Un déplacement sans fin ou le regard de personne

Plusieurs de mes travaux actuels portent sur le déplacement sans fin. Ceci rejoint mon intérêt pour l’esthétique débordante de l’infinitude dans laquelle ce qui peut exister déborde toujours ce que l’on percevra, ainsi que les formes variables qui articulent la répétition et la différence selon une logique du tempo. C’est toujours la même chose qu’on voit mais jamais de la même façon, et cette façon du regard n’est pas notre regard mais le regard d’une technique.

L’infinitude esthétique nous confronte à un paradoxe fondamental : l’existence excède perpétuellement la perception. Ce qui peut être vu déborde irrémédiablement ce qui sera effectivement perçu, créant ainsi une tension constitutive entre le fini de notre expérience et l’infini des possibles. Dans cette configuration, la variation n’est plus un accident mais devient le principe même de l’appréhension du monde. La répétition et la différence s’entrelacent selon une logique temporelle propre, un tempo qui n’est plus celui de la conscience subjective mais celui d’un dispositif technique autonome.

Le regard qui se déploie dans cet espace n’appartient plus à l’humain. Il opère selon des rythmes, des vitesses et des durées qui échappent à notre finitude perceptive. C’est un regard mécanique qui, indifférent à la fatigue, à l’ennui ou à l’inattention, peut scruter indéfiniment le même objet, révélant à chaque instant une nouvelle configuration, une nouvelle facette jusque-là imperceptible. La technique ne regarde pas comme nous regardons – elle ne sélectionne pas, ne privilégie pas, n’oublie pas – elle enregistre avec une impartialité radicale qui transforme fondamentalement la nature même du voir.

Le déplacement sans fin concerne aussi la relation entre le temps et l’espace. En effet, j’ai développé ailleurs l’idée selon laquelle la modernité a privilégiée le temps sur l’espace. L’espace a été découpé par le temps planifié des activités industrielles. Les objets temporels de l’industrie culturelle comme le cinéma constituant l’apogée de cette entreprise de captation de l’attention. L’espace a été soumis au temps et considéré comme la possibilité d’une vitesse, c’est-à-dire d’une distance à parcourir entre un point A et un point B. La manière dont la science physique actuelle privilégie la vitesse sur l’espace et le temps, puisque la vitesse fait varier ces deux composantes, en est sans doute un symptôme. Cette importance donnée à la distance à parcourir est aussi le signe de l’importance accordée au processus de subjectivation, car il faut bien un sujet entre les points de départ et d’arrivée. Le déplacement est du temps pour un sujet dans l’espace : le train file le long des paysages.

La modernité a opéré une temporalisation systématique de notre rapport au monde. L’espace y est devenu une variable dépendante, un simple support pour le déploiement d’une temporalité devenue souveraine. Le temps industriel, mesuré, segmenté, optimisé, a imposé son quadrillage à l’étendue spatiale, la transformant en une série de distances à parcourir, d’obstacles à franchir, de territoires à traverser. Cette prédominance du temporel n’est nulle part plus évidente que dans le dispositif cinématographique, où l’espace filmé se soumet entièrement à la durée programmée de la projection, où le montage découpe et réagence les lieux selon une logique temporelle qui leur est extrinsèque.

Dans ce paradigme moderne, la vitesse émerge comme concept-clé, comme synthèse opérationnelle du temps et de l’espace. La physique contemporaine ne fait que radicaliser cette tendance en faisant de la vitesse de la lumière la constante fondamentale à partir de laquelle temps et espace deviennent des variables relatives. Mais cette valorisation de la vitesse présuppose un sujet pour lequel cette vitesse existe, un point de vue mobile qui parcourt la distance, une conscience qui éprouve la durée du trajet. Le déplacement moderne s’inscrit ainsi dans une économie de la subjectivation : c’est toujours quelqu’un qui va d’un point à un autre, qui vit l’entre-deux du parcours comme une expérience subjective.

