Méthodologie et contingence : la méthode sans la généralité
Il est beaucoup question depuis quelques années de méthodologie en art. Le risque d’une telle orientation est l’homogénéisation s’appliquant à des cas singuliers émergents (les étudiants). Ce risque, aussi primaire semble-t-il, existe bel et bien, en particulier dans le domaine pratique de l’enseignement supérieur qui étant soumis à des impératifs économiques de plus en plus brutaux et à une supervision de tous les instants, trouve en cette injonction méthodologique deux avantages : un alibi pseudo-scientifique et l’économie de la généralisation qui évite de prendre en charge les singularités et les divergences (entendez le destin individuel et irréductible de chaque étudiant).
L’art s’inscrit dans un espace-temps paradoxal où l’intuition sensible rencontre la rigueur conceptuelle, où le chaos créatif se métamorphose en formes structurées. Mais comment concevoir que le surgissement du nouveau puisse être anticipé par un cadre méthodologique préexistant ? Cette prétention à la méthode ne vient-elle pas contraindre le flux même de la création, ce mouvement imprévisible qui s’élance des profondeurs de l’être vers l’expression visible ? La méthodologie, lorsqu’elle s’impose comme un carcan rigide, transforme l’océan tumultueux de la création en un canal étroit et régulé, où les eaux vives perdent leur puissance originelle pour devenir un courant domestiqué.
Avant de parler méthode en art, encore faudrait-il problématiser la notion même de méthode dans son historicité même afin de la désédimenter et de la déconstruire. Car celle-ci n’est pas neutre, elle engage une certaine philosophie qui cherche derrière la pluralité des phénomènes une orientation qui privilégie le semblable sur la différence. La méthode consiste à réduire les phénomènes à des formes idéales. Le Discours de la méthode (1637) de Descartes, décomposant et recomposant, en est sans doute le paradigme. Si certains, tel E. Morin, ont essayés au fil du temps d’inventer des méthodes, que je nommerais, intensives, il semble difficile d’effacer purement et simplement cette tendance quasi-naturelle de la méthode à occulter le singulier, parce qu’elle consiste à anticiper le travail à faire, à donner des garanties avant de commencer à se mettre à la tâche. Par une telle prétérition, la méthode permet aussi de garantir que le résultat sera partageable, parce que le fil de sa genèse peut être retracé.
Le caractère anticipatoire de la méthode révèle sa dimension temporelle spécifique : elle projette le présent créatif vers un avenir déjà configuré, déjà discipliné. Dans cette projection, quelque chose de l’instant créateur se perd, se dilue, s’efface. L’acte créatif, pourtant, s’enracine dans une temporalité toute autre : celle de l’immersion dans l’instant présent, dans le dialogue immédiat avec la matière, dans l’écoute attentive des résonances intérieures. Comment concilier ces deux temporalités antagonistes ? Comment préserver la fraîcheur de l’instant créatif tout en inscrivant l’œuvre dans une durée partageable ? L’artiste habite ce tiraillement, ce mouvement oscillatoire entre l’immédiateté sensible et la construction d’une cohérence qui se déploie dans le temps.
Si cette orientation est efficace en sciences, parce qu’elle est cohérente avec ses objectifs : trouver des règles régulières derrière les phénomènes singuliers, elle semble inadaptée en art visuel, parce que l’objectif de celui-ci n’est pas l’universalisation des causes (la découverte des lois), mais l’invention divergente des possibles en vue d’une universalité des effets (le sentiment esthétique). De plus, alors que la méthode en science est en amont, la méthode en art est en aval : on la découvre après coup en repensant à tout le trajet parcouru. La méthode est un discours après-coup qui décrit une généralité dans une montagne de singularités et de détails dont il est difficile de déterminer l’importance. Et c’est pourquoi, on privilégie en art le “style” et une relation organique entre le fond et la forme. Lorsqu’on voit une exposition on attend à voir quelque chose d’original, selon l’expression consacrée.
Le style, cet énigmatique entrelacement entre une sensibilité unique et un langage formel reconnaissable : voilà ce qui distingue fondamentalement l’approche artistique de l’approche scientifique. Le style n’est pas une méthode appliquée, mais une nécessité interne qui se dévoile progressivement, une cohérence qui émerge des tâtonnements, des errances, des tentatives avortées, des intuitions fulgurantes. Le style surgit de cette tension féconde entre le hasard et la nécessité, entre l’accident et l’intention, entre le geste spontané et la réflexion critique. Peut-on enseigner ce qui, par essence, relève de l’émergence imprévisible ? Peut-on méthodiser ce qui s’élabore dans les zones d’ombre de la conscience créatrice ?
