Deeps

Il m’est souvent arrivé d’utiliser le mot « Deep » dans le titre de mes œuvres parce que ce mot renferme, je crois, un des symptômes énigmatiques de notre époque. On le retrouve dans des formules telles que « Deep state » ou « Deep dream », mais il ne faut pas entendre par cette profondeur la recherche d’une vérité au-delà ou en deçà de la réalité sensible qui viendrait lui donner un fondement. Cette profondeur est l’ancienne vérité métaphysique. Par « Deep », il s’agit dorénavant d’entendre une forme de récursivité qui donne l’effet de la réflexivité. C’est un discours emboîté dans un autre discours.

Cette nouvelle conception de la profondeur comme récursivité marque un tournant significatif dans l’histoire de la vérité. Elle reflète le passage d’une pensée verticale, cherchant des fondements ultimes, à une pensée horizontale, explorant les interconnexions et les boucles de rétroaction.

Prenons l’exemple du « Deep learning » ( ou de « Deep dream ») en intelligence artificielle. La profondeur ici ne réside pas dans l’accès à une vérité cachée, mais dans la multiplication des couches de traitement de l’information, chacune se nourrissant des outputs de la précédente. C’est cette récursivité qui permet l’émergence de capacités apparemment « intelligentes », sans qu’il y ait pour autant de compréhension ou idéation au sens traditionnel du terme. L’intelligence de l’IA déconstruit l’illusion de notre propre intelligence et la foi en notre réflexivité comme dévoilement autofondatif.

L’aspect fascinant de cette nouvelle profondeur récursive est qu’elle produit un simulacre de réflexivité. Un système qui se réfère à lui-même, qui s’emboîte dans ses propres productions, semble posséder une forme de conscience de soi. Cette réflexivité est un simulacre non pas au sens d’une réflexivité fausse, mais en celui que la réflexivité n’est jamais que son simulacre, que sa propre mise en scène et ses effets de surface qui se reprennent eux-mêmes pour produire une consistance.

Le concept de « Deep state » suggère quant à lui l’existence de multiples niveaux de pouvoir, chacun influençant et étant influencé par les autres : le dénoncer c’est estimer qu’on ne nous la fait pas, qu’on n’est pas dupe de tous ces effets d’abîme. Cette structure rappelle les poupées russes, où chaque niveau révélé en cache un autre, potentiellement plus profond et plus influent. L’idée même d’un « État profond » crée une boucle autoréférentielle. Plus on cherche à dévoiler ses structures, plus on renforce la croyance en son existence, alimentant ainsi sa « profondeur » perçue. Les théories entourant le « Deep state » ont tendance à se nourrir d’elles-mêmes selon une récursivité herméneutique. Chaque « preuve » découverte peut être interprétée comme un signe de la profondeur du système, conduisant à une quête sans fin de vérités toujours plus cachées.

Le discours politique contemporain est souvent un discours sur le discours. Les politiciens commentent les commentaires de leurs adversaires, créant des couches successives d’interprétation et de réinterprétation. Les médias rapportent les déclarations politiques, qui sont ensuite commentées par d’autres politiciens, générant de nouvelles déclarations qui seront à leur tour rapportées. Cette boucle crée une profondeur apparente du débat politique, sans nécessairement approfondir les enjeux référentiels.

Il ne s’agit plus de chercher des vérités cachées dans les profondeurs ou les hauteurs, mais de naviguer dans la complexité des systèmes récursifs qui caractérisent notre époque. La profondeur est paradoxalement de surface, elle désigne non pas un au-delà, mais un emboîtement. La cohérence interne et l’autoréférentialité deviennent des critères cruciaux de la vérité. Un système récursif qui se maintient et se reproduit acquiert une forme de véracité par sa seule persistance et sa capacité à s’autogénérer. L’image du rêve dans le rêve, popularisée par des œuvres comme « Inception » de Christopher Nolan, offre une puissante métaphore de cette vérité récursive. Chaque niveau de rêve crée sa propre réalité, qui influence et est influencée par les niveaux adjacents sans qu’on puisse fixer la causalité une bonne fois pour toutes, de sorte qu’il ne reste plus qu’à analyser les formes esthétiques de ces récursivités.

La vérité dans ce contexte ne réside plus dans un niveau particulier, mais dans la capacité à naviguer entre les différentes couches de réalité, à comprendre leurs interconnexions et leurs influences mutuelles. Jean Baudrillard, dans sa théorie du simulacre, décrit un monde où les signes ne renvoient plus à une réalité extérieure, mais uniquement à d’autres signes. Cette conception fait écho à la récursivité du « Deep », où chaque niveau de réalité renvoie à un autre niveau.

