Hantology of teenager on / Hantologie de l’adolescence sur / Tik Tok

Depuis quelques jours, un filtre s’est répandu sur Tik Tok, Teenage Look, qui comptabilise 1 495 800 vidéos. Il permet de se « rajeunir » de quelques décennies et de se ramener à l’âge de l’adolescence.

Le résultat est diffusé sur Tik Tok en split screen avec en haut, l’adolescent et en bas, la personne actuelle. S’ensuivent différentes réactions allant de l’étonnement, au rire en passant par les larmes. Souvent, la personne s’adresse à son « double » passé pour lui donner des conseils et lui dire de ne pas douter de soi, d’avoir confiance, de ne pas se détester, de suivre ses désirs, de ne pas perdre tout ce temps qui a été perdu et que rien ne viendra rattraper. Il rassure son double et se remémore ses sentiments d’adolescence. La musique est souvent la même, The Verve Pipe des Freshmen, récit de l’adolescence perdue et de la culpabilité de l’adulte. Le rajeunissement est souvent crédible : les rides s’évaporent, le contour du visage se raffermit, les cheveux apparaissent. On se retrouve comme on a disparu sans s’en rendre compte, progressivement au fil des années.

Il y a une émotion à voir ces deux personnes appartenant à deux temps différents coexister. Leur synchronisation même produit un effet d’étrangeté. On perçoit bien que la personne âgée parle au plus jeune même si les deux font les mêmes mouvements de lèvres. Il y a dans cette synchronisation du mouvement se référant à deux temporalités existentielles différentes, à deux psychés différentes, les regrets, la nostalgie des vies qui n’ont pas été vécues, du temps perdu et qui nous rattrape. Il y a aussi l’interrogation de savoir pourquoi ces gens diffusent le résultat sur la plate-forme sociale et rendent ainsi visible cet âge de la hantise à des inconnus.

Car, l’adolescent qui revient est bel et bien un spectre et son mode d’apparition est l’hantologie, parce qu’il n’a jamais quitté l’adulte qui est en train de vieillir comme si le secret de l’existence, son conatus, était contenu dans cet âge intermédiaire, si intense pour beaucoup, où se joue quelque chose parfois d’invivable. La question que pose cette hanthologie logicielle est la promesse : a-t-elle été tenue ? Sommes-nous à la hauteur de l’adolescent que nous avons été ? Car celui-ci est le possible existentiel et c’est pourquoi il reste à venir.

On peut s’imaginer une société, où nous vivrions avec des représentations de nous-mêmes à plusieurs âges. Non pas que ce serait là des avatars de nous, nous permettant de vivre dans plusieurs temps, mais comme notre présent se remémorant ou anticipant, le passé comme le futur, selon une coexistence des affects temporels. Nous garderions des traces mouvantes de ce que nous avons été, les activant selon les besoins du moment pour nous rappeler à la promesse de la vie. Ce serait là l’émergence d’une rétention quaternaire, pour poursuivre la typologie de Bernard Stiegler : la rétention de l’existentialité elle-même, la rétention comme hyperaliénation. Il faut relier cela à ce que j’ai écrit ailleurs sur la résurrection par l’IA.

Car quel est ce plaisir de peine qui apparaît sur le visage des sujets de cette expérience d’hantologie en réseau ? C’est celui de devenir autre, hyperaliénation désirée, un autre adolescent qui revient non par le passé, mais par le présent, et qui intègre ainsi la nostalgie, la promesse non tenue, les espoirs abandonnés du sujet actuel. Ce dernier métabolise donc la différence du temps avec lui-même en tant qu’il se remémore et nous anticipe à la manière d’un réseau inductif de neurones artificiels. Ce n’est pas le fait du hasard que ce soit précisément l’adolescence qui revient, cet âge qui a été à la source de la culture populaire et du capitalisme culturel depuis les années 50, cet âge qui est celui de la plus grande promesse et du plus échec, cet âge qui est celui du possible qui n’aura jamais lieu.

Since a few days, a filter has spread on Tik Tok, Teenage Look, which counts 1 495 800 videos. It allows you to “get younger” by a few decades and to bring yourself back to the age of adolescence.
The result is broadcast on Tik Tok in split screen with the teenager on top and the current person on the bottom. Different reactions follow, ranging from astonishment to laughter to tears. Often, the person addresses his past “double” to give him advice and tell him not to doubt himself, to have confidence, not to hate himself, to follow his desires, not to lose all this time that was lost and that nothing will catch up. He reassures his double and remembers his feelings of adolescence. The music is often the same, The Verve Pipe by the Freshmen, a tale of lost adolescence and adult guilt. The rejuvenation is often believable: wrinkles evaporate, the contour of the face becomes firmer, the hair appears. We find ourselves as we disappeared without realizing it, gradually over the years.
There is an emotion in seeing these two people belonging to two different times coexist. Their very synchronization produces an effect of strangeness. One perceives well that the older person speaks to the younger one even if both make the same lip movements. There is in this synchronization of the movement referring to two different existential temporalities, to two different psyches, the regrets, the nostalgia of the lives which were not lived, of the time lost and which catches up with us. There is also the question of why these people broadcast the result on the social platform and thus make this age of haunting visible to strangers.
For the returning teenager is indeed a spectre and his mode of appearance is the hantology, because he has never left the adult who is growing old as if the secret of existence, its conatus, was contained in this intermediate age, so intense for many, where something sometimes unbearable is played out. The question that this software hanthology raises is the promise: has it been kept? Are we up to the standard of the teenager we once were? For this is the existential possibility and that is why it remains to come.
We can imagine a society, where we would live with representations of ourselves at several ages. Not that they would be avatars of us, allowing us to live in several times, but as our present remembering or anticipating, the past as the future, according to a coexistence of the temporal affects. We would keep moving traces of what we have been, activating them according to the needs of the moment to remind us of the promise of life. This would be the emergence of a quaternary retention, to continue Bernard Stiegler’s typology: the retention of existentiality itself, the retention as hyperalienation. This must be linked to what I have written elsewhere on the resurrection by AI.
For what is this pleasure of sorrow that appears on the faces of the subjects of this networked hantology experiment? It is that of becoming another, a desired hyperalienation, another adolescent who returns not through the past, but through the present, and who thus integrates the nostalgia, the unfulfilled promise, the abandoned hopes of the present subject. This last one metabolizes the difference of time with itself as it remembers and anticipates us in the manner of an inductive network of artificial neurons. It is not by chance that it is precisely adolescence that returns, this age that has been at the source of popular culture and cultural capitalism since the 1950s, this age that is that of the greatest promise and the most failure, this age that is that of the possible that will never take place.