Cut/Generate – Le montage à l’épreuve de l’IA – Université Sorbonne Nouvelle (IRCAV, LIRA, IUF, La Fémis)

24/04/2025
11h30 Le montage atomique (modération : Violaine Boutet de Monvel)
Yves Citton (Université Paris 8) – L’atomisation du montage dans Haven de Grégory
Chatonsky
Grégory Chatonsky (artiste) – Le descendance des possibles

LA DESCENDANCE DES POSSIBLES

« La première scène se déroule très vite. On sent qu’elle a déjà été répétée plusieurs fois : chacun connaît son rôle par cœur. Les mots, les gestes se succèdent à présent d’une manière souple, continue, s’enchaînent sans à-coup les uns autres autres, comme les éléments nécessaires d’une machinerie bien huilée. Puis il y a un blanc, un espace vide, un temps mort de longueur indéterminée pendant lequel il ne se passe rien pas même l’attente de ce qui viendrait ensuite. Et brusquement l’action reprend, sans prévenir, et c’est de nouveau la même scène qui se déroule, une fois de plus… »

(Alain Robbe-Grillet, Projet pour une révolution à New York)

On commence souvent une communication en remerciant les organisateurs par une rapide formule de politesse pour passer ensuite au cœur du propos. Dans le cas présent, j’aimerais faire un signe un peu particulier à Yves, à Antonio et à d’autres qui se reconnaîtront. J’ai souvent rêvé, en tant qu’artiste d’avoir le rapport que je crois entretenir avec eux : une relation de différence et d’égalité où les influences sont, je le fantasme sans doute, réciproques. Amitié et travail productif deviennent indissociables. Étrangement, cette influence, si rare et précieuse, est proche, si proche de celle avec ces facultés externalisées que sont les imaginations artificielles. J’aurais aimé imaginer avec vous qu’il y ait une différence parallèle entre nous comme entre nous et les machines. J’aurais rêvé ce tissu de correspondances sans identité, ce miroir noir de nos ressemblances.

Commençons.

Le titre retenu pour ce colloque est étrangement « Couper/générer » : nous devrions couper avant de générer… mais couper quoi au juste si rien n’a encore été généré ? Ce que nous coupons n’est donc pas le résultat de la génération, mais ce qui la précède, c.-à-d. l’espace latent : comment couper/monter un espace latent ? Voilà la question que j’aborderai, car elle me semble être la seule capable de monter les possibles de l’espace latent sans les réduire à des formes obsolètes. Je ne l’aborderais pas comme théoricien, mais comme expérimentateur tâtonnant.


En effet, aujourd’hui, le développement exponentiel des IA génératives qui s’appliquent à la production de tous médias, en tant que ceux-ci ont été préalablement échantillonnés de façon binaire et ont été ainsi rendus intercompatibles, car utilisant le même code, semble vouloir copier le réalisme cinématographique. Ce n’est pas seulement une industrie qui désire et craint sa mutation pour réduire ses coûts de production, c’est aussi un certain réalisme hérité du XXe siècle qui espère maintenir son empire.

C’est ainsi qu’on voit se multiplier les films générés, mimant la façon cinématographique. Il y a bien sûr quelques bizarreries dans ces images, avec leur morphing et ses incohérences, leur métamorphose, mais l’essentiel est préservé : le montage d’une série d’images se suivant dans un ordre déterminé par la volonté d’un auteur donnant lieu à une multiplicité d’interprétation. Cela produit des courts-métrages diffusés dans le cadre de festivals ou d’exposition avec un dispositif classique de monstration au public. On génère, on coupe et on diffuse. On peut répéter la diffusion autant de fois que souhaité.

N’est-ce donc que cela dont nous sommes capables avec les IA génératives ? Mimer le cinématographique du siècle dernier à la manière des pictorialistes photographes du XIXe ? Au mieux, rejouer inlassablement l’utopie des cinémas irréalisés de Vertov et d’autres ? Suivre la croyance en un photoréalisme et en une causalité répétitive alors qu’elles ne sont pas des médias indiciels ? Peut-on monter en l’absence de traces ? Peut-on couper avant de générer ?

