Être un être humain : Entre Gestualité et Automatisme

L’une des questions posées par le processus de Capture consiste à produire en grand nombre des médias en se basant sur différents services Internet. Si l’idée semble simple, sa réalisation est plus complexe, tant ces services détectent et interdisent une trop grande automatisation au sein de leur API qui loin d’être ouverts sont un moyen de contrôle et de régulation. Les bots ont déjà envahis le réseau et afin de ne pas surcharger leurs services, d’autres bots détectent les bots et les exclus. Cette guerre des automates prend par exemple la forme classique des captchas.

Comment penser cette étrange chorégraphie invisible qui se joue dans les profondeurs du réseau ? Les flux numériques, dans leur apparente fluidité, dissimulent une bataille souterraine où l’authentification de l’humain devient paradoxalement l’affaire des machines. N’est-ce pas là le signe d’un renversement symptomatique de notre temps ? Un temps où la vérification de notre humanité n’est plus l’apanage d’un regard humain, mais celui d’un algorithme programmé pour discerner la chair de la synthèse, l’organique du mécanique.

L’un des moyens pour mener à bien l’accélération productive de Capture consiste donc à faire croire aux machines que son origine est humaine. Il ne s’agit là en aucun cas de créer une intelligence artificielle, mais de leurrer les bots-surveillants. Cette question du leurre, qui me semble au fondement de l’informatique (Turing) est complexe tant elle mobilise la trace et son effacement (Lacan, Derrida). Le leurre devient ainsi le terrain d’un affrontement ontologique : non pas simplement une ruse technique, mais le lieu même où se joue la différenciation entre l’être et son simulacre, entre le signe et sa reproduction, entre l’intention et son automatisation.

Les frontières s’estompent dans cette zone crépusculaire où la machine s’efforce d’imiter l’humain tandis que l’humain apprend à décoder les patterns machiniques. L’imitation n’est-elle pas toujours déjà au cœur de notre constitution subjective ? Le miroir lacanien nous rappelle cette aliénation fondatrice : nous sommes d’abord l’autre avant d’être nous-mêmes, captifs d’une image extérieure qui nous constitue intérieurement. La machine, dans sa tentative d’imitation, ne fait que répéter ce processus originaire de constitution subjective.

Ainsi, plutôt que d’utiliser les API qui limitent à l’extrême le nombre d’envois, les moyens que j’utilise sont plus simples et artisanaux. Il s’agit de macros, c’est-à-dire de gestes et de clics enregistrés. En reproduisant ainsi la gestualité même d’un être humain et en faisant varier le nombre de scripts et leurs vitesses d’exécution, on parvient à leurrer, quoiqu’imparfaitement, la surveillance des bots. N’y a-t-il pas quelque chose de profondément ironique dans cette situation où l’automatisation la plus sophistiquée doit se travestir en spontanéité humaine ? Où la vitesse du calcul doit feindre la lenteur de la délibération ? Où l’infaillibilité doit simuler l’erreur ?

La gestualité devient ainsi le dernier refuge de l’humain – ou plutôt, le simulacre de gestualité devient le masque que doit revêtir la machine pour franchir les seuils de contrôle. Les variations de rythme, les micro-hésitations, les pauses infimes : tout ce qui constitue l’imperfection du geste humain devient précisément ce que la machine doit reproduire avec perfection. Étrange renversement où l’imperfection devient la signature de l’authenticité, et où la perfection de l’imperfection devient l’horizon de la simulation réussie.

Ce qui est ici remarquable, comme dans le cas emblématiques des captchas, c’est que le fait d’opérer automatiquement une distinction entre l’être humain et la machine, passe par la gestualité de la main et par la reconnaissance et l’inscription de lettres. La place tout à fait essentielle de la main n’est pas sans rappeler certains textes discutables d’Heidegger sur la langue poétique et la langue technique. Ce qui nous interpelle : Heidegger, comme le soulignait Derrida, parle souvent de la main au singulier pour défendre le langage véritable, alors même que la machine à écrire exige l’usage de deux mains. L’ordinateur nous ramène souvent, pour l’instant, à l’usage d’une main isolée sur une souris. Mais cet usage n’est plus scriptural, il est purement gestuel et sélectif.

