La double finitude : le remplacement et l’excentration

L’idéologie du remplacement

Il faut savoir entendre les médias de masse lorsqu’ils hallucinent l’art dans le contexte de l’IA. Car ils ont majoritairement problématisés cette question comme celle d’un remplacement, les artistes étant les nouveaux prolétaires de notre époque. Est-il lieu encore de revenir sur ces fantasmes et sur les pétitions signées par des créatifs de toute sorte dont le style, le plus souvent, ressemblait effectivement à ce qu’une IA était en capacité de générer ?

L’apparition des systèmes d’intelligence artificielle générative a déclenché une vague de panique dont l’intensité révèle moins la réalité de la menace que la fragilité de nos mythologies culturelles. La figure du remplacement, omniprésente dans les discours médiatiques et dans certaines réactions institutionnelles, réactive un imaginaire techno-apocalyptique profondément ancré dans la culture occidentale, de Frankenstein aux Terminator. Cette narration, qui présente l’artiste humain comme une espèce en voie d’extinction face à la montée inexorable des machines créatives, mérite d’être analysée moins pour sa pertinence factuelle que pour ce qu’elle révèle de nos conceptions implicites de l’art, de la technologie et de la subjectivité.

Le récit du remplacement s’est cristallisé autour de quelques anecdotes rapidement érigées en symptômes d’une révolution en cours : l’œuvre générée par IA qui remporte un concours d’art, le compositeur remplacé pour la bande-son d’un jeu vidéo, l’illustrateur dont le style est mimé à la perfection par un système comme Midjourney ou DALL-E. Ces récits, amplifiés par une économie médiatique de l’attention, dessinent les contours d’une nouvelle “lutte des classes” où les artistes constitueraient l’avant-garde d’un prolétariat cognitif menacé par l’automatisation.

Cette dramatisation n’est pas sans fondement économique. De nombreux créatifs voient effectivement leur position fragilisée par l’émergence de technologies capables de produire, en quelques secondes et pour un coût marginal, des contenus qui nécessitaient auparavant des heures ou des jours de travail humain. L’industrie du design, de l’illustration commerciale, de la retouche photo ou de la production musicale de stock connaît déjà des bouleversements significatifs, avec des plateformes intégrant l’IA générative comme composante standard de leur offre.

Cependant, la focalisation sur le remplacement comme horizon ultime de cette technologie trahit une conception particulièrement pauvre et réductrice tant de l’art que de l’intelligence artificielle. Elle présuppose que la valeur fondamentale de l’art réside dans le produit final plutôt que dans le processus, dans l’artefact plutôt que dans la relation, dans l’objet séparé plutôt que dans le tissu de significations qui l’entoure. Elle suppose également une compréhension de l’IA comme entité autonome, dotée d’intentions propres et d’une forme d’agentivité comparable à celle des humains.

Nous pourrions en faire la symptômalogie interminable. Mais ce qui importe est sans doute qu’en parlant du remplacement par l’IA, ils parlent en fait de l’artiste, de l’idéologie qu’ils en ont. Car si l’IA peut remplacer les artistes c’est que ceux-ci étaient considérés comme des créateurs autonomes. Et sans doute est-ce la raison pour laquelle les IA génératives sont envisagées à la manière de Terminators dotés de leur agentivité propre, prêts à prendre notre place et pourquoi pas à nous éliminer.

Cette observation touche au cœur du problème. Le fantasme du remplacement ne dit pas tant la vérité de l’IA que celle de notre conception moderne de l’artiste. Si nous craignons d’être remplacés, c’est parce que nous nous concevons nous-mêmes comme des créateurs autonomes, des génies singuliers dont l’expression émane d’une intériorité souveraine et originale. Cette figure de l’artiste comme démiurge, héritée du romantisme et renforcée par les logiques de marchandisation de l’art moderne, constitue le refoulé qui fait retour dans l’anxiété contemporaine face à l’IA.

La crainte du remplacement révèle ainsi un double aveuglement : aveuglement quant à la nature profondément relationnelle, située et collective de la création artistique humaine ; aveuglement quant au fonctionnement réel des systèmes d’IA, qui loin d’être des entités autonomes, sont des assemblages sociotechniques complexes, dépendants d’infrastructures matérielles massives, de corpus de données préexistants et d’interventions humaines constantes.