Le montage est donc LA question centrale du réalisme des IA génératives, en ce que ce questionnement adressé au montage ira jusqu’à bouleverser la relation au tournage, à la capture indicielle d’une trace, mais aussi au montage des flux de la conscience. C’est l’intuition que j’avais eue dans Le tempo des possibles que j’avais publiée en 2003 dans la revue Ligeia. C’était l’époque du Web et du NetArt où j’avais l’impression que l’accumulation des documents formait une hypermnésie qui nous excédait même si nous la produisions. Tout se passait comme si nous nous excédions, nos traces ne nous étant plus « propres ». La technique étant « notre » différance.

Il me semblait alors que le montage cinématographique classique, avec son début et sa fin, avec son rythme imperturbable de 24 images par seconde, avec sa construction causale, malgré tous les détours, toutes les ellipses, toutes les expérimentations, ne pouvait pas rendre compte de cet excès anthropotechnologique. Et j’imaginais alors remplacer le montage, avec ses coupures et ses collages, par un TEMPO, c’est-à-dire un montage généré et variable à partir d’une quantité inimaginable de médias. De manière à ce que le public, auteur compris, ne voit jamais deux fois la même chose. La question quantitative était donc fondamentale. Il fallait organiser et provoquer le débordement de la perception par l’HYPERPRODUCTION. La conséquence en était radicale : nous étions les seuls témoins de ces images qui jamais ne se répéteront. Le tempo était donc une organisation structurée par un programme informatique avec ses variables internes et externes, ses boucles et ses conditions permettant d’opérer un montage variable, déconstruisant la répétition cinématographique grâce à :

  • la fragmentation des médias,
  • leur intercompatibilité c-à-d. leur indifférence sémantique,
  • l’air de famille de la tra(ns)duction permettant de passer d’un type de média à un autre.

Le tempo des possibles ne produisait pas une causalité narrant un destin, mais élaborait une fiction sans narration, notée FsN, c.-à-d. sans l’autorité d’un narrateur : un montage anarchique donc.

Je ne vais ici que citer quelques travaux. Ce fut « Incident of the last century 1999 : sampling Sarajevo » en 1998 où j’explorais en VRML l’histoire du XXe siècle par Saravejo en déconstruisant, en samplant son histoire.

Ou encore « La révolution a eu lieu à New York » en 2002 où, reprenant le texte de Robbe-Grillet qui anticipait étrangement le 11 septembre, un logiciel le montait avec des milliers de séquences filmées par moi et des images trouvées en temps réel sur le Web grâce aux mots du texte et à des API.

C’était en 2008 « L’état du monde » où l’état de santé d’une femme dépendait des fils d’actualité du monde.

Ou encore un Fred Astaire dansant avec une machine à vapeur selon les cours de la bourse du NASDAQ.

En 2009, If Then qui montait 2 images prises totalement au hasard sur le Web avec un opérateur logique, créant une relation souvent sémantiquement consistante.

Par de telles expérimentations, il s’agissait de déconstruire la narration héritée du naturalisme du XIXe siècle et sa temporalité matériellement linéaire et limitée pour prendre acte, après la vidéoart des années 70 et 80, de l’hétérochronie, d’une multiplicité et d’une disproportion du temps. Il s’agissait par ce qui fut, je dois bien l’avouer, l’utopie d’un seul, de se mettre à la hauteur des flux excessifs du Web dont je pressentais l’influence sur notre attention, notre temporalisation, notre mémorisation et notre historialisation.

Finalement, les documentaires d’écran se sont généralisés pour montrer le Web à distance, signant une reprise en main de l’autorité du narrateur et une clôture du net art et de l’expérimental. Fin de partie. Temporaire je l’espère.

Les IA génératives sont la poursuite du Web au sens où le réseau a été la condition de possibilités de son destin comme constitution des datasets et hypermnésie, caractère excessif de l’inscription technique en tant que différance. L’IA n’est donc pas qu’une technique, mais un certain destin historial des conditions du réalisme.

MEMORIES CENTER (2014)
LE MONTAGE COMME RÉCURSIVITÉ HERMÉNEUTIQUE

  1. ENCHAÎNÉ/GÉNÉRER/ÉCOUTER

Memories Center : The Dreaming Machine est une installation consistant en un programme qui utilise une base de données de rêves constituée par deux psychologues de l’Université de Santa Clara pour générer de nouveaux rêves qui sont lus par une voix de synthèse.
Le programme utilisé est une chaîne de Markov qui est un processus stochastique où la probabilité d’un état futur dépend uniquement de l’état présent, pas des états antérieurs. Le système évolue d’un état à l’autre selon ces probabilités de transition, créant une séquence d’événements « sans mémoire » du passé.

