Un monde séparé
Ce qu’on a nommé à une époque l’art numérique, présupposait que le numérique était un monde séparé du monde connu et constituait donc une terra incognita. L’une des premières expressions de cette séparation fut les théories de la réalité virtuelle qui isolaient celle-ci du monde commun (Deuxième monde, Second Life, etc.). La seconde expression fut le discours emphatique de la relève de l’art par l’art dit numérique : il était si différent qu’il allait purement et simplement remplacer l’art connu.
J’ai toujours eu les plus grandes difficultés à comprendre cette séparation ontologique et cette mise en scène des discours. Si je pouvais en percevoir les échos historiques – pour le dire rapidement se rendre comme maître et possesseur de la nature, arraisonner la terre et la configurer en un monde -, je ne voyais pas ce que concrètement une telle séparation pouvait dire. En nous enfonçant dans une réalité virtuelle ou dans l’usage d’un ordinateur sortons-nous réellement de la réalité connue ? N’est-ce pas si absurde que de dire que les pommes de Cézanne ne sont pas des pigments étalés sur une toile dans ce monde-ci ? Ne s’agit-il pas d’un effet esthétique ? Sans doute les théories de la séparation ontologique confondaient ontologie et esthétique et réduisaient la première à la seconde : si nous nous représentions un autre monde alors ce monde était une substance. Elles remettaient ainsi en cause la donnée fondamentale de la solitude du monde.
Derrière le vocable postdigital, postnumérique, postinternet, il y a la (re)découverte que le monde numérique n’est pas hors de ce monde, ou encore que ce monde est constitué de multiples mondes et que le numérique n’a aucun privilège sur tous les autres. Il y a quelque chose d’étrange à voir se généraliser une idée défendue depuis des années qui utilisait des arguments philosophiques. Le courant actuel est sans doute plus spontané et rapide, mais finalement il exprime la même position : il n’y a aucune spécificité du numérique et s’il y en a une c’est de n’en avoir aucune, c’est de pouvoir numériser toutes choses. Le grand changement est historique : en accumulant des données, nous laissons une trace des anonymes que l’historicité elle-même excluait auparavant. S’intéresser aux effets de surface (le kitsch numérique) est une des stratégies pour, à la manière de Benjamin, se faire historien-chiffonnier de tous ces détails incongrus.
Le flux numérique s’écoule dans nos existences comme le fleuve héraclitéen : jamais identique à lui-même et pourtant toujours reconnaissable. La lumière bleutée qui irradie nos visages le soir, cette lumière qui traverse l’épiderme et pénètre jusqu’à la rétine, n’est-elle pas aussi matérielle que la lueur d’une bougie d’antan ? Le numérique et ses effluves intangibles imprègnent notre rapport au monde : ils s’infiltrent par tous les pores de notre sensibilité, envahissent les moindres recoins de notre perception. Comment alors continuer à défendre cette séparation artificielle entre un monde dit réel et un autre qui serait virtuel, quand l’expérience sensible nous révèle à chaque instant leur indissoluble entrelacement ?
La confusion entre les mondes, leur superposition dans l’expérience vécue, n’est pas un phénomène nouveau : le rêveur n’a-t-il pas toujours traversé des univers parallèles sans quitter son lit ? L’halluciné ne parcourt-il pas des contrées étranges tout en demeurant physiquement immobile ? Ce qui change avec le numérique n’est pas tant l’existence de ces passages entre différentes strates du réel que leur massification, leur démocratisation, leur inscription dans des dispositifs technologiques partagés. Nous ne sommes plus dans l’expérience solipsiste du rêveur ou du visionnaire : le numérique propose un espace commun d’hallucination consensuelle, pour reprendre l’expression de Gibson, où les frontières entre le tangible et l’intangible se dissipent dans un brouillard ontologique fascinant.
Le regard qui s’attarde sur l’écran tactile d’un smartphone, les doigts qui glissent sur sa surface lisse, produisent une expérience sensorielle qui n’est ni plus ni moins réelle que celle du peintre devant sa toile ou du sculpteur pétrissant l’argile. Seule demeure la différence des matérialités en jeu, la spécificité des résistances rencontrées : ici la texture granuleuse de la terre, là le verre poli qui conduit l’électricité de l’épiderme vers des circuits imprimés. Mais dans les deux cas, nous restons pleinement ancrés dans ce monde-ci, dans cette réalité sensible qui constitue l’horizon indépassable de notre être-au-monde.
La prétendue séparation ontologique entre le numérique et le non-numérique repose sur un malentendu fondamental : confondre la représentation avec ce qu’elle représente, la carte avec le territoire, le signifiant avec le signifié. Que l’écran nous donne à voir des images de contrées lointaines ou de créatures fantastiques ne signifie nullement que ces images appartiennent à un autre monde : elles sont, tout comme les pigments de Cézanne, des configurations matérielles spécifiques qui produisent des effets sur notre système perceptif. L’illusion d’une réalité autre ne se situe pas dans les objets techniques eux-mêmes, mais dans notre propension à nous laisser absorber par les univers qu’ils évoquent – capacité d’absorption qui témoigne justement de notre appartenance pleine et entière à ce monde sensible, à cette chair du monde dont parlait Merleau-Ponty.
