Le gouvernement des animaux
Jusqu’à présent la politique a consisté à mettre en avant la souveraineté des sujets humains : que l’action qui affecte des sujets soit décidée par ces sujets. Toutefois, cette souveraineté entre dans une ère contradictoire dans la mesure où son développement semble mettre en cause les conditions de survie matérielle de l’espèce, c’est ce qu’on nomme l’anthropocène. Tout se passe comme si l’espèce humaine se dévorait elle-même, en cherchant à déployer des conditions de survie, elle détruit ses conditions.
Nous assistons à l’étrange spectacle d’une raison qui s’autodévore, qui tourne contre elle-même ses propres armes : l’efficacité technique supposée garantir notre domination sur la nature devient l’instrument même de notre possible extinction. Cette contradiction n’est pas accidentelle mais inscrite au cœur même du projet moderne : le sujet souverain, en s’affirmant comme maître et possesseur de la nature, s’est progressivement coupé de ce qui constitue pourtant la condition de sa propre existence. La séparation ontologique entre l’humain et l’animal, entre la culture et la nature, entre l’esprit et la matière, n’est-elle pas le geste fondateur d’une politique qui, aujourd’hui, révèle ses limites? Comment cette scission originaire a-t-elle pu engendrer une telle cécité collective face aux flux vitaux qui nous traversent et nous constituent?
Les flux du vivant ignorent les frontières que notre pensée a établies : ils circulent d’un corps à l’autre, d’une espèce à l’autre, tissant une trame complexe d’interdépendances que notre conception politique traditionnelle s’obstine à ne pas voir. L’air que nous respirons, l’eau que nous buvons, la terre qui nous nourrit : ces éléments ne connaissent pas la distinction entre l’humain et l’ahumain, ils sont le milieu commun où s’élabore toute forme de vie. Notre corps lui-même est traversé par ces flux : nous sommes habités par d’innombrables microorganismes sans lesquels notre existence serait impossible, notre génome porte la trace de rencontres anciennes avec d’autres formes de vie. L’identité sur laquelle se fonde notre conception politique est ainsi constamment débordée par une altérité qui n’est pas extérieure mais constitutive de notre être même.
Ne serait-il pas possible d’élaborer un gouvernement des animaux, c’est-à-dire un politique faisant des ahumains des sujets au même titre que les humains? Cette extériorisation de la politique anthropologique n’aurait-elle pas comme avantage de garantir aussi à long terme la survie de cette espèce d’animaux que sont les humains? La crise écologique qui met en cause le biotope affecte l’ensemble des espèces vivantes et une manière de la résoudre serait de prendre en compte toutes les espèces sans faire de hiérarchie. On voit l’avantage pratique de cette règle qui semble résoudre deux problèmes à la fois, parce qu’ils sont un seul et même problème : l’humain et l’ahumain compris comme vivants.
Cette proposition d’un gouvernement des animaux ne relève pas d’une simple extension des droits humains aux non-humains : elle implique une transformation radicale de notre conception même du politique. Il ne s’agit pas seulement d’inclure de nouveaux sujets dans le champ de la représentation, mais de repenser entièrement ce que signifie être un sujet politique. Le modèle contractualiste qui domine notre pensée politique présuppose des individus conscients, autonomes, capables de délibération rationnelle : comment intégrer dans ce cadre des êtres qui ne correspondent pas à cette définition? Comment faire place, dans notre conception du politique, à des formes de vie qui ne parlent pas notre langage, qui n’habitent pas le même monde sensible que nous, qui n’ont pas la même temporalité que la nôtre?
Ces questions nous obligent à sortir du cadre anthropocentrique qui a jusqu’à présent structuré notre pensée politique. Elles nous invitent à explorer d’autres modalités de relation au vivant, d’autres formes de coexistence qui ne seraient pas fondées sur la domination mais sur la reconnaissance d’une communauté de destin. Car ce qui se joue dans l’anthropocène, ce n’est pas seulement la survie de l’espèce humaine, mais la possibilité même d’un monde habitable pour une multiplicité de formes de vie. L’extinction massive des espèces que nous connaissons actuellement n’est pas un phénomène extérieur à notre histoire politique : elle en est la conséquence directe, l’aboutissement logique d’une conception de la souveraineté qui s’est construite sur l’exclusion de tout ce qui n’est pas humain.
L’horizon d’une politique animale se dessine ainsi comme une nécessité vitale plutôt que comme un simple élargissement de nos catégories morales. Il s’agit de reconnaître que notre destinée est inextricablement liée à celle des autres formes de vie avec lesquelles nous partageons la Terre. Cette reconnaissance n’est pas une concession généreuse que nous ferions à des êtres inférieurs : elle est la condition même de notre survie en tant qu’espèce. La crise écologique nous rappelle brutalement cette vérité que notre tradition politique s’est efforcée d’oublier : nous sommes des vivants parmi les vivants, pris dans des réseaux d’interdépendance qui excèdent largement le cercle des relations humaines.
