Pourquoi un programme  n’est pas (seulement) une intention humaine

On entend régulièrement que le programme informatique est réductible à l’intention de l’être humain qui l’a conçu. Pour comprendre ce que fait un programme, pour en proposer une analyse, il suffirait donc de comprendre les biais cognitifs qui sont derrière, puis de les corriger pour améliorer le fonctionnement général. Refaire en sens inverse le cheminement de la causalité en quelque sorte. Ce réductionnisme semble aller de soi, car le programme informatique, comme technique serait l’expression d’une finalité déterminée par l’intention de l’être humain qui en serait donc le maître et le souverain.

Toutefois, cela présuppose que l’intention de l’informaticien est autonome de la machine et lui est antérieur. Cela aussi suppose que programmer une machine consiste à inscrire une intention claire et distincte dedans, de sorte que le programme ne serait que l’expression, l’extériorisation et la représentation d’une intentionnalité.

J’aimerais réfuter ces deux implicites et d’une façon plus générale contester la conception de la technique comme instrumentalité anthropologique, pour préférer un modèle relationnel et rétroactif entre le dispositif humain et le dispositif technique qui seraient, l’un et l’autre, une production de leur réciproque relation.

L’intention de l’informaticien est-elle antérieure à la programmation et au langage utilisé ? On peut en douter dans la mesure où programmer ne peut s’effectuer que dans un contexte logiciel. Celui-ci n’est pas un moyen neutre, il a ses règles et il a sa logique. Pour qui a déjà programmé, comprendre la relation entre le logos humain et le logos de la machine est plus complexe que la relation entre un moyen et une fin. Le logos de la machine n’est pas seulement sous la maîtrise de l’être humain parce que si un langage de programmation est développé par des informaticiens, souvent dans le contexte d’une entreprise ou d’un projet collectif, ce développement ne se fait pas seulement pour des raisons logiques et de surcroît les raisons de son développement et les raisons de son utilisation sont fort différentes. Il semble donc peu raisonnable d’estimer que l’intention de l’informaticien forme en totalité l’usage qu’il fait d’un langage informatique qui se comporte à la manière d’un terreau préalable. Ainsi la volonté de celui qui programme est tout aussi bien formée par cet arrière-plan logique, qu’il le forme. Je veux pour meilleure preuve de cette interaction permanente, la sensation physique et mentale qu’on ressent quand on programme et qui est pour le moins étrange, car on a le sentiment de devoir s’adapter à un monde qui n’est pas le sien et de rentrer en dialogue avec celui-ci dans un flux anthropotechnologique singulier.

C’est pourquoi estimer que le langage informatique est un simple moyen d’extériorisation d’une intentionnalité et d’une intériorité préexistantes me semble inexact. Ce n’est pas une intention qui s’exprime de façon neutre dans la matière du code, c’est ce code qui rentre en dialogue avec cette intention et qui développe ce que nous pourrions nommer une heuristique informatique c’est-à-dire une boucle et un aller-retour entre l’intention et la programmation.

Cette approche permet de proposer, d’un point de vue méthodologique, une conception de la technique qui serait fort différente de celle habituellement en usage. Le sens commun considère la technique comme un moyen qui dépend d’une intention anthropologique. De sorte que le développement technique, s’il peut être critiqué, c’est parce qu’il y a eu un biais humain, une erreur liée à l’introduction d’une subjectivité non présentée comme telle. Il semble plus raisonnable et correspondre plus aux phénomènes que nous pouvons observer, de considérer un aller-retour fonctionnel permanent entre l’intention, la forme et la matière. Un flux donc.

Sans aller plus avant, il s’agit de critiquer la causalité aristotélicienne de la technique et de proposer que la cause finale ne forme pas à son image la cause formelle, la cause matérielle est la cause efficiente. La finalité, ou intentionnalité humaine, est aussi informée par les trois autres causes. Si nous estimons que le sens commun considère la technique et la causalité de celle-ci selon une modalité qui n’est pas réaliste alors ceci a de nombreuses conséquences sur l’usage de la technique tout aussi bien que sur la réflexion que nous pouvons porter dessus. Il va de soi que considérer la technique selon des boucles rétroactives complexes entre les différentes causes, c’est aussi considérer que l’être humain n’est pas un être souverain qui décide librement du développement et de l’usage de la technique. Son imaginaire et ses représentations sont aussi le produit d’un feuilletage culturel et historique enchevêtré qui ne relève pas d’une responsabilité localisée, mais par rapport à laquelle nous pouvons envisager une réflexivité collective.

La plupart des critiques en sciences humaines des logiciels et de l’intelligence artificielle relèvent d’une critique des biais humains et ramènent la technique à sa prétendue origine anthropologique. Elle présuppose par là même une souveraineté et un isolement absolu de l’être humain qui seul serait capable par sa volonté de créer ce qui doit l’être. Ce n’est pas le moindre des bénéfices de l’art, dans sa pratique même, que de rappeler que la relation à la technique est infiniment plus complexe et relève d’un dialogue entre l’humain et sa production qui le détermine en retour.

Nous pourrions appliquer cette méthodologie à ce qu’il est convenu de nommer l’intelligence artificielle. Si les grands ensembles de données sont effectivement produits par les êtres humains et si les réseaux récursifs de neurones sont programmés aussi par des êtres humains, on ne peut pas pourtant en tirer la conclusion d’une intentionnalité et d’une responsabilité humaine pour comprendre l’entièreté du processus. La causalité est en ce domaine soumise à certaines discontinuités et décrochages : la relation de cause à effet ne permet ni de simplifier la multiplicité des causes pour comprendre un effet, ni d’occulter les boucles, ni même d’identifier et de réduire les effets aux causes. Ce serait croire là que nos pensées et nos actes sont librement consentis et que la responsabilité qu’on peut nous affecter est totale et sans reste. On comprend aisément le caractère absurde de ce raisonnement qui est pourtant sous-jacent à la plus grande partie des critiques de la technique. Développer une nouvelle approche en prenant en compte les boucles de rétroaction entre l’être humain, son environnement naturel et son environnement technique reste une tâche à venir et suppose, peut être, l’élaboration d’une affectivité anthropotechnologique.