Parler de méthodologie, au sens d’une manière générale de faire, en art relève donc d’un contre-sens et d’une soumission des arts visuels à des régimes conceptuels externes : sciences dures ou humaines, économie, etc. La seule manière de parler méthode en art est sans doute de l’entendre en un sens toujours singulier : chaque étudiant doit inventer sa méthode, et seul le mouvement génétique de cette méthode est universalisable, non son résultat qui reste entièrement attaché à une personne particulière. Il faut à tout prix éviter la méthode comme généralité en art, car s’y cache d’une part le conformisme, mais aussi la projection d’un enseignant qui impose sa propre méthode à des étudiants souvent en prétextant d’une prétendue méthode de gestion de projet, plutôt que de les aider à développer leur manière propre. L’heuristique, cette étrange mélange de pensée et de faire, est au cœur de cette découverte.
Comment alors concevoir un enseignement artistique qui honore cette singularité irréductible de chaque parcours créatif ? Comment guider sans imposer, éclairer sans éblouir, questionner sans enfermer ? L’enseignant en art se trouve dans une position paradoxale : il doit transmettre un savoir tout en sachant que ce savoir n’a de valeur que s’il est réinventé, réapproprié, parfois même rejeté par l’étudiant. Son autorité ne repose pas sur la transmission verticale d’une méthode éprouvée, mais sur sa capacité à créer des espaces ouverts où l’étudiant peut expérimenter ses propres chemins, explorer ses propres impasses, affronter ses propres démons. L’enseignement artistique authentique serait alors moins un transfert de connaissances qu’une invitation à l’aventure de la pensée sensible, moins un ensemble de règles qu’une écologie de l’attention créatrice.
Dans le flux incessant des images qui saturent notre contemporanéité numérique, l’enseignement artistique doit proposer des contre-courants, des moments de suspension, des espaces de résistance à l’accélération généralisée. Car la création véritable exige du temps : temps de l’immersion, temps de la maturation, temps de l’incertitude féconde, temps de l’erreur productive. Ce temps n’est pas celui, linéaire et quantifiable, des plannings et des échéanciers, mais un temps qualitatif, intensif, un temps qui se dilate ou se contracte selon les nécessités intérieures du processus créatif. Comment préserver ces temporalités multiples dans un système éducatif de plus en plus soumis à l’impératif d’efficience et de rentabilité immédiate ?
La dimension corporelle de l’expérience artistique constitue un autre point aveugle des méthodologies standardisées. L’art n’est pas pure conceptualisation : il engage le corps dans sa totalité, dans sa présence sensible au monde. Le geste pictural, le travail de la matière, l’exploration de l’espace : autant de dimensions qui mobilisent une intelligence corporelle irréductible aux seuls processus cognitifs. Cette intelligence du corps, cette pensée incarnée échappe aux grilles méthodologiques qui privilégient la rationalisation explicite sur la connaissance tacite, incorporée. Comment intégrer cette dimension charnelle dans une pédagogie artistique qui ne se réduirait pas à la transmission de procédures ?
Toute la question, dans le contexte actuel qui est régressif tant au niveau politique que social et qui soumet les professeurs à un contrôle toujours plus grand, est de savoir si les institutions d’enseignement prendrons encore le temps d’inventer, au cas par cas, une méthode sans transfert, sans universalité possible. La montée en puissance de la méthode correspond aussi à celle de la bureaucratie, elle partage avec elle le goût de l’anticipation et de la maîtrise des résultats. Les écoles pourront-elles accueillir le néant du possible de l’art ou se rassureront-elles en comblant cette béance par des solutions toutes faites ? Pourrons-nous inventer ensemble des méthodes hors-la-loi ou des méthodes-lois s’imposeront-elles à nous ? Ferons-nous de la contingence d’une pratique artistique, qui est avant tout une question de corps sensible, le fondement de la transmission des savoirs non pas appris mais imaginés ?