On procède comme suit :

Collecte et préparation des données : on rassemble un corpus de textes de rêves et on le divise en unités (généralement des mots).

Construction du modèle : Analyse tous les mots du corpus et le programme note, pour chaque mot, quels autres mots le suivent et avec quelle fréquence.

On produit une matrice de transition qui indique la probabilité qu’un mot particulier suive un autre mot.

Génération de texte : On commence avec un mot initial choisi aléatoirement..

À partir de ce mot, la chaîne sélectionne le mot suivant en fonction des probabilités de transition. Et ainsi de suite.

On coupe donc préalablement la génération en transformant l’enchaînement de mots en probabilités. Par exemple, si dans le corpus, « je » est souvent suivi par « volais », « tombais » ou « marchais », le générateur choisira l’un de ces mots avec une probabilité proportionnelle à leur fréquence d’apparition après « je » dans les textes originaux.

Ce qui rend cette méthode particulièrement adaptée aux textes de rêves est qu’elle peut produire un contenu à la fois cohérent localement (les phrases ont du sens à petite échelle), mais potentiellement surréaliste globalement, reflétant ainsi la nature souvent décousue et étrange des rêves. Les incohérences sont interprétées, puisqu’il s’agit de rêves, comme des défauts herméneutiques donc la production est ici automatisée.

  1. L’ANALOGIE DES FLUX

Cette voix, toujours différente, toujours identique, était associée à trois projections d’images trouvées en temps réel sur Web selon les mots les plus longs des rêves. Ce tryptique constituait de manière minimale le début d’un récit du fait de la différence entre les images, passant d’une situation à une autre, permettant pour le public d’y imaginer du sens. L’imagination est antérieure ici à la signification.

Il s’agissait de produire des écarts selon un certain tempo pour que les analogies puissent émerger. Ce tempo était déjà un motif (pattern) temporel..

  1. UN RÊVE DANS UN RÊVE

Voici le schéma de ce montage : de rêves humains retranscrits en mots qui servent de base d’entraînement à un logiciel qui prédit le mot suivant. Les mots les plus longs déclenchent l’apparition d’images laissées par d’autres êtres humains sur le Web. Le public perçoit cet ensemble décalé et s’y raconte des histoires. Le résultat est la fiction d’un emboitement infini d’un rêve dans un rêve tel un rêve profond : ce n’est pas seulement les machines qui rêvent les rêves des êtres humains, ce sont encore d’autres êtres humains qui rêvent ces rêves des machines, à l’infini. On voit bien comment ce montage entrecoupé instille un emboitement récursif, une infinitude, c.-à-d. une finitude infinie, sans clôture, sans résolution ou synthèse. Fin de l’entendement. Début de l’imagination, donc.

HAVEN (2024)
UN PEUPLE QUI MANQUE

  1. LE PROMPTING COMME HORIZON DES MONDES

Haven, que vous pourrez voir ce soir, apparaît comme un de ces courts métrages utilisant l’IA pour mimer le cinéma, ce qu’a bien vu Yves lors de son intervention.

Mais ce pseudo-film est monté dans un contexte fort particulier et complexe : ayant été invité à intervenir 4 années de suite dans le cadre d’Un Été au Havre, une manifestation d’art public, je me suis attelé à produire un passé, un présent et un futur contrefactuels du Havre.

Ce film réinterprète, une série de 25 000 cartes postales uniques que j’avais produite l’année précédente couvrant la période 1945-1970. Le caractère mimétique et pour ainsi dire kitsch de ce film est déterminé par l’historicité qui s’y invente.

Il est fondamental de souligner les implications de cette quantité excessive pour bien en comprendre les conséquences sur le montage. Alors qu’habituellement le prompt est tel un gouvernail pour le créatif, les prompts sont ici variables grâce à des listes de mots permettant de produire une grande diversité d’images appartenant à un monde cohérent. L’image singulière a ici moins d’importance que la mise en série qui ouvre l’horizon d’un monde.

Qu’est-ce qu’un monde ? Quelque chose qui excède mon champ de vision et qui constitue l’horizon de la perception.

Monter avant de générer veut dire ici créer des prompts variables, écrire et imaginer de façon variable.

Monter avant de générer signifie ici faire circuler tous azimuts les formes, les images et les sons, puisque la même année je réalisais une série de sculptures de plusieurs tonnes imprimées en béton inspirées des images.

