Freeware et opensource : une économie de la liberté?
Le logiciel libre bénéficie aujourd’hui d’un remarquable consensus qui lui confère une aura particulière dans nos sociétés numériques. Les publications, colloques et discours publics exaltent abondamment ses vertus, élevant cette notion informatique au rang de paradigme sociétal. Au-delà de ses avantages pratiques indéniables, tout un édifice idéologique s’est construit autour du logiciel libre, le transformant en modèle économique et politique alternatif. Il apparaît désormais comme un nouvel eldorado, une utopie immaculée offrant enfin une alternative crédible au capitalisme mondialisé. Le logiciel libre incarnerait la générosité, l’accès à la connaissance, l’appropriation citoyenne des technologies et, ultimement, la liberté elle-même – liberté face aux corporations, aux usages imposés, aux contraintes du code informatique.
La tyrannie du consensus
Face à cette unanimité presque religieuse, toute expression de doute, toute interrogation critique, toute tentative de problématisation se heurte immédiatement à la suspicion. Celui qui ose questionner le dogme se voit accusé de conservatisme, de complicité avec un système économique discrédité, voire de sabotage d’une généreuse utopie. L’utilisation d’un logiciel propriétaire devient alors un acte de collaboration avec l’oppression, une faute morale.
Pourtant, la critique et la déconstruction des consensus constituent précisément le fondement même d’une pensée politique authentique. Le politique, dans son étymologie même (polemos), implique la confrontation des idées, le débat contradictoire, la polémique des esprits. Un consensus ininterrogé, quelle que soit sa nature, représente toujours une forme d’assoupissement de la conscience politique.
Le problème de la généralisation et du modèle
Un premier motif d’étonnement réside dans la généralisation systématique d’un modèle unique, quelle que soit sa nature. Cette tendance à l’universalisation d’un paradigme particulier s’apparente à une forme de totalisation idéologique dont l’histoire nous a amplement démontré les périls. Peut-on légitimement appliquer un concept aussi massif que celui du “logiciel libre” à l’ensemble des sphères sociales sans risquer une réduction simplificatrice de leur complexité? Que dissimule cette foi sans limites dans les vertus du libre? Pourquoi cette élévation au rang d’absolu?
Cette généralisation problématique s’enracine dans une conception platonicienne du modèle, où une forme idéale devrait gouverner l’ensemble du réel. Or, cette approche néglige précisément la diversité des contextes, la multiplicité des usages, la singularité des situations qui caractérisent notre rapport aux technologies numériques. La richesse de notre expérience technologique réside précisément dans son irréductibilité à un modèle unique, fut-il paré des vertus de la liberté.
Les glissements sémantiques: de “free” à “libre”
En poursuivant cette réflexion critique, on ne peut qu’être frappé par le glissement linguistique permanent qui s’opère entre les termes “free”, “libre” et “liberté”. Rappelons que “logiciel libre” constitue la traduction littérale de “freeware”. Or, dans le contexte anglophone originel, le terme “free” revêt une double signification: il désigne à la fois la gratuité et la liberté. C’est pourquoi une autre traduction, peut-être moins élégante mais potentiellement plus fidèle, avait cours: celle de “gratuiciel” ou “graticiel”.
Cette ambiguïté sémantique soulève une question fondamentale: que signifie véritablement appliquer la notion de liberté à du code informatique? Le concept d’open source n’est-il pas lui-même problématique dans la mesure où il renvoie à la tradition herméneutique de l’exégèse, présupposant une transparence et une accessibilité immédiate du sens? Et pourquoi un logiciel payant serait-il nécessairement moins libre qu’un logiciel gratuit?
Cette assimilation entre gratuité et liberté n’est pas fortuite; elle s’inscrit dans une tradition spécifique de l’économie politique anglo-saxonne qui, depuis l’Angleterre préindustrielle du XVIIe siècle, a établi une équivalence entre ces deux notions. Dans cette perspective, la liberté se manifeste dans l’absence de contrainte économique, tandis que le paiement implique nécessairement une forme de servitude. Les partisans contemporains du logiciel libre reprennent souvent cette équivalence sans interroger sa signification historique et sa localisation culturelle spécifique.
Plus encore, ils méconnaissent fréquemment que le “logiciel libre” s’inscrit lui-même dans un continuum allant de la gratuité totale au paiement volontaire (shareware), et que la gratuité peut constituer une stratégie économique comme une autre dans l’écosystème numérique. S’il y a dans le “freeware” une dimension de résistance, cette résistance pourrait paradoxalement servir à fluidifier davantage encore la circulation au sein du système capitaliste qu’il prétend contester.
Liberté et économie politique
Cette assimilation entre gratuité et liberté révèle un présupposé plus profond: l’acceptation tacite d’une détermination économique de la liberté elle-même. En définissant la liberté par l’absence de contrainte économique, on intègre précisément l’arme idéologique principale du capitalisme avancé: la réduction de toutes les valeurs à leur dimension économique. Or, ne pourrait-on pas envisager de refuser radicalement cette économie politique et la détermination de l’individuation par la seule économie?
Ce refus impliquerait de rejeter simultanément le libéralisme classique (qui privilégie la sphère privée) et le marxisme orthodoxe (qui privilégie la sphère publique), dans la mesure où ces deux traditions partagent le présupposé d’une détermination de la liberté par l’argent. L’argent, en tant que structure d’équivalence généralisée, nie fondamentalement la singularité au profit d’une convertibilité totale, d’ordre ontologique. Rejeter cette détermination économique, n’est-ce pas précisément restituer aux individus leur droit à une autodétermination irréductible à tout calcul?