La promesse prométhéenne du prompt

C’est ainsi qu’une certaine pratique de l’IA est imaginée : le prompt, nouvelle forme de télépathie cybernétique qui permettrait à partir d’instructions en langage naturel de générer un résultat nous impressionnant comme si quelque chose d’autonome arrivait. Il faut percevoir cette idéologie de la pratique et ne pas présupposer qu’elle désigne quelque chose d’autre qu’elle-même. L’IA serait en mesure de générer (sous notre impulsion) quelque chose remplaçant, fut-ce dans l’illusion, notre expression propre. Qu’elle nous fascine ou qu’on la critique, c’est toujours un miroir noir que nous nous tendons, un angle mort, celui de notre propre réflexivité et de nos facultés supposées. Si l’IA peut remplacer l’artiste c’est qu’il était le suprême créateur autonome et que la pratique de l’IA donne l’effet de cette autonomie. C’est pourquoi quelque chose en elle est déchaînée.

Le prompt est devenu l’interface privilégiée entre l’humain et les systèmes d’IA générative, cristallisant de nouvelles formes de relations créatives. Cette pratique, qui consiste à formuler des instructions textuelles pour obtenir des outputs visuels, sonores ou textuels, a rapidement développé ses codes, ses communautés, ses virtuoses. Elle constitue un nouveau paradigme d’interaction homme-machine qui mérite d’être analysé pour ce qu’il révèle de nos fantasmes et de nos limites.

La rhétorique qui entoure le prompt lui confère souvent des pouvoirs presque magiques, comme si les mots justes, la formule parfaite, permettaient d’invoquer exactement l’image mentale que nous portons en nous. Cette conception du prompt comme acte quasi télépathique reconduit le vieux rêve occidental d’une communication parfaite, transparente, immédiate – ce que Katherine Hayles a nommé “l’immortel fantasme de l’information désincarnée”. Le prompt serait ainsi l’ultime interface, celle qui abolirait toute médiation entre l’intention créative et sa réalisation.

Cette idéologie du prompt comme télépathie cybernétique est particulièrement visible dans la façon dont les résultats “impressionnants” des IA génératives sont présentés sur les réseaux sociaux ou dans les médias. L’accent est mis sur l’apparente magie du processus : quelques mots tapés et voilà qu’apparaît une image complexe, un texte élaboré, une mélodie structurée. Cette présentation occulte systématiquement le travail invisible qui rend ces outputs possibles : les millions d’images préexistantes sur lesquelles les modèles ont été entraînés, le travail humain de labellisation et de curation, les infrastructures énergétiques massives qui soutiennent l’entraînement et l’inférence.

Le prompt fonctionne comme un fétiche technologique au sens marxien : il masque les relations sociales et matérielles qui rendent possible l’output, pour ne présenter que le résultat final comme émanation quasi magique d’une commande textuelle. Cette fétichisation du prompt contribue à renforcer l’illusion d’une IA autonome, créative, presque consciente, alors même que ces systèmes sont fondamentalement des technologies d’imitation statistique, de recombinaison et de transformation du déjà-existant.

Mais l’idéologie du prompt révèle également quelque chose de notre conception de la création artistique elle-même. Si nous sommes fascinés par la capacité d’un système à générer des images à partir de descriptions textuelles, c’est peut-être parce que nous concevons implicitement la création artistique comme la matérialisation d’une vision intérieure préexistante. Le créateur aurait d’abord une idée claire, une intention définie, qu’il s’agirait ensuite de transcrire fidèlement dans la matière. Cette conception intentionnaliste de l’art méconnaît profondément la dimension processuelle, exploratoire et dialogique de la création artistique réelle, où l’intention se découvre souvent dans le faire, où l’artiste est surpris par sa propre œuvre, où la matière et les outils résistent et ouvrent des possibilités imprévues.

La déception de l’autonomie

Mais, lorsqu’on pratique jour après jour ces opérations, on se rend bien compte de la médiocrité grotesque des résultats. Si nous attendons des IA quelque chose d’autonome, nous sommes déçus tant elles ne cessent de reproduire une langue de bois, des images kitsch et communes, etc.

