From the first generation

« Le chroniqueur qui narre les événements, sans distinction entre les grands et les petits, tient compte, ce faisant, de la vérité que voici: de tout ce qui advint rien ne doit être considéré comme perdu pour l’Histoire. Certes ce n’est qu’à l’humanité délivrée qu’appartient pleinement son passé. C’est dire que pour elle seule, à chacun de ses moments, son passé est devenu citable. Chacun des instants qu’elle a vécus devient une citation à l’ordre du jour – et ce jour est justement le dernier. »
(Walter Benjamin, «Thèses sur la philosophie de l’histoire», Essais, 2 (trad. fr. de M. de Gandillac), Paris, Denoël/Gonthier (coll. «Médiations»), p. 196)

Nous serons de la première génération dont on se souviendra non parce que, collectivement, individuellement, nous avons réalisé de choses mémorables, mais parce que les traces de nos vies ont été l’objet d’un échange intensif : on nous a « offert » un peu d’espace sur des disques durs distants et nous les avons alimenté en données dans l’espoir d’un peu d’attention.


Nous l’avons fait au début sans trop y penser en délaissant nos sites, nos blogs, nos espaces, à MySpace puis à Facebook. Nous le faisions comme nous l’avons toujours fait : sans trop y croire, en essayant. Puis on nous a récompensés, d’une triste récompense, de quelques likes, jamais assez. Et sans doute, nous disions nous que c’était mieux que rien. Nous avions peur de disparaître et de revenir à l’isolement de nos propres sites. Nous avons vécu progressivement avec cet échange, tissant nos existences de ces posts, de cette attente.

Nous serons de la première génération dont il restera des traces, même si celles-ci sont inutiles, superficielles et en si grand nombre qu’elles sont sans intérêt véritable, mais par elles nous retournons à la banalité de nos existences, à l’absence de synthèse (et donc d’œuvre, d’histoire), à la quotidienneté de cette irrésolution. Cette accumulation hypermnésique ressemble à Opalka : personne n’aura le désir de les consulter à nouveau, car il y faudra un temps aussi long que celui-ci qu’il a fallu pour le vivre et l’enregistrer. Peut-être qu’un réseau de neurones s’en nourrira et apprendra la vie que nous avons été pourra la mimer, la simuler, la faire exister à nouveau, pour la première fois et de façon crédible. Un retour intégral du passé, pour la première fois.


Lorsque je compare mes traces à celles de mes grands-parents, de mes parents et de certaines personnes de ma génération, je ressens un abîme : ils sont absents du réseau, il n’y a presque aucune trace, seulement l’état civil, quelques photographies éparses. À mesure que nous nous rapprochons des générations présentes, le nombre de rétentions augmente, nous avançons encore et progressivement la mémoire se transforme dans le récit et la diffusion en temps réel du présent, les deux lignes se rejoignent.
Les entreprises qui nous ont ouvert leurs disques durs pour que nous y diffusions nos existences, maintiendront-elles ce trésor de l’archive ? Les historiens y auront-ils accès ? Et comment pourront-ils se mouvoir dans cette nouvelle histoire qui ne sera plus celle dont on a fait le tri archivistique (avec toute l’autorité que suppose la constitution de l’archive), et qui n’a gardé que les « grands événements », mais qui saura rendre justice à ceux, à tous ceux qui sont déjà morts ? Vivrons-nous au milieu de documents ressuscités par un réseau de neurones qui apprendra de ce que nous avons été pour réactiver ces traces, continuer à les faire vivre, encore et encore, comme si le passé restait sur cette ligne de crête de la documentation du présent ?


Sans doute, il ne restera de nous que peu d’œuvres, parce que celles-ci, dans le passé, n’étaient mémorisée que dans la mesure où elles suppléaient à une absence de traces de toutes les vies effacées parce qu’anonymes. On pouvait par ces œuvres ressentir un peu de ce qu’elles avaient été, de leur intensité, de cette nervosité irrésolue, de ce qui fait que l’existence humaine s’excède. Mais cette excentration de l’art, peut-être n’est-elle plus d’actualité parce qu’elle prend maintenant la forme du décalage entre l’hypertrophie des rétentions et la capacité de leur lecture. Les documents sont bien enregistrés, mais l’avenir aura-t-il le temps de les relire, de repasser sur ces traces pour en expérimenter le contenu ? Il restera quelque part, sur des disques durs, le passé, présent à notre présent, potentiellement accessible, mais sans témoin.

We’ll be the first generation to be remembered not because, collectively or individually, we achieved anything memorable, but because the traces of our lives were the object of an intensive exchange: we were “offered” a little space on remote hard drives and fed them with data in the hope of a little attention.


We did it at first without thinking too much about it, abandoning our sites, our blogs, our spaces, to MySpace and then to Facebook. We did it the way we’ve always done it: without really believing in it, just trying. Then we were rewarded, sadly, with a few likes, never enough. And no doubt, we told ourselves, it was better than nothing. We were afraid of disappearing and returning to the isolation of our own sites. We lived gradually with this exchange, weaving our lives around these posts, this expectation.


We’ll be the first generation left with traces, even if they’re useless, superficial and so numerous as to be of no real interest, but through them we return to the banality of our existences, to the absence of synthesis (and therefore of work, of history), to the everydayness of this irresolution. This hypermnesic accumulation resembles Opalka: no one will have the desire to consult them again, because it will take as long as it took to experience and record them. Perhaps a network of neurons will feed on them and learn about the life we once lived, mimic it, simulate it, make it exist again, for the first time and in a credible way. A complete return to the past, for the first time.


When I compare my traces with those of my grandparents, my parents and certain people of my generation, I feel an abyss: they are absent from the network, there are almost no traces, only civil status, a few scattered photographs. As we get closer to the present generations, the number of retentions increases, we move further forward and gradually memory is transformed into the narrative and real-time dissemination of the present, the two lines come together.


Will the companies that have opened up their hard disks to us so that we can broadcast our existences maintain this archival treasure? Will historians have access to it? And how will they be able to move through this new history, which will no longer be the one that has been archived (with all the authority that the constitution of the archive implies), and which has only kept the “great events”, but which will be able to do justice to those, to all those who have already died? Will we live in the midst of documents resurrected by a network of neurons that learns from what we have been to reactivate these traces, to keep them alive, again and again, as if the past remained on this crest line of the documentation of the present?


Undoubtedly, few of our works will remain, because in the past, they were remembered only insofar as they compensated for the absence of traces of all the lives erased because they were anonymous. Through these works, we could feel a little of what they had been, of their intensity, of this irresolute nervousness, of what makes human existence go beyond itself. But perhaps this excentricity of art is no longer relevant, because it now takes the form of a gap between the hypertrophy of retentions and the capacity to read them. The documents are well recorded, but will the future have the time to re-read them, to go back over these traces to experience their content? Somewhere, on hard disks, the past will remain, present to our present, potentially accessible, but without witnesses.