept of “non-human” (reading Descola’s “Beyond Nature and Culture”, we understand that some Amazonian peoples consider everything human, calling into question the univocity of modern anthropocentrism).
No doubt we can propose the concept of the ahuman, to get out of the anthropological circle and be able to redo the genesis of relationality and its absence, in order to approach the possibility of destruction and nothingness other than negatively.
The movement of the ahuman is the flow and it can have several speeds. A rapid speed (this speed being relative to our own existential duration) of which technologies are the most visible form. The “Capture” project is an example of this: a machine that never stops producing rapidly.
A slow speed, so slow that it is quasi-immobile, but this immobility is not an attribute of matter itself, it is also relative. “Telofossils” works this mineral slowness which is taken in cosmological dimensions.
These ahumans, which are not related to us, nevertheless constitute a new imagination and, so to speak, a new perception. This is undoubtedly the paradox that we are pushed, in particular by the sciences, to accept the non-correlative and that this, this very absence of relationship, opens up the possibility of new conditions for thought. It is good that “relating to” has at best two meanings: correlation and immeasurable relationship. The latter means that what cannot be adjusted to, this failure of the transcendental apparatus, becomes in itself an object of experience. And it is undoubtedly at this point, in which art can slip today, that the new forms of realism and Deleuzian transcendental empiricism find a conjuncture, and it is probably at this point, in which art can slip today, that the new forms of realism and Deleuzian transcendental empiricism find a conjuncture.