Notre époque, qu’on ne sait comment nommer tant elle prolonge la modernité et tant elle contient de nouvelles dimensions, retrouve l’espace dans son autonomie. Ainsi, les structures numériques telles que les jeux ou les sites internet sont difficilement descriptibles en terme de temps : combien de temps durent-elles ? Elles n’ont ni début ni fin, tout au plus parle-t-on de durée de vie pour désigner le temps que l’utilisateur met à épuiser l’espace. Elles sont par contre descriptibles spatialement, par exemple par un schéma arborescent. Le concepteur imagine un espace qui est ensuite actualisé temporellement par l’utilisateur. Le temps devient une conséquence, non une cause.

Nous assistons aujourd’hui à une résurgence de la spatialité comme dimension première de l’expérience. Les environnements numériques s’offrent comme des territoires à explorer plutôt que comme des récits à suivre. Leur organisation ne répond plus à une logique narrative linéaire mais à une topologie complexe, faite de connexions, d’embranchements, de nœuds et de réseaux. La question pertinente n’est plus “combien de temps dure cette expérience ?” mais “quelle est l’étendue de cet espace virtuel, quelles sont ses frontières, ses régions, ses chemins ?”.

La temporalité n’y disparaît pas, mais elle change radicalement de statut : d’organisateur souverain, le temps devient variable dépendante, simple effet de l’actualisation spatiale par un utilisateur. Le temps n’est plus ce qui structure l’espace mais ce qui résulte de sa traversée. Chaque parcours individuel génère sa propre temporalité, son propre rythme, sans qu’aucune durée canonique ne s’impose comme référence absolue. L’espace numérique existe avant tout comme potentialité pure, comme ensemble de chemins possibles, et le temps n’apparaît qu’au moment où un sujet s’y engage, y trace son itinéraire singulier.

Se déplacer sans fin dans un espace ou autour d’un objet c’est paradoxalement perdre le sujet au moment où on croit en accroître la présence. Car si la caméra ne cesse de se déplacer dans un lieu, alors cette caméra ne s’identifie pas au regard d’un spectateur possible comme dans le cas du cinéma, son temps étant illimité et le temps de l’humain étant limité. Le regard de la caméra existe sans nous et c’est en ce sens la fin d’une certaine éthique dont Daney avait parlé en montrant la jointure entre le regard de la caméra et celui du spectateur.

Ce mouvement perpétuel engendre un paradoxe existentiel profond : plus la caméra se déplace, plus elle affirme sa présence autonome, et plus elle dissout la possibilité même d’un sujet qui pourrait s’identifier à ce regard en mouvement. La subjectivation que promettait le déplacement se transforme en son contraire : une déshumanisation radicale du voir. Car une vision qui ne s’arrête jamais, qui ne sélectionne jamais, qui ne privilégie aucun angle, aucun cadrage sur un autre, n’est plus une vision humaine. Elle transgresse la limite fondamentale de notre condition perceptive : la finitude.

Daney avait saisi l’essence éthique du cinéma classique dans cette “jointure” entre le regard de la caméra et celui du spectateur. Le cadrage, la durée du plan, le montage – tous ces choix techniques incarnaient une position morale face au visible, proposaient une façon humaine d’habiter le monde. Le déplacement perpétuel rompt précisément cette alliance. Le regard technique s’émancipe de son ancrage humain, poursuit sa course sans nous, indifférent à notre capacité d’attention, à notre besoin de repères, à notre soif de sens. Cette rupture n’est pas simplement esthétique ; elle est profondément éthique, car elle met en question la possibilité même d’une communauté du voir.

D’une certaine manière, dans cette question classique de l’unification des perceptions sous la loi du concept ou de l’a priori transcendantal, ou comment la diversité des couleurs, des formes, et de toutes leurs variations, peut nous donner une image du monde, le déplacement sans fin opère une transformation : le regard de la machine pourrait potentiellement tout voir, mais personne ne pourra le voir, donc le confirmer. Il faut donc au moins deux regards pour voir, une réflexivité ou un redoublement, une disjointure dans l’instant de la perception pour voir. Si le regard est seul dans l’illimitation du déplacement alors c’est un regard sans sujet, c’est donc un déplacement sans distance. On passe bien d’un point A à un point B, mais ceux-là changent de façon incessante et neutralisent donc la conquête d’un espace. Le déplacement rejoint l’autonomie de l’espace, un peu comme si Empire de Warhol n’était plus un plan immobilisé mais ne cessait de tourner autour de la chose architecturale et en toutes directions : ne pas en finir.