N’y a-t-il pas, dans cette mythologie d’une séparation ontologique, le fantasme récurrent d’une transcendance technologique, le rêve d’échapper à la finitude de notre condition corporelle ? L’utopie de la réalité virtuelle ne rejoint-elle pas, par des voies détournées, les vieilles promesses religieuses d’un au-delà libéré des contraintes de la matière ? Le discours sur l’art numérique comme rupture radicale avec toute tradition antérieure ne participe-t-il pas de ce même désir d’affranchissement, de cette même quête d’un salut par la technique ? Il faudrait alors interroger ce que cette volonté de séparation révèle de notre rapport ambivalent à notre propre condition incarnée, à cette existence située que nous ne pouvons transcender qu’en imagination.
Le flux numérique, par sa fluidité même, par sa capacité à s’infiltrer dans les moindres interstices du quotidien, nous révèle paradoxalement l’unité fondamentale de l’expérience sensible. En se diffusant partout, en irriguant les espaces les plus intimes comme les plus collectifs de nos existences, il met en échec toute tentative de cloisonnement ontologique. L’eau du fleuve numérique ne coule pas à côté du monde : elle traverse ce monde-ci, notre unique monde, le transformant sans doute, l’érodant peut-être, mais toujours en demeurant pleinement immanente à sa réalité.
Cette compréhension, que l’on retrouve aujourd’hui sous les appellations de postdigital ou de postnumérique, n’est pas tant une nouveauté qu’une redécouverte : celle de l’unité fondamentale du sensible par-delà la diversité de ses manifestations. Ce qui nous apparaît maintenant comme une évidence – le numérique n’est qu’une modalité particulière de notre rapport au monde, non un monde séparé – a longtemps été occulté par les discours techno-utopiques qui, dans leur enthousiasme pour la nouveauté technique, croyaient déceler l’émergence d’une réalité parallèle. Mais ces discours, en définitive, ne faisaient que reproduire le vieux schéma platonicien distinguant le monde sensible du monde intelligible, en remplaçant seulement ce dernier par le monde virtuel.
La spécificité du numérique, s’il en est une, réside précisément dans son absence de spécificité ontologique : sa capacité protéiforme à se fondre dans d’autres médiums, à traduire et à transformer d’autres modes d’expression. Cette plasticité essentielle, cette fluidité qui lui permet de prendre mille visages sans jamais se figer définitivement dans aucun, ne constitue pas pour autant un privilège métaphysique. Elle est simplement l’expression technique de cette malléabilité fondamentale du réel que les philosophes du devenir, d’Héraclite à Bergson, n’ont cessé de mettre en lumière : tout coule, rien ne demeure identique à soi.
Dans cette perspective, le tournant historique que représente le numérique n’est pas tant l’émergence d’une nouvelle ontologie que la transformation profonde de notre rapport à la mémoire collective, à l’archive, à la trace. En permettant l’enregistrement et la conservation systématique de données auparavant vouées à l’oubli, les technologies numériques modifient radicalement notre relation au passé, à l’histoire, à ce qui mérite d’être conservé. L’historien-chiffonnier benjaminien trouve dans ces technologies un allié inattendu : elles lui permettent de recueillir et de préserver ces détails incongrus, ces fragments insignifiants, ces existences minuscules que l’historiographie traditionnelle abandonnait aux poubelles du passé.
Ce n’est plus seulement le grand homme, le héros, l’artiste de génie qui laisse sa trace dans les archives de l’humanité : c’est désormais l’anonyme, l’individu quelconque, le passant ordinaire dont les moindres faits et gestes peuvent être enregistrés, analysés, conservés. Cette démocratisation radicale de la mémoire historique constitue peut-être la véritable révolution numérique : non pas l’avènement d’un nouveau monde, mais la transformation profonde de notre rapport à ce monde-ci, à son passé, à ses marges, à ses exclus. La numérisation généralisée révèle ainsi l’unité paradoxale du divers, la continuité du discontinu, l’appartenance commune de toutes choses à ce flux ininterrompu qu’est l’existence sensible.
Les effets de surface, le kitsch numérique que certains artistes contemporains explorent avec tant de finesse, ne sont donc pas des manifestations superficielles d’une réalité virtuelle séparée, mais bien des expressions particulières de cette unique réalité à laquelle nous appartenons tous. Ils témoignent, dans leur apparente trivialité, de cette solitude fondamentale du monde dont parlaient les philosophes : non pas la solitude comme isolement ou séparation, mais comme unicité irréductible de tout ce qui est. Le monde est seul non parce qu’il serait isolé d’autres mondes, mais précisément parce qu’il est le tout englobant, l’horizon indépassable de toute expérience possible.
Dans les flux et reflux du numérique, dans ses courants et ses contre-courants, dans ses marées montantes et descendantes, se joue ainsi non pas la naissance d’un monde nouveau, mais la métamorphose continue de notre unique monde. Un monde qui, dans sa solitude fondamentale, n’en finit pas de se révéler multiple, feuilleté, stratifié, traversé de tensions et de contradictions. Un monde qui, comme le disait Merleau-Ponty, est toujours déjà là avant toute analyse, non comme une somme d’objets juxtaposés, mais comme le champ transcendantal de notre expérience, le sol inépuisable sur lequel se détachent toutes les figures de notre perception.
Ainsi, ce que nous nommons aujourd’hui le postdigital n’est peut-être rien d’autre que la reconnaissance tardive de cette évidence première : il n’y a qu’un seul monde, mais ce monde est inépuisable dans ses manifestations, irréductible à toute tentative de totalisation conceptuelle. Le numérique n’est ni un au-delà ni un en-deçà de ce monde : il en est une modalité particulière, une inflexion spécifique, un pli singulier dans le tissu infiniment complexe du réel. Et c’est précisément dans cette appartenance commune, dans cette inscription partagée au sein d’une même réalité sensible, que réside peut-être sa véritable puissance de transformation.