Le netart est-il un médium?
Le courant qui domine aujourd’hui le netart est plus ou moins consciemment greenbergien et défend la spécificité du médium. Comment penser l’essence mouvante d’un art qui se définit par ses flux ? Comment saisir cette entité polymorphe qui se caractérise précisément par sa résistance à toute définition univoque ? Le netart, dans sa configuration contemporaine, s’inscrit paradoxalement dans une lignée greenbergienne, cherchant à circonscrire sa propre spécificité médiatique, à délimiter ses frontières dans l’océan numérique. C’est pourquoi le code, cette écriture cryptique et pourtant fondamentale, l’ascii, langage primitif des machines converti en esthétique, le glitch, célébration de l’erreur devenue intention, les gifs animés, témoins d’une temporalité cyclique, et tout le folkore digital qui habite les interstices du réseau sont devenus omniprésents : constellation de signes qui transforme le netart en un miroir de lui-même, en une autocélébration tautologique.
Ces éléments visuels ne sont-ils pas les marques d’une quête obsessionnelle d’identité ? Ne signent-ils pas, chacun à leur manière singulière et pourtant collective, un désir profond, presque nostalgique, d’autonomie du médium réseau ? Les artistes, navigateurs dans ces eaux numériques, se concentrent avec une attention quasi-maniaque sur ce qui est spécifiquement Internet : ils traquent les manifestations qui l’identifient, qui le singularisent, qui l’arrachent à la confusion générale des médias contemporains. Cette recherche est-elle vouée à l’éclaircissement ou à l’obscurcissement ?
Loin de contester cette conception, qui porte en elle sa propre légitimité et sa propre beauté mélancolique, je voudrais simplement relever un paradoxe qui se déploie comme une fissure invisible dans l’édifice conceptuel qui soutient ces pratiques. En effet, la théorie de Greenberg portait comme un de ses enjeux fondamentaux le besoin presque anxieux de définir spécifiquement quelque chose : besoin de circonscrire, de délimiter, d’établir des frontières conceptuelles ; besoin de ne pas se laisser déborder par l’extension potentiellement infinie des œuvres et de leur trouver une unité structurante et rassurante. Cette unité tant désirée était le procès infini d’un médium cherchant ses modalités les plus propres, les plus authentiques, dont l’expression la plus radicale, la plus pure, était l’abstraction – abandon du référent extérieur pour se concentrer sur la matérialité même du support.
On voit, sans même avoir besoin d’approfondir davantage cette réflexion, que cette théorie est fondamentalement platonicienne : l’extension concrète, multiple, changeante est soumise à la définition idéale, unique, éternelle. Elle est également dialectique dans son mouvement même : il existe une structure processuelle qui organise chaque œuvre particulière sans être entièrement contenue dans l’une d’entre elles, une logique qui transcende ses manifestations tout en s’y incarnant partiellement.
Or, et c’est ici que se dévoile l’aporie, si les médiums non numériques pouvaient être considérés comme spécifiques, c’est-à-dire nécessaires et irréductibles à d’autres formes médiatiques, les médiums numériques fonctionnent de manière radicalement différente. Ils possèdent ce pouvoir presque démiurgique de pouvoir non seulement numériser toutes choses, de transformer tout phénomène en séquence binaire, mais ils sont également utilisés de manière non spécifique par les artistes : c’est l’ensemble de la société, dans sa banalité quotidienne comme dans ses moments les plus sublimes, qui en a l’usage. Le numérique n’est plus l’apanage d’une élite artistique, il est le tissu même de notre existence contemporaine, la texture invisible de notre rapport au monde.
Cette numérisation généralisée n’est bien sûr pas neutre, elle n’est jamais innocente : elle transforme profondément, parfois imperceptiblement, ce sur quoi elle opère. Mais cette capacité à tout passer par le filtre du numérique, cette voracité qui ne connaît pas de limites, rend fondamentalement contingent cette numérisation même. Cette contingence est encore accrue, amplifiée jusqu’au vertige, par la généralisation sociale de l’usage : chacun devient potentiellement artiste du réseau, chaque action laisse une trace numérique susceptible d’être réappropriée, détournée, transformée en œuvre. En d’autres termes, on peut bien faire quelque chose avec le netart, comme on peut faire tout autre chose : la liberté devient presque angoissante dans son étendue. Il n’y a pas de lien de nécessité entre le médium et ses apparitions multiples, aucune téléologie qui guiderait son développement vers une fin prédéterminée.
Je ne nie pas que la numérisation opère selon une certaine logique descriptible, selon des protocoles et des algorithmes qui peuvent être analysés, disséqués, compris. Je ne conteste pas que les données se répandent sur Internet selon un certain ordre énonçable, suivant des chemins qui obéissent à des lois mathématiques et informatiques. Mais il me semble que cette logique n’induit pas une conception moderne du médium comme support dont le procès historique serait d’évoluer vers sa singularité – c’est-à-dire vers ce qui le coupe des autres médiums, vers ce qui l’isole dans sa pureté supposée, vers son absolu inaccessible et pourtant toujours recherché.
L’absolu greenbergien est une séparation individuante, qui tend donc vers l’unicité, vers la définition d’une essence immuable. L’absolu du réseau, en revanche, est une transduction individuante, un processus de propagation qui se répand de proche en proche, contaminant tout sur son passage, et qui tend donc vers sa propre contingence. C’est pourquoi il n’y a aucune nécessité transcendante dans le netart, aucun modèle idéal à atteindre, mais simplement des possibles qui s’actualisent dans leur diversité irréductible. Ceci a pour conséquence paradoxale que les formes récurrentes du netart, ces éléments que nous avons identifiés plus haut, ne sont pas à approcher comme la vérité révélée du médium internet, comme son essence enfin dévoilée, mais plutôt comme une forme d’académisme – répétition de formules éprouvées qui finissent par constituer un canon aussi arbitraire qu’historiquement situé.