La question kantienne de l’unification du divers sensible sous les catégories de l’entendement prend ici une tournure inattendue. Le problème n’est plus seulement de comprendre comment la multiplicité des impressions sensibles peut se constituer en une expérience cohérente pour un sujet, mais comment penser une perception qui excède structurellement tout sujet possible. Le regard mécanique en déplacement perpétuel accumule des images que personne ne verra jamais dans leur totalité, génère une vision que personne ne pourra jamais confirmer comme vision.

Cette situation révèle une exigence fondamentale de l’acte de voir : sa nature essentiellement duelle, réflexive. Pour qu’il y ait véritablement vision, il faut un redoublement, une conscience qui se sait voyante, qui peut confirmer qu’elle voit. En l’absence de cette réflexivité, le regard mécanique autonome reste un processus d’enregistrement sans témoin, une captation sans destination, un œil sans conscience. C’est précisément cette absence de témoin qui transforme le déplacement en pure immanence : sans sujet pour mesurer la distance parcourue, sans conscience pour éprouver le temps du trajet, le mouvement devient une pure variation sans origine ni fin.

Les points A et B entre lesquels oscillait le déplacement moderne se dissolvent dans un flux perpétuel où chaque position n’est que momentanée, aussitôt abandonnée pour une autre. La conquête spatiale que promettait le déplacement devient impossible, car l’espace ne se laisse plus immobiliser, fixer, posséder. Il recouvre son autonomie fondamentale face à un mouvement qui le parcourt sans jamais le soumettre à une intention subjective.

L’analogie avec une version mobile d’Empire de Warhol est particulièrement éclairante. Là où le film original proposait un regard fixe, une contemplation obstinée qui transformait la durée en expérience esthétique, cette version hypothétique du déplacement perpétuel abolirait toute possibilité de contemplation. Le tournage incessant autour de l’édifice ne produirait pas une vision plus complète mais une impossibilité de voir, une saturation qui équivaudrait à une cécité. L’impératif “ne pas en finir” traduirait alors moins une volonté d’exhaustivité qu’une renonciation à toute saisie finalisée, à toute compréhension synthétique.

Cette méditation sur le déplacement sans fin nous conduit ainsi à une ontologie paradoxale où l’hypervisibilité technique coïncide avec une nouvelle forme d’invisibilité. Plus tout devient potentiellement visible par les dispositifs de captation en mouvement perpétuel, moins cette visibilité est accessible à une expérience humaine. L’espace s’affirme dans son autonomie précisément au moment où il échappe à toute appropriation perceptive, où il déborde infiniment notre capacité à le voir.

Le regard technique qui parcourt cet espace sans repos ni fatigue n’est plus notre délégué, notre prothèse perceptive, mais devient une entité autonome qui voit sans nous, pour personne. Ce regard sans sujet génère des images orphelines, destinées à aucune rétine, adressées à aucune conscience. Et peut-être est-ce précisément dans cette rupture entre la vision technique et la perception humaine que se joue un des enjeux philosophiques majeurs de notre époque : comment penser un visible qui excède structurellement le voyant, comment habiter un monde dont la visibilité déborde infiniment notre capacité de voir?

En définitive, le déplacement sans fin nous confronte à une expérience limite : celle d’un espace qui s’affirme en se soustrayant, d’un visible qui se dérobe dans son exposition même, d’un mouvement qui abolit la distance qu’il prétend parcourir. “Ne pas en finir” devient alors moins une ambition d’exhaustivité qu’une acceptation de l’inépuisable, moins une volonté de maîtrise qu’une reconnaissance de ce qui, dans le visible même, résiste à toute appropriation perceptive.