Ainsi, questionner la vérité de l’intelligence de l’IA c’est supposer que l’intelligence peut servir de fondement parce qu’elle existe en soi. Mais si nous poursuivons la leçon du test de Turing, l’intelligence ne peut être conçue que comme l’effet d’une relation où on attribue l’intelligence à un agent de manière à rendre cette intelligence consistante pour soi, car si je peux l’attribuer c’est que je l’ai. De la même manière, le discours sur l’État profond doit être analysé et discuté comme un discours qui n’existe qu’en relation avec d’autres discours, qui est influencé par eux et qui les influence.

Cette situation se distingue du postmodernisme car ne désigne pas seulement une récursivité langagière ou réferentielle mais inextricablement matérielle dans la mesure où elle se soutient d’une infrastructure exigeant une extraction minière, une production industrielle, une distribution logistique et une économie des désirs. Cette infrastructure affecte la Terre et la terraforme.


I’ve often used the word “Deep” in the titles of my works, because I believe it encapsulates one of the enigmatic symptoms of our times. We find it in formulas such as “Deep state” or “Deep dream”, but this depth should not be understood as the search for a truth beyond or below sensible reality that would provide a foundation for it. This depth is the old metaphysical truth. By “Deep”, we now mean a form of recursivity that gives the effect of reflexivity. It’s a discourse embedded in another discourse.

This new conception of depth as recursivity marks a significant turning point in the history of truth. It reflects the shift from vertical thinking, seeking ultimate foundations, to horizontal thinking, exploring interconnections and feedback loops.

Take the example of “Deep learning” (or “Deep dream”) in artificial intelligence. The depth here lies not in access to a hidden truth, but in the multiplication of layers of information processing, each feeding off the outputs of the previous one. It is this recursivity that enables the emergence of apparently “intelligent” capabilities, without there being any understanding or ideation in the traditional sense of the term. The intelligence of AI deconstructs the illusion of our own intelligence and faith in our reflexivity as self-founding unveiling.
The fascinating aspect of this new recursive depth is that it produces a simulacrum of reflexivity. A system that refers to itself, that fits into its own productions, seems to possess a form of self-consciousness. This reflexivity is a simulacrum, not in the sense of a false reflexivity, but in the sense that reflexivity is only ever its own simulacrum, its own staging and surface effects, which take themselves over to produce consistency.

The concept of the “deep state” suggests the existence of multiple levels of power, each influencing and being influenced by the others: to denounce it is to consider that we are not being fooled by all these abyssal effects. This structure is reminiscent of Russian dolls, where each revealed level conceals another, potentially deeper and more influential. The very idea of a “deep state” creates a self-referential loop. The more we seek to reveal its structures, the more we reinforce the belief in its existence, thus feeding its perceived “depth”. Theories surrounding the “Deep state” tend to feed on themselves in a hermeneutic recursivity. Every “proof” discovered can be interpreted as a sign of the system’s depth, leading to an endless quest for ever more hidden truths.
Contemporary political discourse is often a discourse about discourse. Politicians comment on their opponents’ comments, creating successive layers of interpretation and reinterpretation. The media report political statements, which are then commented on by other politicians, generating new statements that are in turn reported. This loop creates an apparent depth of political debate, without necessarily delving into the referential issues at stake.

It’s no longer a question of searching for hidden truths in the depths or heights, but of navigating the complexity of the recursive systems that characterize our times. Depth is, paradoxically, a surface concept, denoting not a beyond, but an interlocking. Internal coherence and self-referentiality become crucial criteria of truth. A recursive system that maintains and reproduces itself acquires a form of veracity by its sheer persistence and capacity for self-generation. The image of the dream within the dream, popularized by works such as Christopher Nolan’s “Inception”, offers a powerful metaphor for this recursive truth. Each dream level creates its own reality, which influences and is influenced by adjacent levels, without causality being fixed once and for all, so that all that remains is to analyze the aesthetic forms of these recursivities.
Truth in this context no longer lies in a particular level, but in the ability to navigate between different layers of reality, to understand their interconnections and mutual influences. Jean Baudrillard, in his theory of simulacra, describes a world where signs no longer refer to an external reality, but only to other signs. This concept echoes the recursivity of “Deep”, where each level of reality refers to another level.

Thus, to question the truth of AI intelligence is to assume that intelligence can serve as a foundation because it exists in itself. But if we continue the lesson of the Turing test, intelligence can only be conceived as the effect of a relation in which intelligence is attributed to an agent in such a way as to make that intelligence consistent for itself, because if I can attribute it, then I have it. In the same way, the discourse of the deep state must be analyzed and discussed as a discourse that exists only in relation to other discourses, is influenced by them and influences them.

This situation is distinct from postmodernism in that it designates not just a linguistic or referential recursivity, but one that is inextricably material, insofar as it is sustained by an infrastructure requiring mining, industrial production, logistical distribution and an economy of desires. This infrastructure affects and terraforms the Earth.