La bureaucratisation croissante du monde éducatif s’accompagne d’une prolifération de discours sur l’évaluation, la standardisation, les résultats mesurables : tout un arsenal conceptuel qui vise à transformer l’imprévisible en prévisible, l’incertain en certain, le qualitatif en quantitatif. Cette logique gestionnaire, appliquée sans discernement à l’enseignement artistique, risque d’en étouffer la vitalité même. Car comment quantifier l’intensité d’une expérience esthétique ? Comment mesurer la puissance d’ébranlement d’une œuvre ? Comment évaluer objectivement la capacité d’une création à ouvrir des mondes ? Ces questions sont délibérément ignorées par les dispositifs d’évaluation standardisée qui réduisent l’art à ce qui, en lui, peut être dénombré, comparé, hiérarchisé.
Face à cette menace d’uniformisation, il devient urgent de repenser radicalement ce que pourrait être une pédagogie artistique qui résisterait à la tentation méthodologique tout en proposant des cadres d’accompagnement pertinents. Une telle pédagogie s’appuierait moins sur des procédures codifiables que sur des dispositions : disposition à l’émerveillement, à l’étonnement philosophique, à l’attention flottante, à l’écoute des résonances intimes entre soi et le monde. Elle cultiverait chez l’étudiant une forme de disponibilité créatrice, cette capacité à accueillir ce qui surgit sans l’avoir anticipé, à reconnaître la valeur de l’accident, à transformer l’obstacle en opportunité.
L’art contemporain, dans ses manifestations les plus exigeantes, ne nous invite-t-il pas précisément à une telle disponibilité ? Ne nous propose-t-il pas des expériences qui nous arrachent aux cadres perceptifs et conceptuels habituels pour nous ouvrir à d’autres modalités de relation au monde ? L’enseignement artistique aurait alors pour vocation non pas de transmettre des méthodes, mais de préserver et de cultiver cette puissance de déstabilisation et de réinvention qui est au cœur de l’expérience esthétique. Il s’agirait moins d’apprendre à faire de l’art selon des procédures éprouvées que d’apprendre à penser avec et par l’art, dans cette zone intermédiaire où la sensibilité et la conceptualité s’entrelacent indissociablement.
Dans le flux incessant des images et des discours qui caractérise notre époque, l’art pourrait constituer un contre-courant, un remous, une turbulence : non pas un refuge hors du monde, mais une intensification de notre relation au monde, une manière de l’habiter plus attentivement, plus intensément. L’enseignement artistique, libéré de l’injonction méthodologique, pourrait alors devenir le lieu où s’expérimente cette intensification, où s’élabore une écologie de l’attention créatrice qui résiste tant à la standardisation bureaucratique qu’à la dispersion numérique.
Ainsi, plutôt que d’imposer des méthodes génériques qui réduisent la singularité à l’uniformité, ne devrions-nous pas inventer des contre-méthodes, des anti-méthodes, des non-méthodes qui favoriseraient l’émergence de ce qui, en chaque étudiant, constitue sa signature unique, son timbre propre, sa nécessité intérieure ? Ces contre-méthodes seraient moins des procédures à suivre que des écologies à habiter, moins des chemins tracés d’avance que des territoires à explorer. Elles inviteraient l’étudiant non pas à reproduire des gestes convenus, mais à inventer ses propres gestes en dialogue avec une tradition vivante, non pas à appliquer des formules, mais à formuler ses propres questions.
Dans ce contexte, l’enseignant en art apparaîtrait moins comme un détenteur de savoirs méthodiques que comme un compagnon de route, un témoin attentif, parfois un provocateur bienveillant : celui qui sait créer les conditions favorables à l’éclosion d’une singularité, qui sait reconnaître et nommer ce qui, dans le travail de l’étudiant, relève déjà d’une nécessité intérieure, d’une cohérence émergente. Son autorité ne reposerait pas sur la maîtrise d’une méthode transmissible, mais sur sa capacité à percevoir et à révéler les potentialités latentes, les directions de recherche fécondes, les impasses productives.
L’art, fondamentalement, n’est-il pas cette activité humaine qui résiste à toute réduction méthodologique précisément parce qu’il maintient ouvert l’espace du possible, parce qu’il préserve la possibilité que surgisse ce dont nous n’avions aucune idée préalable ? En ce sens, l’art et son enseignement pourraient constituer un foyer de résistance à la logique gestionnaire qui tend à coloniser tous les domaines de l’existence contemporaine, une affirmation obstinée de la valeur de ce qui ne se laisse pas mesurer, comparer, standardiser.