Sans doute est-ce la question même du vivant que la souveraineté politique n’a pas posé tant elle est obsédée par la conscience. La politique se limitait au contrat entre des individus conscients. Mais le vivant est hors de lui, il met en cause l’identité et donc la répartition entre humain et animal.
Cette obsession de la conscience comme critère d’inclusion dans la communauté politique a conduit à une forme particulière de cécité : nous sommes devenus incapables de percevoir les flux vitaux qui nous traversent et nous constituent. Le privilège accordé à la conscience réflexive a obscurci notre perception des multiples formes d’intelligence qui se déploient dans le monde vivant : intelligence des corps, intelligence des écosystèmes, intelligence des relations symbiotiques qui structurent le vivant à toutes les échelles. Cette myopie constitutive de notre tradition politique nous a rendus sourds aux langages multiples du vivant, à ces formes de communication qui ne passent pas par le verbe mais par d’autres modalités sensorielles, d’autres régimes de signes.
Le vivant excède toujours les catégories dans lesquelles nous tentons de l’enfermer : il est fondamentalement métamorphique, traversé par des devenirs qui défont constamment les identités stables. La frontière entre l’humain et l’animal, loin d’être une donnée naturelle, apparaît comme une construction historique et politique dont la fonction a été de légitimer une certaine distribution du pouvoir. L’humanisme qui fonde notre conception traditionnelle de la politique se révèle ainsi comme un anthropocentrisme déguisé, une manière de justifier la domination de l’humain sur tout ce qui n’est pas lui. Mais cette domination se retourne aujourd’hui contre ses bénéficiaires supposés : en détruisant les conditions écologiques de notre existence, nous mettons en péril notre propre survie en tant qu’espèce.
Ceci questionne bien sûr notre conception de la politique et de la souveraineté en lien avec le développement de la subjectivité comme nihilisme. N’est-ce pas l’anthropocentrisme qui produit les fondements de la crise actuelle qui s’apparente à une extinction? La souveraineté humaine n’est-elle pas la face positive d’un processus négatif d’exclusion de tout ce qui est ahumain, ahumain qui fait retour dans la crise du biotope?
Le nihilisme qui caractérise notre époque n’est pas un simple désenchantement du monde : il est l’aboutissement logique d’une conception de la subjectivité qui s’est construite sur la négation de notre appartenance au monde vivant. En posant le sujet humain comme fondement absolu de toute valeur, nous avons progressivement vidé le monde de sa substance propre, nous l’avons réduit à un simple réservoir de ressources à exploiter. Cette désacralisation du monde naturel, cette réduction de tout ce qui existe à un statut instrumental, a conduit à un appauvrissement ontologique dont nous commençons seulement à mesurer les conséquences. Le vide que nous ressentons aujourd’hui, cette impression d’un monde privé de sens, n’est-il pas la conséquence directe de cette séparation radicale que nous avons instituée entre nous-mêmes et le reste du vivant?
La souveraineté politique traditionnelle se révèle ainsi comme une forme particulière de solipsisme collectif : elle présuppose un sujet humain séparé du monde, capable de le dominer par sa volonté et son intelligence. Mais cette conception de la souveraineté est aujourd’hui mise en crise par le retour du refoulé : l’ahumain que nous avons exclu de notre horizon politique fait irruption sous forme de catastrophe écologique, nous rappelant brutalement notre dépendance vis-à-vis de ces réalités que nous avons tenté d’ignorer. La Terre que nous pensions avoir domestiquée se révèle comme une puissance active, capable de réagir à nos interventions d’une manière qui excède largement nos capacités de prévision et de contrôle. Cette agentivité de la Terre, que certains proposent de penser sous le concept de Gaïa, constitue un défi radical pour notre conception traditionnelle de la politique : comment penser une communauté politique qui inclurait ces acteurs non-humains dont l’action contribue pourtant à façonner notre monde commun?
L’exclusion de l’ahumain de notre horizon politique se révèle ainsi comme un geste fondateur qui a conditionné toute notre tradition politique, depuis les origines de la modernité jusqu’à nos jours. Cette exclusion n’est pas un simple oubli que nous pourrions réparer par un simple élargissement de nos catégories morales : elle est constitutive de notre conception même du politique. C’est pourquoi l’horizon d’une politique animale ne peut être pensé comme une simple extension des droits humains aux non-humains : il implique une transformation radicale de nos cadres conceptuels, une remise en question de l’anthropocentrisme qui a jusqu’à présent structuré notre pensée politique.
Cette transformation passe par une reconnaissance de notre appartenance au monde vivant, par une prise en compte de ces flux vitaux qui nous traversent et nous constituent. Elle implique de renoncer au fantasme d’une maîtrise totale du monde naturel, pour reconnaître notre dépendance vis-à-vis de réalités qui excèdent notre volonté et notre entendement. Il s’agit de passer d’une conception du politique fondée sur la domination à une conception fondée sur la coexistence, sur la reconnaissance d’une communauté de destin qui englobe tous les vivants. Cette transition n’est pas un simple choix moral : elle est devenue une nécessité vitale face à la crise écologique qui menace les conditions mêmes de notre existence.