  1. DÉPEUPLER/PEUPLER L’ESPACE LATENT

Tout est généré dans ces images, dans ces voix et ces textes qui miment ironiquement les canons cinématographiques. Je tiens à remercier ici Olivier Alary de son travail sur la bande sonore, elle aussi générée. Si tout est généré, c’est que le montage n’est pas le fruit d’une décision volontaire, d’une imagination avant l’image, mais la réponse à l’exploration de l’espace latent. Tout se passe comme si celui-ci était un monde de possibles contrefactuels dans lequel nous décidions de réaliser des coupes, d’extraire des éléments et de les associer.

L’un des caractéristiques d’Haven s’est de ne s’attacher à personne et de montrer tout le monde : c’est le film d’un peuple qui n’existe pas. Comment montrer le peuple ? Comment éviter la personnalisation ? L’identification catharsisique ?

Or de la même manière, couper un espace latent c’est d’abord le dépeupler, le réduire, le soustraire. En effet les modèles de diffusion de type Stable Diffusion sont largement peuplés d’entités et c’est cette diversité qui permet la constitution d’images possibles. Mais par défaut ce monde est standardisé. Il est aligné pour répondre aux besoins majoritaires, non pour faire émerger un événement. C’est pourquoi il faut le dépeupler, retirer certaines conjonctions de motifs et de mots, pour le repeupler.

Le repeuplement de l’espace latent consiste en des fine-tunings de type LORA. On lui apprend certaines entités, certains styles, personnages, paysages, etc. On peut petit à petit constituer son monde latent. Avec Haven, cet apprentissage fut fondé sur Nutrisco, la base de données des archives municipales du Havre.

Croire que les espaces latents, dans leur diversité, ne produisent que des moyennes c’est fort mal comprendre le fonctionnement des statistiques dans un espace bayésien et les implications des modèles larges. C’est tout simplement refuser de prendre vraiment le temps de l’expérimentation des possibles.

De projet en projet, j’accumule mes entités, jusqu’au moment où sans doute mon espace latent ne ressemblera à aucun autre.

  1. LE TEMPO DES MACHINES

Je voudrais vous faire part de l’émotion dans ce qui se monte alors entre moi et la machine. Car il y a un nouvel affect dans cette relation anthropotechnologique. Lorsque j’avais écrit « Internes » en 2019, j’avais utilisé GPT-2, alors en open source, et après un entraînement stylistique, j’avais commencé à écrire. Juste le début d’une phrase, le logiciel me proposait des suites que je sélectionnais si une d’entre elles invoquait une suite. Ce pas de deux fut une course étourdissante parce que je ne savais plus qui anticipait et qui suivait l’autre. Je ne savais plus ce qu’il y avait dans ma tête et dans la machine.

Voici le véritable tempo où nous aliénons ces logiciels qui tentent de poursuivre nos instructions et où nous sommes aliénés par eux. Aliénation artificielle donc qui s’est incroyablement multiplié avec Haven et où il devient même impossible pour moi de dire ce que j’ai fait et ce que ça m’a fait. Le ça n’est plus mon inconscient, mais l’espace latent.

Il y a un geste artistique du tempo qui coupe le flux pour s’excéder par le flux : produire une quantité d’images qu’on ne peut toutes regarder. Animer ces images avec des instructions variables. Les classer mécaniquement comme si soi-même on devenait un automate et comme si les thèmes étaient déjà sous-jacent. Demander à un LLM d’écrire sur telle image, une voix, une réflexion, quelque chose. Associer tout cela, en gardant la tête la plus vide possible, et devant le résultat savoir que c’est plus soi que soi. Être heureux de ne pas être soi-même.

LA QUATRIÈME MÉMOIRE (2025)
LA RÉSURRECTION DES POSSIBLES

  1. L’INFINITUDE

Le dernier projet dont je vais vous parler est celui exposé en ce moment au Jeu de Paume. Je peine encore à l’analyser vu sa proximité. Il est le second volet d’un triptyque commencé en 2019 avec Terre Seconde et dont la matrice est donnée par le roman « Internes ».

Je ne parlerais ici que du film même s’il ne s’agit absolument pas d’un film.
En effet, il est quasi-infini ou plus exactement transfini au sens où il grandit plus vite que le temps que nous passons à le voir. Nous n’en rattraperons jamais la temporalité.