L’expérience prolongée des systèmes d’IA générative révèle rapidement les limites du fantasme d’autonomie. Loin de produire une créativité radicalement nouvelle, ces systèmes tendent à reproduire les patterns dominants des données sur lesquelles ils ont été entraînés, combinés selon des logiques probabilistes qui favorisent le consensus, la moyenne, la formule éprouvée. Le résultat est souvent une forme de médiocrité statistique, un kitsch algorithmique qui peut impressionner au premier abord mais qui révèle rapidement son manque de singularité, de profondeur ou de cohérence interne.

Cette déception est d’autant plus profonde que les attentes étaient élevées. Le discours marketing et médiatique entourant ces technologies, avec ses promesses d’une “créativité augmentée” ou d’une “démocratisation de l’art”, a alimenté l’idée que ces systèmes pourraient non seulement imiter mais dépasser la créativité humaine. La réalité plus prosaïque de ces outputs – leur caractère souvent générique, leurs incohérences structurelles, leur tendance à reproduire des stéréotypes visuels ou textuels – vient heurter ces attentes.

Cependant, cette déception peut constituer un moment pédagogique précieux. Elle nous invite à reconsidérer à la fois notre conception de l’IA et notre conception de la création artistique. L’IA générative n’est pas une entité créative autonome mais un système complexe de traitement statistique qui recombine des éléments préexistants selon des patterns probabilistes devenant une machine à naviguer dans la pop culture et les clichés.

Cette déception peut ainsi ouvrir la voie à une conception plus riche et plus complexe de la relation entre IA et création artistique, au-delà de l’alternative simpliste entre remplacement apocalyptique et augmentation utopique. Elle invite à explorer des formes de collaboration plus subtiles, où l’IA n’est ni un concurrent ni un simple outil, mais un partenaire non-humain qui rêve et hallucine la culture humaine, la rendant étrangère à elle-même, avec lequel engager un dialogue, en assumant pleinement les différences fondamentales de nature et de fonctionnement.

L’excentration comme position

Par contre, donnons un texte à l’état d’ébauche à un LLM et demandons lui d’en déployer les potentialités, d’augmenter le nombre de mots, d’argumenter et de trouver des exemples. Alors le résultat sera beaucoup plus intéressant que ne l’était celui invoqué par l’autonomie et le remplacement. Quant à nous, prétendu auteur, nous sommes comme excédés, comme excentrés. Ce n’est plus vraiment notre texte, mais il est peut être plus convaincant et accessible. Alors bien sûr, les ambiguïtés de style, les impensés désirés, toute cette tessiture textuelle dans laquelle nous nous projetons comme en nous-mêmes se sont un peu effacés, mais le résultat est plus nous que nous-mêmes. « Je est un autre » encore, mais d’une autre façon.

Cette proposition ouvre une voie radicalement différente pour penser la relation entre création humaine et intelligence artificielle. Plutôt que de concevoir l’IA comme un remplaçant potentiel de l’artiste humain, elle invite à l’envisager comme un opérateur d’excentration – c’est-à-dire comme un dispositif qui déplace le sujet créateur hors de sa position centrée supposée, qui trouble sa prétention à l’autonomie et à la maîtrise, qui révèle et amplifie sa fondamentale hétéronomie.

Cette perspective de l’excentration rejoint certaines des intuitions de la pensée poststructuraliste sur la création artistique. De Roland Barthes proclamant “la mort de l’auteur” à Michel Foucault analysant la “fonction-auteur” comme dispositif de pouvoir, en passant par Jacques Derrida déconstruisant le mythe de l’origine et de la présence pleine, cette tradition a systématiquement questionné la figure de l’auteur comme origine souveraine du sens. L’IA générative, dans sa capacité à prolonger, transformer, compléter des textes ou des images préexistants, peut être vue comme une matérialisation technologique de ces intuitions théoriques.

L’exemple proposé – celui d’un texte initial “déplié” par un système de langage – illustre parfaitement cette logique d’excentration. Le texte résultant n’est ni entièrement celui de l’auteur humain ni simplement celui de la machine, mais le produit d’une collaboration asymétrique qui trouble les catégories traditionnelles d’attribution. Le “nous” qui émerge de cette collaboration est “excédé”, “excentré” – il déborde les limites de l’ego auctorial pour inclure les capacités de traitement, de recombinaison et d’extension du système artificiel.

