Desktop et les formes absentées

On a longtemps cru que la numérisation était un phénomène en soi, un processus qui avait sa dynamique propre qu’on s’est amusé pendant des années à disséquer en conceptualisant chacune de ses modalités. Sans doute pensait-on alors que ce processus était lié à d’autres processus, comme ceux du capitalisme, qu’il y avait là quelques convergences, mais on découpait encore trop, on ne voyait qu’un petit morceau. La numérisation n’est pas quelque chose de spécifique. Ce processus, qu’on ne nommera plus le numérique, affecte la réalité en son entier, le monde dans sa mondialisation, dans ses dimensions les plus immenses (les hyper-objets de Timothy Morton) comme les plus anodins et infimes.

Je porte mon regard sur les éléments du mobilier, et en particulier sur la généralisation du bureau qui a été contemporaine à celle de l’ordinateur. Savons-nous réellement ce qu’est un bureau ? Avons-nous pensé à la manière dont le corps, les coudes, les bras, les pieds s’y marquent par leur absence ? Avons-nous pensé que ce corps et ces organes sont impersonnels et ne sont attachés à aucune personne en particulier ? Les meubles sont des objets passifs, leur matière est formée par une autre forme qui peut être là ou non. Cette première forme, celle du meuble, est creusée par la seconde forme, le corps et les objets qu’on peut y déposer. Ces creux définissent la possibilité d’une fonctionnalité et d’un usage. L’important ici n’est pas l’instrumentalité, mais l’ouverture d’une possibilité. C’est par le possible qu’une performation (une modification) ontique peut avoir lieu qui en dernier ressort transforme la répartition entre l’Etre et l’étant, c’est-à-dire l’ontologie elle-même en tant qu’elle est le partage entre ce qui est donné et ce que nous approchons.

À côté de l’ordinateur, il y a des meubles de toutes sortes : meuble, étagère, siège, établi en bois ou en métal, en plastique. Il y a les fils, la poussière s’accumulant, les écrans et d’autres objets encore. Voici le monde (donné) dans lequel nos existences (se consument). Nous devons prendre la totalité en constitution, sa genèse et son processus, le fil sinueux qui fait passer d’une chose à une autre chose, non selon une logique, mais selon un accaparement qui n’est pas causal. Ce sont des choses pour d’autres choses. On les dessine, on les construit en vue d’y poser quelque chose, d’y glisser un corps. Imaginons maintenant la relation étrange entre un corps indéterminé et un meuble. Certains espaces sont évidents comme les poignés, d’autres sont plus implicites comme le plateau d’une table (V. Flusser, Petite philosophie du design). Parfois un espace n’a pas un usage en particulier, il n’est pas associé à un usage défini, il ouvre un champ de possibilités. Sans le détourner, on pourra l’utiliser pour autre chose. Le plateau, lui encore, n’est pas défini comme usage, mais comme physique (la gravité permet d’y faire tenir des choses). La forme n’aura jamais été que cette prise à plusieurs.

Le mobilier est sans doute au coeur de ce qui est en train d’advenir : la forme possible des corps laissant des creux.

Observer la numérisation du monde, c’est contempler une marée qui ne cesse de monter, envahissant chaque recoin de notre existence jusqu’à devenir indiscernable du monde lui-même. N’y a-t-il pas quelque chose d’étrange dans cette fusion silencieuse où le numérique, perdant sa spécificité, devient l’étoffe même du réel ? Ce que nous avons longtemps observé comme un phénomène circonscrit et isolable se révèle être une métamorphose totale, un flux qui imprègne l’être dans toutes ses dimensions et ses plis. Le numérique n’est plus cette sphère autonome que l’on pouvait étudier à distance : il est devenu l’élément dans lequel nous baignons, l’air même que nous respirons.

