Des « images réelles»?

Dans un contexte où la technologie redéfinit constamment notre rapport au réel, une formulation de plus en plus récurrente dans les colloques et conférences attire l’attention : la distinction entre les « images réelles» et celles générées par intelligence artificielle. Cette dichotomie apparemment innocente mérite d’être interrogée en profondeur, car elle révèle non seulement notre rapport contemporain à l’image, mais aussi l’évolution historique de nos régimes de vérité et la manière dont les technologies émergentes reconfigurent notre ontologie visuelle.
Les degrés de vérité des images
Lorsque nous évoquons des « images réemmes» par opposition aux créations des IA génératives, nous présupposons implicitement l’existence d’une hiérarchie dans le statut véridique des représentations visuelles. Cette présupposition mérite d’être clarifiée. En effet, par réelles, on ne veut pas dire que ces images n’existent pas (toute image est réelle et matérielle) mais seulement qu’elles ne sont pas vraies. Qu’entendons-nous exactement par « vérité » d’une image ? Dans la tradition occidentale, depuis Aristote jusqu’à Leibniz, la vérité a souvent été définie comme une adéquation (adaequatio intellectus et rei) : correspondance entre l’intellect et la chose, entre la représentation et le représenté. Dans cette perspective, l’« image réelle » serait celle qui établit un rapport fidèle avec son référent dans le monde sensible.
La photographie a progressivement acquis ce statut privilégié de « vraie image » en raison de son processus physico-chimique qui enregistre mécaniquement l’empreinte lumineuse du réel. Roland Barthes, dans La Chambre claire (1980), parle de cette qualité indicielle de la photographie comme d’un « ça-a-été » : une trace qui atteste de l’existence passée de son référent. Cette conception fait de la photographie une image dotée d’une vérité intrinsèque, non pas en vertu de sa ressemblance avec le réel (ce que toute peinture réaliste pourrait revendiquer), mais en raison de sa relation causale directe avec lui.
Les images produites par intelligence artificielle générative fonctionnent selon une logique radicalement différente. Elles ne sont pas des indices directs du réel, mais plutôt des reconstitutions statistiques élaborées à partir d’un corpus d’images préexistantes. Un système comme DALL-E, MidJourney ou Stable Diffusion ne « voit » jamais directement la réalité ; il apprend à reconnaître des patterns visuels dans des millions d’images étiquetées puis à recombiner ces éléments en fonction de paramètres textuels. Ces systèmes génèrent donc des « images d’images », des représentations au second degré.
Cette différence fondamentale dans le processus de production explique pourquoi ces images sont souvent qualifiées de « moins vraies » : elles n’entretiennent pas de relation causale directe avec un référent existant. Elles sont le produit d’une abstraction statistique plutôt que d’une impression physique. Vilém Flusser aurait sans doute vu dans ces images l’aboutissement de ce qu’il nommait les « images techniques » : des visualisations de concepts plutôt que des représentations d’objets.
Une histoire des hiérarchies icontologiques
Il est particulièrement instructif de noter que la photographie, aujourd’hui considérée comme le parangon de la « vraie image », était initialement perçue avec méfiance. Lorsque le daguerréotype fut présenté à l’Académie des sciences en 1839, de nombreux critiques et artistes considéraient cette nouvelle technique comme une « fausse image » mécanique, dépourvue d’âme et d’intention artistique. Baudelaire, dans son texte « Le public moderne et la photographie » (1859), décrivait cette invention comme « le refuge de tous les peintres manqués, trop mal doués ou trop paresseux pour achever leurs études ».
Cette méfiance initiale s’explique en partie par le fait que la notion de vérité de l’image était alors associée à l’intervention de l’artiste, seule capable de transcender l’apparence pour révéler l’essence. La mécanisation du processus semblait contradictoire avec cette conception spiritualisée de la vérité artistique.
