Un art sans concept

Le conflit entre l’art et le concept s’enracine dans une histoire ancienne, dont les prémices peuvent être retrouvées dans les mots d’ordre que Platon adressait aux poètes dans La République. Cette relation tumultueuse constitue une étrange amitié, une guerre particulière qui s’apparente à une dialectique figée dans son mouvement, suspendue entre opposition et réconciliation.

Revendiquer un “art sans concept” ne relève pas d’une conception essentialiste qui refuserait naïvement toute forme de pensée, comme si la pensée se réduisait aux seuls concepts. Cette posture traduit plutôt un refus radical de la généralisation en art. Or, ce refus s’avère bien plus exigeant et déstabilisant qu’il n’y paraît initialement, car il vient bouleverser une fonction fondamentale du langage lui-même. Qui peut véritablement s’empêcher de parler de “son” art comme s’il s’agissait de l’art dans son universalité? Qui peut s’exprimer sans céder à cette “tendance si vulgaire à la généralisation”, comme l’appelait Lyotard dans ses Rudiments païens?

Lorsqu’un artiste parle de l’art dans sa dimension générale, il ne fait que systématiser une expérience singulière, oubliant au passage que cette systématisation constitue peut-être l’ennemi le plus redoutable de la singularité qu’il prétend défendre. Un art qui échappe aux concepts devient donc un art réfractaire à la généralisation et, par conséquent, résistant à certaines formes de partage, du moins celles qui relèvent de la communication entendue comme transmission d’un contenu identifiable.

Considérons l’exemple révélateur de l’art conçu comme modalité de connaissance. Quand un physicien établit une loi naturelle, celle-ci prétend à une validité universelle, au moins jusqu’à ce qu’un modèle plus performant émerge. Cette loi ne vaut pas uniquement pour le scientifique qui l’a formulée; elle fait l’objet d’un consensus au sein de la communauté scientifique. Dans le cas d’une pratique artistique, la situation diffère radicalement. Une œuvre n’a pas besoin de faire consensus pour atteindre sa pleine puissance. Pourtant, elle demeure indéniablement un objet de partage.

L’œuvre n’est pas universalisable mais irréductiblement singulière; elle constitue une individuation qui, selon des résonances subtiles, peut entrer en relation avec d’autres singularités sans jamais les subsumer sous une catégorie générale. L’artiste ne saurait être conçu comme un porte-parole qui exprimerait une vérité valable pour tous. La connaissance que propose l’art ne relève pas simplement de l’adhésion ou de l’adéquation à un modèle, mais d’une passion de la différence, d’une sensation intense d’un écart dans lequel, comme en amour, on tombe avec délectation. Si la science vise la connaissance des universaux, les œuvres d’art offrent une connaissance qui se déploie au voisinage des individuations.

L’expression “art sans concept” (formule paradoxale en elle-même) ne doit donc pas être entendue comme un art dépourvu de pensée – ce qui serait strictement impossible, car là où la pensée s’absente, nulle mémoire ne peut émerger. Il s’agit plutôt d’un art qui résiste à la généralité, qui refuse de se laisser enfermer dans des catégories prédéfinies. Cette posture exige de se tenir dans une proximité approximative avec l’œuvre, de maintenir coûte que coûte une parole hésitante qui prend à revers les habitudes langagières dominantes, dont la clarté apparent masque souvent une occultation des ambivalences et des complexités.

On pourrait reprocher à cette parole, à ce discours, à ces pensées (qui ne sont pas pleinement des concepts) leur imprécision, leurs discontinuités, leurs fêlures. Mais ces caractéristiques constituent précisément le cœur de la torsion que nous devons imposer au langage pour résister à sa tendance généralisatrice et à la division classique entre l’extension et la définition, entre le multiple et l’Un. Ces pensées demeurent à proximité de l’œuvre sans jamais prétendre la saisir entièrement. Pour cette même raison, une œuvre, dans sa singularité radicale, doit se tenir à distance des autres formes de généralité – qu’elles soient politiques, sociologiques ou scientifiques. Son rapport au monde n’est pas universel mais tissé de finitude, infiniment fini. Sa politique s’avère être celle de la singularité ou, formulé autrement, des multitudes.

Ce mode de connaissance, réfractaire à l’universalisation, se révèle précieux en ce qu’il nous rappelle à l’ordre sans logos de la finitude, à l’arbitraire des mondes constamment construits et reconstruits, à la tension jamais résolue entre notre perception, notre émotion, notre pensée et notre mémoire. Il nous ramène finalement à vous, à chacun d’entre vous, dans votre irréductible singularité.