Un déplacement sans fin

135_135_010

Plusieurs de mes travaux actuels portent sur le déplacement sans fin. Ceci rejoint mon intérêt pour l’esthétique débordante de l’infinitude dans laquelle ce qui peut exister déborde toujours ce que l’on percevra, ainsi que les formes variables qui articulent la répétition et la différence selon une logique du tempo (c’est toujours la même chose qu’on voit mais jamais de la même façon et cette façon du regard n’est pas notre regard mais le regard d’une technique).

Le déplacement sans fin concerne aussi la relation entre le temps et l’espace. En effet, j’ai développé ailleurs l’idée selon laquelle la modernité a privilégiée le temps sur l’espace. L’espace a été découpé par le temps planifié des activités industrielles. Les objets temporels de l’industrie culturelle comme le cinéma constituant l’apogée de cette entreprise de captation de l’attention (pour une comparaison de la construction spatio-temporelle dans le cinéma et le numérique). L’espace a été soumis au temps et considéré comme la possibilité d’une vitesse, c’est-à-dire d’une distance à parcourir entre un point A et un point B. La manière dont la science physique actuelle privilégie la vitesse sur l’espace et le temps, puisque la vitesse fait varier ces deux composantes, en est sans doute un symptôme. Cette importance donnée à la distance à parcourir est aussi le signe de l’importance accordée au processus de subjectivation, car il faut bien un sujet entre les points de départ et d’arrivée. Le déplacement est du temps pour un sujet dans l’espace : le train file le long des paysages.

135_135_001

Notre époque, qu’on ne sait comment nommer tant elle prolonge la modernité et tant elle contient de nouvelles dimensions, retrouve l’espace dans son autonomie. Ainsi, les structures numériques telles que les jeux ou les sites internet sont difficilement descriptibles en terme de temps : combien de temps durent-elles ? Elles n’ont ni début ni fin, tout au plus parle-t-on de durée de vie pour désigner le temps que l’utilisateur met à épuiser l’espace. Elles sont par contre descriptibles spatialement, par exemple par un schéma arborescent. Le concepteur imagine un espace qui est ensuite actualisé temporellement par l’utilisateur. Le temps devient une conséquence, non une cause.

135_135_007 

Se déplacer sans fin dans un espace ou autour d’un objet c’est paradoxalement perdre le sujet au moment ou on croit en accroître la présence. Car si la caméra ne cesse de se déplacer dans un lieu, alors cette caméra ne s’identifie pas au regard d’un spectateur possible comme dans le cas du cinéma, son temps étant illimité et le temps de l’humain étant limité. Le regard de la caméra existe sans nous et c’est en ce sens la fin d’une certaine éthique dont Daney avait parlé en montrant la jointure entre le regard de la caméra et celui du spectateur.

135_135_008

D’une certaine manière, dans cette question classique de l’unification des perceptions sous la loi du concept ou de l’a priori transcendantal, ou comment la diversité des couleurs, des formes, et de toutes leurs variations, peut nous donner une image du monde, le déplacement sans fin opère une transformation : le regard de la machine pourrait potentiellement tout voir, mais personne ne pourra le voir, donc le confirmer. Il faut donc au moins deux regards pour voir, une réflexivité ou un redoublement, une disjointure dans l’instant de la perception pour voir. Si le regard est seul dans l’illimitation du déplacement alors c’est un regard sans sujet, c’est donc un déplacement sans distance. On passe bien d’un point A à un point B, mais ceux-là changent de façon incessante et neutralisent donc la conquête d’un espace. Le déplacement rejoint l’autonomie de l’espace, un peu comme si Empire de Warhol n’était plus un plan immobilisé mais ne cessait de tourner autour de la chose architecturale et en toutes directions : ne pas en finir.