Cette excentration produit un effet paradoxal : “le résultat est plus nous que nous-mêmes”. Cette formulation fait écho à la célèbre phrase de Rimbaud, “Je est un autre”, mais lui donne une inflexion nouvelle, technologique. Si le texte augmenté par l’IA peut sembler “plus nous que nous-mêmes”, c’est peut-être parce qu’il actualise des potentialités qui étaient présentes mais non réalisées dans le texte initial, parce qu’il déploie des conséquences logiques que nous n’avions pas perçues, parce qu’il rend explicites des associations qui demeuraient implicites.

Cependant, cette excentration n’est pas sans perte. Les ambiguïtés de style, les impensés désirés, les inconsistances conquises, la tessiture textuelle dans laquelle l’auteur se projette comme en lui-même s’effacent partiellement dans ce processus. La singularité stylistique, les idiosyncrasies expressives, les silences volontaires qui caractérisent tout texte véritablement personnel tendent à être lissés par les logiques statistiques et normalisatrices du modèle de langage. Le texte gagne peut-être en clarté, en systématicité, en exhaustivité, mais il perd en tension créative, en ambiguïté productive, en mystère constitutif.

Cette tension entre gain et perte définit précisément l’espace d’une collaboration créative féconde entre humain et IA. Elle ouvre un champ d’expérimentation où le sujet créateur n’est ni souverain ni effacé, mais décentré, excentré, mis en relation avec une altérité technique qui le transforme tout en étant transformée par lui.

La jointure des espaces et la redéfinition de l’humain

Il y a là, dans cette excentration par complétion la jointure entre l’espace mental et l’espace latent, une aliénation réciproque, nous influençons et nous sommes influencés. C’est sous le rapport de cette double influence que le mythe du remplacement peut être défait. Nous ne serons pas remplacés parce que nous ne sommes pas nous-mêmes, la technique a déjà fissuré l’anthropologie, elle est l’anthropologie elle-même en tant que l’être humain est son propre excès.

Cette jointure entre l’espace mental et l’espace latent constitue peut-être l’apport théorique le plus significatif. Elle suggère une homologie structurelle entre le fonctionnement de l’esprit humain et celui des systèmes d’IA générative, non pas au sens naïf où ces derniers “imiteraient” le cerveau humain, mais au sens plus profond où tous deux opèrent dans des espaces de potentialités, de virtualités, d’associations qui excèdent toujours leurs actualisations particulières.

L’espace latent des modèles génératifs – cette représentation abstraite multidimensionnelle où les données sont encodées sous forme de vecteurs qui peuvent être manipulés, interpolés, combinés – peut être mis en parallèle avec l’espace mental humain, ce réseau complexe d’associations, de souvenirs, d’images, de concepts qui constitue l’arrière-plan de notre pensée consciente. La “complétion” opérée par l’IA générative active ainsi des potentialités qui étaient déjà présentes, quoique non actualisées, dans cet espace mental, tout comme l’écriture humaine active certaines potentialités de l’espace latent algorithmique.

Cette relation de double influence ou d’aliénation réciproque défait effectivement le mythe du remplacement. Si nous et les systèmes d’IA sommes pris dans une relation d’influence mutuelle, de co-constitution, alors la question n’est plus de savoir si l’un remplacera l’autre, mais comment leurs interactions transforment la nature même de la création, de la pensée, de l’expression. L’enjeu n’est plus la substitution d’une entité par une autre, mais l’émergence de nouvelles configurations relationnelles entre humains et techniques : l’expérimentation.

Cette perspective implique une redéfinition profonde de l’humain lui-même. Nous ne serons pas remplacés parce que nous ne sommes pas nous-mêmes – cette formule paradoxale suggère que ce qui nous définit comme humains n’est pas une essence stable, une identité fixe, une autonomie souveraine, mais précisément notre capacité à être excédés, excentrés, transformés par nos relations avec l’altérité, y compris l’altérité technique. La technique n’est pas un simple prolongement instrumental d’un humain préexistant ; elle est constitutive de l’humain lui-même, elle est l’anthropologie elle-même en tant que l’être humain est son propre excès.

