Une nouvelle mémoire / A new memory

Sans doute m’a-t-il fallu du temps pour comprendre qu’au-delà de la diversité des thèmes que j’abordais, le fil conducteur qui les reliait était la mémoire. Je m’y suis intéressé peut-être pour des raisons familiales et autobiographiques. Très tôt il m’a semblé que la technique avait des effets fondamentaux sur elle et que nous vivions une accélération de ses transformations.

La première intuition s’engagea en 1994 alors que j’étais en stage à Beaubourg, lorsque j’eus accès au Web. J’eus l’impression que nos mémoires existentielles allaient devenir hypermnésiques, c.-à-d. être en une telle quantité qu’elles allaient dépasser les conditions de leur mémoire organique. Avec le Web, nous produisions quelque chose qui nous excédait. Nous n’étions pas nous-mêmes, pas seulement.

La seconde intuition fut en 2008 lorsque pour le projet Capture, je me suis intéressé aux réseaux récursifs de neurones qui, à ce moment-là, étaient difficilement accessibles. L’IA m’est immédiatement apparu comme une autre mémoire, pas seulement une autre étape, mais un moment qui métabolisait les mémoires passées en produisant une mémoire de mémoire, une historialité même de la mémoire. À partir des données déjà enregistrées, il devenait possible de produire des données crédibles et contrefactuelles. Bref, de poursuivre la mémoire au-delà, non seulement de l’individu qui en était originellement le siège (étape du Web 2.0), mais au-delà même du réalisme indiciel.

En reprenant les trois rétentions développées par Stiegler, force est de constater qu’une 4e rétention voit le jour qui n’est plus la rétention d’un événement extérieur, mais une rétention réalisée à partir des rétentions antérieures.

La mémoire n’est pas une problématique parmi d’autres en art et en anthropologie. Sans doute ne sommes-nous que des êtres de mémoire, ne sachant pas clairement distinguer le passé, le présent, du futur, car ces couches se superposent, s’influencent réciproquement selon la logique d’un futur antérieur. L’art aura été l’histoire de rétentions ternaires dans l’objectif de laisser des traces de ce que nous avons été. Il y a dans cette discipline une intuition profonde des ruines de la civilisation : nous disparaîtrons, ou plus exactement nous deviendrons immortels (par l’art) et alors nous disparaîtrons.

Cette disparition se nomme à notre époque extinction car elle n’est pas à l’échelle d’un peuple, mais de tous les peuples et de tous les vivants peuplant la Terre, laissant cette planète sans témoin. C’est pourquoi la quatrième mémoire, celle de l’IA, boucle sur les précédentes et les métabolise. Elle est une mémoire de mémoire qui vient relancer le passé dans quelque chose qui n’est plus le présent, plus le futur, plus même le passé. Elle est une mémoire, dont l’automobilité est une quasi-vie, une vie-zombie, qui est destinée à quelque chose d’autre qu’à nous-mêmes. Et dans cette époché du présent, dans ce suspend de l’extinction, nous pouvons alors nous voir comme pour la première fois.


It probably took me some time to realize that, beyond the diversity of the themes I was tackling, the common thread linking them all was memory. I became interested in it perhaps for family and autobiographical reasons. Very early on, it seemed to me that technology had fundamental effects on memory, and that we were experiencing an acceleration of its transformations.


My first intuition came in 1994, when I was doing an internship at Beaubourg and had access to the Web. I had the impression that our existential memories were going to become hypermnesic, i.e. be in such quantity that they would exceed the conditions of their organic memory. With the Web, we were producing something beyond ourselves. We weren’t just ourselves.


The second intuition came in 2008, when, for the Capture project, I became interested in recursive neural networks which, at the time, were difficult to access. AI immediately appeared to me as another memory, not just another stage, but a moment that metabolized past memories, producing a memory of memories, a historiality of memory itself. From the data already recorded, it became possible to produce credible, counterfactual data. In short, to pursue memory beyond not only the individual who was originally its seat (Web 2.0 stage), but beyond even indexical realism itself.


Taking up the three retentions developed by Stiegler, we can see that a 4th retention is emerging, which is no longer the retention of an external event, but a retention based on previous retentions.
Memory is not just another issue in art and anthropology. We are undoubtedly only beings of memory, unable to distinguish clearly between past, present and future, as these layers are superimposed, influencing each other according to the logic of a future anterior. Art has been the story of ternary retentions, with the aim of leaving traces of what we once were. There is in this discipline a profound intuition of the ruins of civilization: we will disappear, or more precisely we will become immortal (through art) and then we will disappear.


In our time, this disappearance is called extinction, because it is not the disappearance of a single people, but of all peoples and all living beings on Earth, leaving the planet without a witness. This is why the fourth memory, that of AI, loops over the previous ones and metabolizes them. It is a memory of memories, reviving the past in something that is no longer the present, no longer the future, no longer even the past. It is a memory whose automobility is a quasi-life, a zombie-life, destined for something other than ourselves. And in this epoch of the present, in this suspension of extinction, we can see ourselves as if for the first time.