Détruire et archiver, dit-elle

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Nous exposons de moins en moins d’œuvres que nous pourrions détacher du contexte créé par et pour une exposition. Nous ne parvenons plus à les séparer d’une atmosphère, d’un flottement de l’attention, parce que celle-ci est proche de la perception et n’est plus, comme une œuvre, un objet à percevoir, mais fait partie intégrante de l’esthétique du spectateur.

Nous créons ainsi de plus en plus en contexte. Nous ne transportons plus d’œuvre pour les installer ici ou là. Nous les implantons réellement dans un espace donné. Le temps de montage de l’exposition est un temps de production matérielle.

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Extinct memories, IMAL, Bruxelles (2015)

La question du transport devient problématique, non seulement d’un point de vue économique, mais aussi parce que les dimensions des environnements en rend problématique le stockage. De plus, l’idée même de répéter deux fois la même exposition dans des lieux différents devient difficilement justifiable. Une exposition n’a pas seulement lieu dans son lieu, elle est aussi documentée et circule sur le Web. De sorte que quand elle a eu lieu une fois, ceci est suffisant. L’aura a abandonnée la matière.

C’est ainsi que depuis plusieurs années, j’applique le concept de versioning aux expositions. Chaque exposition est singulière, irremplaçable, même si elle fait partie d’une série (Capture, Télofossiles ou Extinct memories).

Il y a quelques conséquences à cette façon de procéder : une fois l’exposition terminée, on jette la plupart des « œuvres ». On doit s’en séparer, définitivement. L’exposition aura été unique, elle ne se répétera pas. On ne peut alors se séparer d’un sentiment contradictoire : la joie affirmative de cette dislocation et la nostalgie d’une nouvelle itération. Cette dernière est déterminée par l’héritage du concept d’œuvre d’art qui nous fait espérer en une souveraineté de celle-ci qui va en un sens exactement contraire à celui de la joie destructrice. On voudrait aussi conserver, faire exister pour l’éternité, pourvoir faire revenir, encore et encore.

Cette tension entre la destruction et la conservation est au cœur des pratiques contemporaines, parce que notre société occidentale elle-même est simultanément hypermnésique et amnésique, en croissance et en crise, etc.

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Telofossils, Unicorn, Beijing (2015)

Depuis la version de Télofossiles élaborée à Beijing, j’ai commencé à numériser ces grands volumes jetés. Ces volumes devenus fichiers peuvent d’une part être réimprimés et réimplantés dans, par exemple, une réalité virtuelle. Tout se passe alors comme si nous produisons ces expositions analogiques pour nourrir le monde digital de nouvelles données qui pouvait produire à nouveau de l’analogique. Le monde est dans sa doublure. Le circuit entre les deux mondes se complexifie. Cette forme de documentation est devenue une méthode systématique dans mon corpus.

Les formes flotteront à la surface d’un océan, abandonnées, attendant d’autres rivages et d’autres contextes. Existant sous forme de données, elles pourront revenir nous hanter en prenant d’autres formes, d’autres interprétations. On les associera différemment, on les transformera. L’oeuvre ne se répétera pas, seulement l’aura.


Implantation en réalité virtuelle d’anciennes expositions numérisées en 3D (2016)