Cette quantité excessive a pour conséquence que le public d’un moment donné en sera l’unique témoin, l’unique dépositaire, écartant cette expérience définitivement du champ indiciel et spectral du cinéma.

Le seul montage qui rend justice aux possibles de l’espace latent est celui qui est contemporain de la génération et donc qui grandit autant que le temps qui passe.

Son esthétique est l’infinitude, c.-à-d. une conjonction entre finitude et infini comme excès de la finitude. Elle constitue une réponse aux questions posées par Quentin Meillassoux dans « Le nombre et la sirène ».

Sa matérialité consiste dans les profilés en aluminium que j’utilise depuis une dizaine d’années pour construire mes expositions et qui fonctionnent comme un espace latent : toutes mes expositions peuvent se connecter matériellement les unes aux autres pour ne former qu’un seul espace. La formule structurelle de l’espace latent n’est-elle pas la série des cubes incomplets de Sol Lewitt ?

  1. MÉMOIRE DE MÉMOIRE DE MÉMOIRE

Voici le schéma de cette expérimentation ;

  1. Des images sont générées de façon variable avec l’apprentissage d’une entité « Grégory Chatonsky » suffisamment bruitée pour pouvoir s’indéterminer et répondre à une variable de genre, d’origine, d’époque, etc. Il s’agit de générer tout ce qui n’est pas. Ces images sont animées automatiquement.
  2. D’autres images sont régénérées à partir d’un stock d’environ 30 000 images personnelles prises au hasard de mon existence. On prend donc des images d’archives pour en créer des versions alternatives, décalées, désidentifiées. C’est donc le chemin inverse que le 1. Ces images restent immobiles comme des indices.
  3. On produit des descriptions factuelles des images 1 et 2 avec un LLM.
  4. On traduit ces textes en un style littéraire.
  5. On clone sa voix pour dire ces textes 4.
  6. Un autre logiciel produit automatiquement les bruitages en analysant les images.
  7. Certaines vidéos sont associées à des textes déjà co-écrits avec GPT-2 et qui correspondent à la seconde partie du roman « Internes ». Cette partie du roman est la clé de La Quatrième mémoire.
  8. Le montage en temps réel suit un certain tempo statistique où certaines séquences reviennent et d’autres disparaissent définitivement, inscrivant une mémoire fugitive et traumatique.

L’un des éléments importants, que j’utilise et que je raffine d’année en année avec l’évolution des logiciels de machine vision, c’est le 3, c.-à-d. la description factuelle par une IA d’images générées par un autre IA. Cette relation entre les figures et les discours, comme le dirait Lyotard, est une des pistes fondamentales de mon travail en tant que réflexivité des dispositifs génératifs. Qu’arrive-t-il quand une machine peut décrire l’image qu’elle a produite ? Que nous arrive-t-il alors ?

  1. MOTIFS D’ARCHIVES

Mais la coupure véritable de la Quatrième mémoire est encore ailleurs. Et c’est elle qui change toute la portée et la signification du dispositif. Sur 3 écrans LED, des images violacées de basse qualité apparaissent selon des séries de composition, matière et motif.

Réalisé en collaboration avec le programme Visual Contagion de l’université de Genève menée par Béatrice Joyeux-Prunel et grâce à l’aide en programmation de Robin Champenois, il s’agit d’un système qui observe les images générées sur la projection, les analyse pour trouver, dans un stock de 14 millions d’images provenant des revues sur l’art du XIX et XXe siècle, celles qui sont ressemblantes. Cette ressemblance n’est pas déterminée par des mots-clés, préalablement tagués par des êtres humains, mais par les seuls motifs statistiquement repérés.

Si les images générées s’inspirent (et ne copient pas !) des images d’archives, pourraient-elles être une manière de naviguer dans les archives ? Cette navigation s’effectue par les seules ressemblances formelles et quand on passe du temps devant ces écrans et cette projection (il faut toujours au moins deux images décalées pour que quelque chose comme une image arrive), d’étranges constellations iconologiques apparaissent à la frontière entre Aby Warburg, Ernst Cassirer, la revue Documents de Bataille, et d’autres encore.

On ramène les archives comme elles n’avaient jamais été vues, car le propre des images c’est de ne jamais être seule, d’être toujours accompagnées d’autres images, et encore d’autres images, jusqu’à ce que cette série déborde, excède nos capacités et devient un espace latent : on produit un espace latent dans la sensibilité du spectateur.