Ce renversement historique du statut de la photographie révèle un principe fondamental : notre conception du réalisme et de la vérité des images est profondément liée à l’évolution des techniques de représentation. Chaque innovation majeure dans ce domaine reconfigure notre rapport au réel et à sa représentation. Le réalisme n’est pas une qualité absolue, mais une relation historiquement déterminée entre nos attentes perceptives et les possibilités techniques d’une époque.
Ainsi, le cinéma a d’abord été perçu comme une représentation trop « crue » de la réalité, avant de devenir la norme du réalisme narratif. La télévision, puis la vidéo numérique ont chacune redéfini les contours de l’authenticité visuelle. Lev Manovich, dans Le Langage des nouveaux médias (2001), souligne comment chaque médium émergent réinvente les codes du réalisme tout en naturalisant ceux des médiums précédents.
La dialectique de la vérité des simulacres
Un phénomène remarquable se produit lorsqu’une technique de représentation s’installe durablement dans nos pratiques culturelles : elle se « naturalise », c’est-à-dire qu’elle devient transparente à notre perception. Les conventions qui lui sont propres — le noir et blanc de la photographie ancienne, le montage cinématographique, les compressions numériques — cessent d’être perçues comme des artifices pour devenir des voies d’accès normalisées au réel.
Cette naturalisation correspond à ce que nous pourrions appeler une « métabolisation » culturelle : l’intégration progressive d’une technologie visuelle dans les habitudes perceptives d’une société. La photographie, initialement perçue comme artificielle et mécanique, s’est progressivement imposée comme l’image « naturelle » par excellence, au point que nous oublions souvent ses spécificités techniques (cadrage, perspective monoculaire, instant figé) pour n’y voir qu’une « fenêtre sur le monde ».
Un aspect particulièrement paradoxal de cette dynamique réside dans le rôle constitutif que joue la « fausse image » dans l’établissement des hiérarchies visuelles. C’est précisément l’apparition d’une nouvelle forme d’image, initialement perçue comme « moins vraie », qui permet de consolider le statut « véridique » des formes précédentes. La photographie numérique a ainsi contribué à auréoler l’argentique d’une authenticité nostalgique ; l’image de synthèse a renforcé le statut « réel » de l’image photographique.
Ce processus dialectique révèle que le « faux » n’est pas simplement l’opposé du « vrai », mais son horizon constitutif. Les images réputées « fausses » d’une époque sont souvent les précurseurs des « vraies images » de demain.
Avant l’émergence des IA génératives, c’est l’image de synthèse et particulièrement la réalité virtuelle qui cristallisaient les angoisses liées au simulacre. Les mondes virtuels étaient perçus comme des univers artificiels menaçant notre ancrage dans le réel. Philippe Quéau, dès les années 1990, s’inquiétait (et désirait selon la logique de la conjuration) de cette « perte du réel » dans ses ouvrages comme Le Virtuel : vertus et vertiges (1993).
Aujourd’hui, ces craintes se sont largement déplacées vers les images génératives. Ce transfert est révélateur : la réalité virtuelle, autrefois incarnation de l’artifice par excellence, apparaît désormais comme une extension un peu plus « légitime » du réel, tandis que les créations des IA deviennent le nouveau territoire de l’inquiétante étrangeté. Cette évolution témoigne moins d’un changement dans la nature même de ces technologies que d’un déplacement de notre horizon ontologique.
Le paradoxe central mis en lumière par l’émergence des IA génératives est le suivant : ces technologies, critiquées pour leur production d’images « fausses », deviennent simultanément les instances qui redéfinissent les critères du vrai et du faux. En d’autres termes, c’est par contraste avec ces nouvelles images que nous redéfinissons ce qu’est une « vraie image ».
Cette fonction déterminante s’étend au-delà du domaine visuel pour toucher à des questions anthropologiques fondamentales : qu’est-ce qui distingue la création humaine de la production machinique ? Où situer la frontière entre l’expression artistique authentique et sa simulation algorithmique ? Les IA génératives nous forcent à reformuler ces questions ancestrales à l’aune de capacités techniques inédites.