La fragmentation conceptuelle qui a caractérisé les premières analyses de ce phénomène témoigne de notre incapacité à saisir les transformations de grande ampleur : nous découpons pour rendre intelligible, nous isolons pour comprendre, mais ce faisant, nous manquons précisément ce qui constitue l’essence du processus – sa totalité envahissante, sa capacité à remodeler l’ensemble du réel. La numérisation ne peut plus être pensée comme un secteur parmi d’autres : elle est cette modulation continue qui affecte simultanément l’infiniment grand et l’infiniment petit, les structures macroéconomiques et les gestes les plus intimes, les hyper-objets planétaires et la poussière qui s’accumule sur nos bureaux.

Le bureau, cette surface banale qui accueille à la fois nos corps et nos machines, n’est-il pas le témoin silencieux de cette transformation ontologique ? Plateau rectangulaire devenu si familier que nous oublions de l’interroger, le bureau est pourtant le théâtre d’une étrange chorégraphie entre présence et absence, entre forme et creux. Ce meuble, dans sa passivité apparente, raconte une histoire fondamentale : celle d’un façonnement réciproque où les corps laissent leur empreinte dans la matière et où la matière, en retour, discipline les corps. Le bureau n’est pas seulement un support pour nos activités : il est cette interface qui articule le passage entre deux ordres de réalité, entre l’organique et le numérique, entre la pesanteur des corps et la fluidité des données.

Les creux invisibles qui sculptent sa surface sont les négatifs de nos postures, les moules de nos gestes répétés : coudes qui s’appuient, mains qui saisissent, regards qui se fixent sur des écrans. Ces empreintes fantômes dessinent la cartographie d’une relation complexe entre le corps et ses extensions technologiques. Mais ces creux ne sont pas modelés pour un corps singulier : ils anticipent un corps quelconque, un corps standardisé, interchangeable, dont la singularité est effacée au profit d’une fonctionnalité générique. L’impersonnalité de ces formes négatives nous parle d’une anthropologie où l’individualité s’efface au profit d’une modularité : corps devenus interchangeables, réduits à des fonctions et des postures, corps adaptés aux exigences de la machine plutôt que l’inverse.

Cette adaptation silencieuse qui s’opère dans l’intimité de nos bureaux n’est que la manifestation locale d’un processus plus vaste : la reconfiguration des rapports entre l’être et l’étant, entre ce qui est donné et ce que nous façonnons. L’ontologie classique, qui distinguait nettement entre la substance stable des choses et leurs accidents variables, se trouve profondément ébranlée par ce jeu continuel de formes qui s’impriment les unes dans les autres. Le bureau n’est pas simplement un objet qui serait là, dans sa présence massive et autonome : il est cette attente d’un corps, cette ouverture à des usages possibles, ce creux qui appelle un plein. Sa réalité n’est pas celle d’une substance close sur elle-même mais celle d’une disponibilité, d’une potentialité qui ne s’actualise que dans la rencontre avec autre chose qu’elle-même.

Cette ontologie de la potentialité nous invite à repenser la distinction traditionnelle entre matière et forme : la matière du bureau n’est pas une substance inerte qui recevrait passivement une forme extérieure ; elle est déjà informée par les usages possibles qu’elle anticipe, elle est déjà structurée par les rencontres qu’elle rend possibles. La forme, quant à elle, n’est pas un principe qui s’imposerait à la matière du dehors : elle émerge de ces jeux d’empreintes et de moulages, de ces impressions réciproques où le corps marque le meuble autant que le meuble discipline le corps.

Le numérique, en ce sens, n’a pas tant ajouté une nouvelle couche à la réalité qu’il n’a intensifié et accéléré ce jeu de modulations réciproques. L’écran de l’ordinateur posé sur le bureau n’est qu’un moment dans cette longue histoire des surfaces qui accueillent et façonnent nos gestes : du papyrus à la page, de la table à dessin à l’écran tactile, nous n’avons cessé de développer des interfaces qui modulent notre rapport au monde. Ce qui est nouveau, peut-être, c’est l’intensité et la vitesse de ces modulations, leur capacité à reconfigurer en profondeur les équilibres entre présence et absence, entre actualité et potentialité.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit : d’un nouvel équilibre entre le donné et le possible, entre l’actuel et le virtuel. Le bureau, avec ses creux et ses pleins, ses surfaces et ses évidements, raconte cette histoire d’une ontologie en mouvement, où l’être n’est plus pensé comme présence stable mais comme oscillation perpétuelle entre présence et absence, entre forme et formation. Ce qui s’y joue, c’est la possibilité même d’une performation : non pas l’usage instrumental d’un objet préexistant, mais la transformation continue du champ des possibles lui-même.