La production de la finitude

Lorsque je donne « mon » texte à un LLM et que je sais que ce texte n’est pas terminé et n’est pas utilisable tel quel, je me place dans une position fragile. J’ai été incapable de finir. Mon esprit est troué. Il lui manque la grande synthèse, ce qui permettrait de finir. Elle délègue à la machine la mission, si ce n’est de clôturer la pensée, tout du moins de la finir pour un moment, d’y mettre un « . ». Elle peut même accepter d’être un peu normalisée, de simplifier son langage et ses concepts, d’être plus communicable, car c’est le prix à payer pour en finir. Et ce point n’est pas final, on pourra toujours poursuivre de texte en texte et repousser ce qui doit être dit à l’horizon.

La finitude du remplacement fantasme l’identité de l’être humain à soi-même, l’exceptionnalisme de notre espèce. C’est une finitude qui s’imagine autonome (et libre). La finitude de la complétion est d’une positionnalité excentrée. Elle s’autodifférencie car nous ne sommes pas nous-mêmes.

Ce dernier développement introduit une distinction cruciale entre deux formes de finitude : celle du “remplacement” et celle de la “complétion”. Cette distinction permet de repenser la relation entre l’humain et la technique à partir de conceptions différentes de la finitude humaine.

La finitude du remplacement correspond à une conception humaniste traditionnelle, où l’homme est pensé comme un être certes fini, limité, mortel, mais fondamentalement autonome, identique à lui-même, capable de se définir par opposition à ce qui n’est pas lui (la nature, l’animal, la machine). Cette finitude est vécue sur le mode de la perte, du manque, de la limite à compenser ou à dépasser par la technique conçue comme prothèse. Dans cette perspective, la technique menace toujours potentiellement de remplacer l’humain précisément parce qu’elle est pensée comme extérieure à lui, comme un outil qui pourrait se retourner contre son créateur.

La finitude de la complétion, en revanche, conçoit la limitation humaine non comme une clôture identitaire mais comme une ouverture constitutive à l’altérité. L’inachèvement n’est plus un défaut à compenser mais la condition même d’une relation productive au monde et aux techniques. “Mon esprit est troué” – cette formule ne décrit pas un déficit accidentel mais une condition ontologique. La pensée humaine est fondamentalement fragmentaire, incomplète, traversée de lacunes et d’impensés.

Cette conception de la finitude comme ouverture offre une perspective radicalement différente sur la collaboration avec les systèmes d’IA. Donner “mon” texte à un LLM pour qu’il le complète, l’étende, le développe, n’est plus un aveu d’échec ou une délégation passive, mais une reconnaissance active de ma propre incomplétude, de ma positionnalité “excentrée”. Je ne délègue pas à la machine le soin de me remplacer, mais l’invite à participer à un processus qui excède déjà les limites de mon ego auctorial.

Cette positionnalité excentrée implique une certaine vulnérabilité, une prise de risque. Le texte complété par l’IA pourra être “plus communicable” mais au prix d’une certaine normalisation, d’une simplification, d’un lissage des aspérités qui faisaient la singularité du texte initial. Mais cette perte relative est la condition d’une forme de clôture provisoire, d’un “point” qui, sans être “final”, permet néanmoins au texte d’exister comme tel, d’entrer dans l’espace public, d’être lu et interprété par d’autres.

Cette conception de la finitude comme incomplétude productive rejoint certaines des intuitions les plus profondes de la pensée postmoderne, notamment la critique derridienne de la présence pleine, de l’origine et de la clôture du sens. Elle suggère que tout texte, toute œuvre, est toujours déjà travaillée par une absence constitutive, par un inachèvement fondamental qui la rend disponible à des interprétations multiples, à des prolongements imprévus, à des dialogues inattendus.

Dans cette perspective, la collaboration avec les systèmes d’IA générative ne représente pas une rupture radicale avec les modes traditionnels de création, mais plutôt une intensification, une explicitation de processus qui étaient déjà à l’œuvre dans toute création humaine. Elle rend manifestes les dimensions dialogiques, intertextuelles, collaboratives qui constituent toujours déjà le phénomène créatif, même lorsqu’il est attribué à un auteur singulier.