La méthode disnovative

Il semble difficile d’échapper à l’innovation et à l’obsolescence, au rythme effréné et entropique de la production, tant elles organisent de part en part nos sociétés. Tout se passe comme si le rythme de notre psyché était entraîné à suivre celui des annonces et des posts sur les réseaux sociaux et ailleurs. Nous sommes pris de court, essouflés, débordés. Le tempo psychologique est déterminé pour une part par le dispositif technologique. Les artistes eux-mêmes sont sommés d’y répondre fut-ce par la négative. On peut bien, en réaction, prôner une décroissance, un suspend, un piratage, mais ces stratégies semblent rester individuelles et ne pas être en capacité de modifier structurellement les rapports de force en cours. De plus, elles présupposent une position extérieure d’autorité dont l’efficacité est limitée, si ce n’est dire nulle, et dont l’auto-position est réfutable.

Il existe pourtant une méthode qui permet, tant dans le domaine des pratiques réflexives qu’artistiques, de surpasser me semble-t-il l’impasse de la domination qui semble avoir la capacité d’intégrer et de profiter de toutes les résistances. Cette méthode consiste à rechercher dans l’actualité de l’innovation ce qui est « affreusement ancien », c’est-à-dire à traquer les symptômes relevant de l’historial à la manière du sismographe warburgien. L’historial n’est pas l’histoire, il n’est pas le décompte des événements passés, mais consiste en des événements passés qui contiennent encore une charge d’avenir parce qu’ils sont irrésolus. Or les technologies, à écouter le discours de la Silicon Valley, sont le lieu de projection majeure de la réalisation de ces fantasmes souvent métaphysiques et théologiques. Que les technologies soient devenues le support de ces désirs permet d’entrelacer l’histoire de la rationalité occidentale et des mythes, des croyances qu’habituellement on lui oppose. Il y a une pulsion commune à l’oeuvre dans l’un et l’autre de ces domaines. Que les techno-sciences aient pu faire croire que cette pulsion interne était l’ordre de la nécessité externe du monde, ceci s’explique par le jeu des puissances et des intensités (Nietzsche).

En dévoilant ce qu’il peut y avoir d’ancien dans de tels désirs, tout en prenant en compte la nouveauté des moyens utilisés (moyens qui viennent souvent réactualiser et dramatiser le projet initial), on enracine l’innovation dans un temps plus long qu’il est possible d’envisager de façon critique sans pour autant avoir recours à  une position externe (puisque ce temps long fait parti du temps considéré). On est de la sorte moins surpris ou prit de cours par l’annonce de telle ou telle nouveauté. On sait la replacer dans un contexte plus large qui est de l’ordre de l’impulsionnel : quelque chose n’est pas encore formée même si elle prend forme à différentes périodes. Sa métastabilité produit sa dynamique historique.

Toutefois cette méthode ne consiste aucunement à réduire la nouveauté de l’innovation à une histoire déjà connue, un prétendu éternel que les humains ne feraient que réactualiser de génération en génération. Il y a dans le développement technologique, non pas seulement la réalisation d’un programme préalable qui serait comme l’ADN de l’Occident (ce qui attesterait l’idée d’une origine), mais aussi une transformation épigénétique de ce « programme ». C’est pourquoi l’historial est utile. Il ne concerne pas seulement le passé, mais la charge potentielle d’avenir dans des phénomènes passés. L’historial c’est le lieu d’indétermination du passé et c’est pourquoi il forme un destin dont on hérite. La méthode disnovative peut dès lors devenir spéculative et plonger l’immédiateté de l’innovation dans des échelles de temps démesurées que celles-ci concernent le passé ou le futur. Telle fut l’horizon de projets comme Télofossiles et Extinct memories.

En abordant l’innovation de cette façon, il devient possible de comprendre les raisons précises des transformations de son programme, car au-delà de celles-ci il y a une dynamique impulsionnelle que l’on découvre progressivement au point de rencontre entre le programme et la transformation. Quand de surcroît l’objectif général de cette rencontre est la modification même de celui qui programme (l’être humain), par la biologie de synthèse par exemple, on comprend combien il devient difficile de tenir un discours historique d’autorité. En ce sens, il ne s’agit pas d’un discours platonicien croyant pouvoir découvrir derrière les tumultes du présent les signes d’un passé lointain et toujours en cours. Il s’agit d’un discours critique qui cherche à mettre en relation le plus ancien et le plus avenir lorsque ceux-ci partagent une intensité potentielle, c’est-à-dire en langage simondonien leur préindividualité source de résonance entre eux.

Cette méthode permet d’aborder un temps anachronique fort utile pour les artistes qui n’ont plus à courir après les innovations pour problématiser le contemporain ou à suivre la dernière mode esthétique. Ils peuvent dorénavant enraciner l’abord du contemporain dans leur singularité, car par l’historialité ils sont en capacité de ressentir une dynamique interne (un choix de couleur, de forme, de matériau) comme une nécessité externe (l’historial). C’est pourquoi l’artiste a besoin d’anachronique et d’être à rebours.