La critique comme théâtralité
Face à cette situation, une posture critique naïve risque de tomber dans un piège circulaire : en dénonçant le caractère « faux » des images génératives, elle contribue paradoxalement à renforcer le cadre conceptuel même qu’elle prétend remettre en question. En effet, critiquer ces images comme « fausses » revient à accepter implicitement l’existence d’une hiérarchie ontologique des représentations, hiérarchie dont l’établissement est précisément l’effet le plus profond de ces nouvelles technologies.
Comme l’aurait souligné Michel Foucault, la critique qui reste prisonnière des catégories qu’elle conteste ne fait que renforcer le dispositif de pouvoir-savoir qu’elle voudrait ébranler. En qualifiant les images d’IA de « fausses », nous participons paradoxalement à l’institution d’un ordre visuel où la vérité reste définie par des critères d’adéquation technique au réel.
Une approche plus féconde consisterait à analyser les transformations en cours non pas en termes de vrai et de faux, mais comme l’émergence de simulacres visuels distincts, chacun avec ses propres modalités de véridiction. Les images génératives ne sont ni plus vraies ni plus fausses que les photographies ; elles participent simplement d’un régime de vérité différent, fondé sur d’autres relations entre le visible, le calculable et l’imaginable. Jacques Rancière, dans Le Partage du sensible (2000), nous invite à penser ces transformations comme des reconfigurations du « partage du sensible » — cette distribution des formes d’expérience qui détermine ce qui est visible, dicible et pensable à une époque donnée. Dans cette perspective, l’émergence des IA génératives ne signale pas tant un déclin de la vérité qu’une redistribution des modes d’apparition du sensible et c’est d’ailleurs bien cela qui nous arrive quand les vectofascistes utilisent jusqu’au dégoût ces technologies.
Des vérités de l’image
L’opposition entre « images réelles» et images générées par IA révèle moins une distinction ontologique stable qu’une reconfiguration profonde de notre rapport au visible et le plus souvent d’une fétichisation réactionnaire du passé. Ce que nous tenons pour « vrai » dans le domaine des images est toujours déjà le produit d’une histoire des techniques et des perceptions parce que l’une et l’autre se constituent : notre perception est fonction, quant à ses conditions de possibilité, de dispositifs techniques. La « vraie image » d’aujourd’hui n’est souvent que la « fausse image » d’hier, naturalisée par l’usage et légitimée par contraste avec de nouvelles formes d’imagerie.
Ce constat ne doit pas nous conduire à un relativisme désabusé, mais plutôt à une vigilance épistémologique accrue : les critères qui nous permettent de discriminer le vrai du faux, l’authentique du simulé, sont eux-mêmes historiquement situés et techniquement déterminés. L’enjeu n’est donc pas de défendre une conception nostalgique de la « vraie image » contre les simulations algorithmiques, mais de développer une compréhension critique des régimes de vérité que chaque technologie visuelle instaure et d’abandonner la vulgarité du discours à vouloir déterminer le vrai en croyant qu’il ne fait pas partie de la scène qu’il raconte.
Les IA génératives nous offrent ainsi l’occasion de repenser fondamentalement notre rapport à l’image et à sa vérité. Plutôt que d’y voir simplement une menace pour l’authenticité visuelle, nous pourrions y reconnaître une invitation à élaborer une conception plus complexe de la vérité des images — une conception qui ne serait plus uniquement fondée sur la relation indicielle au réel, mais qui intégrerait la dimension créative, interprétative et relationnelle de toute représentation. En d’autres termes, voir combien les simulacres constituent l’histoire même de la vérité. Ce n’est pas tant la technique de production ou le référent ontologique qui confère sa vérité à une image que la relation que nous établissons avec elle, l’interprétation que nous en faisons et la place que nous lui accordons dans notre compréhension du monde. Il y a donc un niveau méta de la vérité des images, niveau qui ne permet pas au discours qui le porte de s’en dégager.