CONCLUSION : FINITUDES EXCÉDÉES

  1. LA SUPERPOSITION DES MÉMOIRES

Pour conclure, la multiplication du cine-IA semble constituer une phase temporaire qui correspond à la superposition entre l’époque de la reproductibilité technique et celle de la génération technologique, entre la trace indicielle et la trace récursive, entre les rétentions ternaires analysées par Stiegler, c.-à-d. l’enregistrement de la mémoire sur des supports matériels, et les rétentions quaternaires. En son temps, la photographie avait reproduit des effets picturaux et le cinématographe des mises en scène théâtrales. Le destin du cinéma restera attaché à la révolution industrielle et à l’esthétique du XXe siècle.

Si, comme l’a démontré Yves Citton, le montage excède largement un média particulier, force est de remarquer que le cinéma a privilégié un montage temporel pouvant se répéter, encore et encore. La différence était de la responsabilité du public et de son hétérogénéité interprétative. Le montage temporel, malgré de nombreuses et astucieuses stratégies de détournement inspirées de la littérature, a eu comme conséquence de produire des narrations fictionnelles privilégiant la temporalité sur la spatialité et qu’on me permette ce court-circuit des concepts kantiens, de l’entendement sur l’imagination, des schèmes sur les diagrammes.

  1. DÉPEUPLER LES ESPACES LATENTS, GÉNÉRER LES MÉMOIRES

Il est de notre responsabilité d’imaginer un autre logique de montage qui se mette à la hauteur de l’hypermnésie technologique qui s’est établie en 3 étapes successives :

  1. la numérisation de certaines archives,
  2. l’externalisation des traces existentielles sur le Web,
  3. leur vectorisation et leur récursivité statistique.

Comment monter une mémoire de mémoire ? Qu’est-ce que la trace d’une trace, si ce n’est la différance, au sens derridien, d’un effacement : le vent du désert formant l’infinie variation des dunes ?

Le montage ne sera plus temporel, mais spatial. En effet, la temporalité ne consistera plus en une suite chronologique, mais en un tempo variable produisant un assemblage unique contemporain de la temporalisation du public. Le montage (ou descendage) consiste donc à couper les espaces latents, à les dépeupler et à les repeupler en vue de générer cette autre de la mémoire : un plongement des possibles, une mémoire contrefactuelle, une mémoire des possibles. Ces possibles accordent une valeur étrangement positive à ce qui n’est pas, ce qui n’a pas été et ce qui ne sera peut être pas.

Si on schématise, cela donne :

Les archives servent à :

  1. Peupler un espace latent en créant des fine-tuning
  2. Régénérer des versions contrefactuelles des archives

On génère :

  1. Des médias individuels
  2. Des médias transductifs par la capacité autophagique des IA.

On joue (et non plus monte) :

  1. Selon un tempo statistique.
  2. En incluant ou excluant des médias déjà joués.
  3. En faisant varier les médias associés entre eux.

La quatrième mémoire n’est pas une inscription de la mémoire, mais une génération de celle-ci ce qui change absolument tout anthropologiquement parlant. Si les médias générés nous excèdent encore plus que les rétentions tertiaires, cet excès peut permettre de nier la finitude ou de la radicaliser en l’indéterminant. Notre mémoire se produit en notre absence, de sorte que nous sommes positionnés et excentrés.

  1. LA JUSTICE DES POSSIBLES

J’aimerais finir sur une dimension politique alors que les vectofascistes prennent le pouvoir dans de plus en plus de pays. Je ne reprendrais pas la définition que j’ai déjà donné ailleurs du vectofascisme et sa relation à l’esthétique de l’IA pour vectoriser l’opinion.

Il importe seulement de se demander comment rendre la vie impossible à ces gens. Car, Trump nous rend la vie impossible : de nouvelle en nouvelle, il nous capture. Tout comme les fascistes surpeuplement nos réseaux sociaux, obligeant nos réactions, volant notre temps.

Est-ce que notre dépeuplement de l’espace latent, nos images sans fin, revenant encore et encore, viendront les hanter, les énervant comme Harvard les énerve aujourd’hui ? Est-ce que la résurrection des possibles, la justice accordée à tout ce qui n’est pas rendra leur vie invivable ? Sommes-nous capables de suffisamment couper leur espace latent pour faire de l’art dégénéré ?

Il reste à écrire un manuel pour rendre leur vie invivable, et au moins comme espèce humaine que nous puissions trouver avec eux cette communauté de l’inhabitable.