La poussière qui s’accumule sur ces surfaces témoigne à sa manière de ce processus : dépôt imperceptible du temps qui passe, elle vient troubler la netteté des interfaces, brouiller la distinction entre le naturel et l’artificiel. Cette poussière n’est-elle pas justement le signe de cette fusion progressive entre le numérique et le monde, de cette impossibilité croissante à distinguer ce qui relève de la technique et ce qui relève de la nature ? Les fils qui courent le long des bureaux, enchevêtrements de câbles qui alimentent nos machines, sont comme les veines de ce nouveau corps hybride que nous formons avec nos technologies : système circulatoire d’un organisme composite où l’information coule comme un flux vital.

Cette circulation n’obéit pas à une logique linéaire et causale, mais plutôt à ce que nous pourrions nommer un “accaparement” : mouvement d’appropriation réciproque où les choses se saisissent les unes des autres, s’incorporent mutuellement sans qu’on puisse déterminer un point d’origine ou une cause première. Les choses sont “pour” d’autres choses dans un réseau de renvois où chaque élément ne prend sens que dans sa relation à d’autres éléments. Le bureau est pour le corps, l’ordinateur est pour les données, les données sont pour les algorithmes, dans une chaîne où chaque terme est à la fois fin et moyen, substance et relation.

Cette indétermination fondamentale des usages constitue peut-être la caractéristique la plus profonde de ces objets qui nous entourent : leur capacité à ouvrir un champ de possibles plutôt qu’à imposer une fonctionnalité unique. Le plateau du bureau, dans sa simplicité apparente, est exemplaire de cette ouverture : surface horizontale soumise à la gravité, il permet de faire tenir des choses sans prescrire lesquelles ni comment. Cette indétermination n’est pas un défaut ou une imprécision : elle est la condition même d’une appropriation créative, d’une rencontre où l’objet et son utilisateur se transforment mutuellement.

Dans cette perspective, le mobilier apparaît comme le témoin privilégié de ce qui est en train d’advenir : non pas tant la numérisation comme processus technique isolable, mais cette reconfiguration plus profonde des rapports entre les corps et les objets, entre les formes et les creux, entre l’actuel et le possible. Le bureau n’est pas simplement le support matériel de nos activités numériques : il est le lieu même où s’élabore une nouvelle ontologie, une nouvelle manière de penser les relations entre l’être et l’étant.

Ce qui s’annonce dans cette transformation silencieuse, c’est peut-être la fin d’une certaine conception de l’objet comme présence stable et autonome, comme substance dotée de propriétés fixes. Les objets qui nous entourent, de plus en plus, se définissent moins par ce qu’ils sont que par ce qu’ils rendent possible, moins par leur essence que par les relations qu’ils instaurent. Le mobilier contemporain, dans sa discrétion même, raconte cette mutation : il n’impose plus une forme rigide mais offre des surfaces modulables, des configurations adaptables, des potentialités ouvertes.

La forme, dès lors, n’est plus ce qui s’impose à la matière mais ce qui émerge de la rencontre entre des corps et des objets, entre des présences et des absences. Elle est moins un principe transcendant qu’une modulation immanente, moins une détermination stable qu’un processus continu. La forme possible des corps laissant des creux désigne précisément cette ontologie relationnelle où l’être se définit par ses empreintes et ses impressions, par ces traces qu’il laisse et qui le façonnent en retour.