Histoire espacée, des espaces sans fin

“Dans la vie, il se dit une foule de choses inutiles, il se fait une foule de gestes superflus. Il n’y a guère de situations nettes; rien ne se passe aussi simplement, ni aussi complètement, ni aussi joliment que nous le voudrions; les scènes empiètent les unes sur les autres; les choses ne commencent ni ne finissent; il n’y a pas de dénouement entièrement satisfaisant, ni de geste absolument décisif, ni de ces mots qui portent et sur lesquels on reste : tous les effets sont gâtés. Telle est la vie humaine.” (Henri Bergson)

Le transmédia ? Une histoire qui n’est pas un temps mais un espace. Des personnes qui commencent n’importe où et finissent n’importe où, et qui n’ont ni début, ni fin, ni milieu. Nulle intensité. Les mains se croisent. Ils ne guérissent de rien et n’en finissent avec rien. Désemparés, ce ne sont pas des re-présentations. Ils abolissent les métaphores.

Pouvons-nous encore penser l’existence dans un monde où les frontières s’effacent entre les médias, entre le virtuel et le réel, entre le soi et l’autre ? Les flux contemporains nous traversent comme une eau trouble, charriant avec eux des fragments d’identités, des éclats d’histoires jamais achevées. Chaque écran devient une fenêtre ouverte sur un ailleurs qui n’existe peut-être pas : mirage d’une connexion infinie, promesse d’une présence qui n’est jamais pleinement incarnée. Le transmédia n’est-il pas cette nouvelle condition existentielle où l’homme habite simultanément plusieurs espaces, plusieurs temps, sans jamais s’ancrer véritablement dans aucun d’eux ?

L’espace transmédiatique défie notre soif ancestrale de narration linéaire : il est constellation plutôt que ligne, archipel plutôt que continent. On y erre comme dans une ville sans plan, où chaque rue pourrait mener partout et nulle part à la fois. Cette errance n’est pas sans rappeler celle du flâneur baudelairien, mais elle se déploie désormais dans une dimension nouvelle : non plus seulement horizontale, mais verticale, traversant les couches superposées de réalités médiatiques qui constituent notre quotidien. Les écrans s’empilent, les fenêtres se multiplient, créant un palimpseste de présences fragmentées, d’attentions dispersées.

Il n’y a nulle situation, ni entrée, ni sortie parce qu’on ne sait pas comment cela se passera. Ce n’est pas une suite logique d’événements, le principe de causalité est remplacé par la contingence, parfois l’ordre, parfois le chaos, alternance qui suspend l’idée même d’une loi. Cette variation continue ne produit pas des séquences d’événements comme l’histoire classique nous en offrait, il n’y a pas vraiment de pointes, plutôt une répétition qui ne cesse de se différer.

Dans ce flux perpétuel, l’identité elle-même devient fluide, multiple, contradictoire. Nous sommes simultanément ici et ailleurs, présents et absents, connectés et profondément seuls. Le paradoxe de notre époque réside peut-être dans cette tension irrésolue : jamais l’humanité n’a disposé d’autant de moyens pour se lier, pour communiquer, pour partager; et pourtant, jamais peut-être le sentiment d’isolement n’a été aussi prégnant. Les points de contact se multiplient, mais leur intensité s’affaiblit, comme si la quantité venait compenser une qualité défaillante.

La lumière bleue des écrans baigne nos visages dans une lueur spectrale, transformant les corps en fantômes translucides. Nos doigts glissent sur les surfaces tactiles avec une dextérité machinale, presque inconsciente. Nous naviguons d’un contenu à l’autre, d’une plateforme à l’autre, dans un mouvement perpétuel qui ressemble étrangement à une immobilité. Le défilement infini des images et des textes crée l’illusion d’un déplacement, alors même que nous restons figés dans une posture quasi hypnotique. N’est-ce pas là le paradoxe ultime de notre condition contemporaine : cette mobilité immobile, ce voyage sans départ ni arrivée ?

Ce qui arrive importe donc peu, le fil est ailleurs, dans cette variation même, dans ce qui répète et dans ce qui différencie, dans le rapport entre les deux. On y verra sans doute un programme qui est dénué de la maîtrise habituellement associée à ce qui œuvre dans les mathématiques, friable, proche de l’effondrement, c’est un efondement, quelque chose qui est sans fondement et sans principe.

L’espace transmédiatique n’est pas seulement un espace de représentation, mais un espace d’habitation. Nous y déposons nos traces, nos pensées, nos désirs, nos peurs. Nous y construisons des versions potentielles de nous-mêmes, des identités parallèles qui coexistent sans jamais véritablement se rencontrer. Cette fragmentation n’est pas nécessairement une perte : elle peut aussi être perçue comme une libération des cadres rigides qui définissaient autrefois l’identité. Mais cette liberté a un prix : celui de la cohérence, de la continuité, de la profondeur peut-être.

Et cet ennui n’est pas sans rapport avec l’existence quotidienne qui est une expérience beaucoup moins subjective qu’on ne pourrait le penser. Nous sommes hantés par une masse opaque et anonyme en notre cœur qui parfois nous fait tressaillir. Nous nous ressaisissons rapidement, ce n’était qu’un frisson.

Dans le labyrinthe transmédiatique, le temps lui-même se transforme : il n’est plus cette flèche dirigée vers un avenir prévisible, mais un réseau complexe de temporalités qui s’entrelacent, se superposent, parfois se contredisent. Le passé n’est plus ce qui est définitivement révolu, mais ce qui peut à tout moment ressurgir, être réactivé, recontextualisé. L’avenir n’est plus ce qui adviendra nécessairement, mais un champ de possibles qui se reconfigure sans cesse au gré des interactions. Le présent lui-même perd de sa substance : il devient un point de passage, un interstice entre des mondes parallèles.

Une histoire, des histoires dans un espace, dans des espaces. On peut les parcourir, parfois s’arrêter et voir des suites d’images et de textes. Il y aura à tout instant la possibilité de repartir, mais ce départ est dénué de finalité. Ce n’est pas un jeu, il n’y a pas de mission à remplir, d’objectifs à atteindre, pas d’avatar dans lequel se projeter, il y a cette lente dérive, cette attention excessive et impassible du flâneur. L’ouverture même. N’être rien d’autre que soi, n’être rien d’autre que l’anonyme.

Peut-être est-ce dans cette anonymité même que réside la possibilité d’une liberté nouvelle. Non pas la liberté illusoire d’un moi souverain qui maîtriserait ses territoires médiatiques, mais celle, plus subtile et plus profonde, d’un être qui accepte sa propre dispersion, sa propre multiplicité. Accepter de n’être, parfois, qu’un point de passage pour des flux qui nous traversent et nous dépassent : flux d’informations, flux d’affects, flux de désirs. Accepter que l’identité ne soit pas une forteresse, mais une membrane poreuse, en constante reconfiguration.