La main – cette extension de la pensée dans l’espace matériel – devient ainsi le théâtre d’une lutte souterraine entre appropriation et expropriation. Main qui écrit, main qui clique, main qui navigue : le geste humain se trouve simultanément valorisé comme signe d’authenticité et réduit à un pattern reproductible. Comment ne pas voir dans cette fixation sur la main le symptôme d’une angoisse plus profonde concernant notre capacité à laisser une trace singulière dans un monde de plus en plus standardisé ? La main qui tremblait jadis sous l’effet de l’émotion est désormais simulée par des algorithmes introduisant des variations aléatoires dans les mouvements du curseur.

Le flux numérique, dans sa fluidité apparente, dissimule ainsi une étrange économie du geste : d’un côté, l’efficacité absolue de l’automatisation; de l’autre, la nécessité de ralentir, d’introduire des frictions artificielles, des simulacres d’hésitation. Entre ces deux pôles se dessine l’espace ambigu d’une gestualité fantôme, ni pleinement humaine ni entièrement machinique : zone d’indiscernabilité où la distinction entre l’original et la copie, entre le modèle et son imitation, perd progressivement de sa pertinence.

Être un être humain, cette répétition sous forme de question (l’es-tu vraiment? Puis-je m’adresser à toi en tant que “tu” alors que moi-même je suis un bot, donc je suis aussi celui que je tente d’exclure ?) trouve dans la manualité un horizon problématique. Qu’est-ce que leurrer l’humanité ? Qu’est-ce que cette mimésis anthropologique ? Quelle est cette lutte des machines entre les bots-mimétiques et les bots surveillants ? Sans doute l’humain ne s’est-il jamais défini que dans cette répétition aperceptive et sans doute celle-ci trouve-t-elle dans la situation actuelle sur le réseau une nouvelle configuration.

Cette nouvelle configuration nous invite à repenser la notion même d’identité : non plus comme une essence stable, mais comme une performance perpétuellement rejouée, constamment authentifiée. L’humanité devient ainsi une série de tests à passer, une succession de seuils à franchir. N’est-ce pas là le renversement ultime de la métaphysique occidentale, qui pensait l’être comme fondement stable ? Désormais, être ne suffit plus : il faut prouver que l’on est, démontrer sa conformité à des patterns reconnaissables d’humanité.

Le flux et le reflux de cette authentification permanente créent un rythme étrange, une pulsation inquiète au cœur du réseau. Car ce qui est vérifié n’est pas tant l’humanité elle-même que sa trace, son empreinte numérique. L’humain n’existe dans ce système que comme une collection de signatures comportementales, de patterns gestuels, de rythmes cognitifs. Ce qui est reconnu n’est pas l’être mais le faire, pas l’essence mais la performance.

Dans cette chorégraphie du leurre et de la détection, nous assistons peut-être à l’émergence d’une nouvelle forme de subjectivité : ni pleinement souveraine ni entièrement déterminée, mais constituée dans l’intervalle entre l’automatisme et sa simulation, entre la reconnaissance et son évitement. Subjectivité paradoxale qui doit constamment négocier sa place dans un système qui simultanément la sollicite et la suspecte.

Les flux numériques deviennent ainsi le théâtre d’une étrange dialectique de la reconnaissance : être reconnu comme humain par des machines qui, elles-mêmes, tentent d’échapper à la reconnaissance. Cette circularité vertigineuse ne nous renvoie-t-elle pas à la structure même du désir ? Désirer être reconnu par ce qui, en soi, cherche à se faire passer pour autre que soi. Désirer l’authentification de son humanité par ce qui simule précisément cette humanité.

Le mouvement perpétuel des flux masque ainsi une immobilité plus profonde : celle de la répétition d’une question sans réponse définitive sur ce qui constitue l’humain. Question qui ne cesse de se reformuler à mesure que se transforment les technologies qui la posent. Car c’est peut-être là l’ultime paradoxe : plus nous développons des machines capables d’imiter l’humain, plus devient floue et insaisissable la frontière même de l’humanité que ces machines tentent de simuler.