L’horizon d’une politique animale se dessine ainsi comme une tentative de répondre à cette crise, de repenser notre place dans le monde vivant d’une manière qui ne conduirait pas à notre autodestruction. Il ne s’agit pas de renoncer à toute forme de distinction entre l’humain et l’animal, mais de reconnaître que ces distinctions ne peuvent plus fonder une hiérarchie des valeurs qui justifierait l’exploitation sans limites du monde naturel. Il s’agit plutôt de penser des formes de coexistence qui permettraient à une multiplicité de formes de vie de s’épanouir ensemble, dans un monde commun qui ne serait plus organisé autour du seul profit humain.
Cette perspective implique une transformation profonde de notre rapport au monde, une remise en question de l’anthropocentrisme qui a jusqu’à présent structuré notre pensée politique. Elle nous invite à explorer d’autres modalités de relation au vivant, d’autres formes de coexistence qui ne seraient pas fondées sur la domination mais sur la reconnaissance d’une communauté de destin. Car ce qui se joue dans l’anthropocène, ce n’est pas seulement la survie de l’espèce humaine, mais la possibilité même d’un monde habitable pour une multiplicité de formes de vie.
Le défi qui se présente à nous est donc double : il s’agit à la fois de repenser notre conception du politique pour y inclure des acteurs non-humains, et de transformer notre rapport au monde vivant pour sortir de la logique de domination qui a conduit à la crise actuelle. Ces deux dimensions sont intimement liées : c’est parce que notre conception du politique s’est construite sur l’exclusion de l’ahumain que nous avons pu développer un rapport au monde naturel fondé sur l’exploitation sans limites. Et c’est en reconnaissant notre appartenance au monde vivant, en prenant en compte ces flux vitaux qui nous traversent et nous constituent, que nous pourrons élaborer une nouvelle conception du politique qui ne conduirait pas à notre autodestruction.
L’horizon d’une politique animale ne se présente pas comme une utopie lointaine, mais comme une nécessité immédiate face à la crise écologique qui menace les conditions mêmes de notre existence. Il s’agit de reconnaître que notre destinée est inextricablement liée à celle des autres formes de vie avec lesquelles nous partageons la Terre. Cette reconnaissance n’est pas une concession généreuse que nous ferions à des êtres inférieurs : elle est la condition même de notre survie en tant qu’espèce. La crise écologique nous rappelle brutalement cette vérité que notre tradition politique s’est efforcée d’oublier : nous sommes des vivants parmi les vivants, pris dans des réseaux d’interdépendance qui excèdent largement le cercle des relations humaines.
Penser une politique animale, c’est donc tenter de répondre à cette question fondamentale : comment habiter la Terre d’une manière qui ne conduirait pas à notre autodestruction? Comment penser une communauté politique qui inclurait tous les vivants, sans pour autant nier les différences qui nous séparent? Comment élaborer des formes de coexistence qui permettraient à une multiplicité de formes de vie de s’épanouir ensemble, dans un monde commun qui ne serait plus organisé autour du seul profit humain?
Ces questions nous obligent à sortir du cadre anthropocentrique qui a jusqu’à présent structuré notre pensée politique. Elles nous invitent à explorer d’autres modalités de relation au vivant, d’autres formes de coexistence qui ne seraient pas fondées sur la domination mais sur la reconnaissance d’une communauté de destin. Car ce qui se joue dans l’anthropocène, ce n’est pas seulement la survie de l’espèce humaine, mais la possibilité même d’un monde habitable pour une multiplicité de formes de vie.
La politique animale qui se dessine à l’horizon de notre réflexion ne propose pas une simple extension des droits humains aux non-humains : elle implique une transformation radicale de notre conception même du politique. Il ne s’agit pas seulement d’inclure de nouveaux sujets dans le champ de la représentation, mais de repenser entièrement ce que signifie être un sujet politique. Le modèle contractualiste qui domine notre pensée politique présuppose des individus conscients, autonomes, capables de délibération rationnelle : comment intégrer dans ce cadre des êtres qui ne correspondent pas à cette définition? Comment faire place, dans notre conception du politique, à des formes de vie qui ne parlent pas notre langage, qui n’habitent pas le même monde sensible que nous, qui n’ont pas la même temporalité que la nôtre?
L’horizon d’une politique animale nous invite ainsi à un déplacement radical de perspective : il s’agit de passer d’une conception du politique centrée sur l’humain à une conception qui prendrait en compte l’ensemble des relations qui tissent le monde vivant. Ce déplacement n’est pas un simple élargissement de nos catégories morales : il implique une transformation profonde de notre rapport au monde, une remise en question de l’anthropocentrisme qui a jusqu’à présent structuré notre pensée. C’est à ce prix que nous pourrons peut-être élaborer une réponse à la crise écologique qui menace aujourd’hui les conditions mêmes de notre existence.