Les singularités contre la totalisation
Le logiciel libre n’est-il pas, dans son essence même, le fruit d’efforts singuliers – ceux d’individus ou de communautés spécifiques – même si parfois des entreprises privées ou des subventions publiques participent à son développement? Le cœur vibrant du gratuiciel ne réside-t-il pas dans la subjectivité cognitive des multitudes qui s’auto-organisent, plutôt que dans un modèle économique abstrait? Pour le dire autrement, le gratuiciel ne relève-t-il pas davantage d’une approche anarchiste ou libertaire que d’une conception marxiste traditionnelle, qui considère l’appareil d’État comme le représentant légitime des intérêts publics?
Cette perspective nous invite à reconsidérer la relation du logiciel libre à l’économie, tant privée que publique, et plus généralement aux sphères de la cognition et de l’économie politique. Contrairement à une vision idéalisée, le logiciel libre ne résout pas les inégalités sociales; il les déplace du plan économique au plan cognitif. S’approprier véritablement un logiciel libre, le modifier, le recoder, suppose des compétences logico-mathématiques qui demeurent inégalement réparties dans la population. La barrière n’est plus financière mais cognitive, ce qui ne constitue pas nécessairement un progrès démocratique.
Le flux et ses ambivalences
L’utopie du “libre” entretient une relation particulière avec la notion de flux. À travers le paradigme du libre, on promeut l’idéal d’une société plus fluide, où le code ouvert favoriserait la réappropriation et le détournement permanents des outils techniques. Mais cette valorisation de la fluidité ne méconnaît-elle pas la graduation continue qui existe entre le “libre” et l’économique, les multiples hybridations qui caractérisent l’écosystème numérique contemporain?
N’abuse-t-on pas de raccourcis conceptuels lorsqu’on affirme que l’usage du gratuiciel permettrait mécaniquement aux artistes d’être “plus libres”? La licence “art libre” n’exemplifie-t-elle pas ces abus de langage? Peut-elle réellement se substituer à une réflexion esthétique substantielle? Ces questions nous invitent à considérer la manière dont certains discours sur le libre tendent à simplifier des enjeux esthétiques complexes, réduisant la création artistique à une simple question de licence ou de modèle économique.
L’État, le marché et l’auto-organisation
Le débat sur le logiciel libre nous confronte également à la question des formes d’organisation sociale. Est-ce véritablement rendre service au gratuiciel que de chercher à l’intégrer dans les structures étatiques ou dans les logiques de marché? Ne faudrait-il pas plutôt préserver son indépendance fondamentale, sa capacité à émerger des pratiques auto-organisées des multitudes, sans tomber dans des politiques totalisantes qui occulteraient la diversité des singularités?
Les singularités, dans leur caractère inanticipable et parfois monstrueux, ne constituent-elles pas précisément la source même de l’inventivité et de l’imagination que nulle planification politique, nul cadre institutionnel ne saurait pleinement encadrer? C’est peut-être dans cette pensée des singularités que la question du gratuiciel rejoint le plus profondément celle de la création artistique – non pas comme modèle économique alternatif, mais comme espace d’expérimentation irréductible à toute totalisation.
De nouvelles cartographies du libre
Face à la tentation du consensus indiscuté, peut-être nous faut-il élaborer de nouvelles cartographies conceptuelles du “libre” qui rendraient justice à sa complexité intrinsèque, à la diversité de ses manifestations, aux tensions qui le traversent. Ces cartographies devraient intégrer plusieurs dimensions:
La première concerne la relation ambivalente que le libre entretient avec l’économie capitaliste. Le logiciel libre n’existe pas dans un vide économique; il interagit constamment avec les logiques marchandes, parfois en s’y opposant, parfois en les transformant, parfois en les renforçant paradoxalement. Des entreprises comme Google, Facebook ou Amazon utilisent massivement des logiciels libres dans leurs infrastructures tout en développant des modèles économiques fondés sur l’extraction et la monétisation des données personnelles. Cette incorporation sélective illustre la complexité des rapports entre libre et capitalisme, bien au-delà d’une simple opposition.
La deuxième dimension concerne les inégalités cognitives. Si le logiciel libre abolit certaines barrières économiques à l’accès aux technologies, il instaure simultanément de nouvelles frontières liées aux compétences techniques. La capacité réelle à exercer la liberté promise par le code ouvert demeure conditionnée par la maîtrise d’un certain type de littératie numérique. Cette situation soulève des questions cruciales d’éducation, de formation, d’accessibilité cognitive qui dépassent largement le cadre technique du code source.
La troisième dimension touche à la multiplicité des motivations et des pratiques qui animent les communautés du libre. Ces communautés ne constituent pas un bloc homogène; elles sont traversées par diverses traditions intellectuelles, politiques, éthiques. Certains participants sont motivés par un idéal de partage des connaissances, d’autres par une opposition au pouvoir des grandes corporations, d’autres encore par le simple plaisir de résoudre des problèmes techniques complexes. Cette pluralité des motivations constitue à la fois une richesse et une source de tensions potentielles.
Enfin, la quatrième dimension concerne les rapports entre singularité et communauté. Le logiciel libre, contrairement à une vision simplificatrice, ne dissout pas les singularités dans un collectif anonyme; il invente plutôt de nouvelles modalités d’articulation entre contributions individuelles et projets communs. Les mécanismes de reconnaissance, d’attribution, de gouvernance qui caractérisent les projets libres constituent des expérimentations sociopolitiques dont la portée dépasse largement la sphère technique.