L’art contemporain est-il bourgeois ?

Lors d’une conférence donnée pendant la YIA en novembre 2016, une personne du public, qui semblait être en désaccord avec le point de vue proposé, m’avait désigné comme un bobo. Je n’avais pas réfuté cette détermination, trouvant sans doute inutile de revenir sur la genèse de ce concept problématique, mais intérieurement j’avais relié cet usage au livre de N. Heinich, Le paradigme de l’art contemporain (2014), et ces derniers jours à un article critiquant l’exposition de Didi-Huberman au Jeu de Paume (https://paris-luttes.info/soulevements-la-revolte-n-est-pas-7276 ).

Au-delà des différences entre ces critiques de l’art contemporain, un point commun semble émerger : cette forme d’art serait complice de la domination néo-libérale et serait en ce sens bourgeois, défendant les intérêts d’une classe sociale. Or, il me semble que cette critique est réfutable pour la raison simple qu’elle prend la partie pour le tout. En effet, en estimant que l’art contemporain est bourgeois, elle ne s’intéresse qu’à une minuscule portion quantitative des pratiques artistiques, les « stars » du marché de l’art contemporain, et même dans ce cas on n’imagine pas que certains artistes, pourtant reconnus institutionnellement, puissent vivre avec des moyens très limités tout en ayant un engagement existentiel dépassant toute raison.

L’idée fort répandue selon laquelle l’art contemporain serait bourgeois se soumet à la domination qu’elle prétend critiquer. En effet, en valorisant ce petit nombre de « stars », elle reconnaît implicitement l’autorité de celui-ci qui est instituée par les pouvoirs du marché et de l’institution. Par là même, elle méprise le grand nombre des artistes contemporains dont l’engagement dans une pratique économiquement pour une grande part désintéressée constitue à lui seul une réponse incarnée à la domination du capital. Bien sûr, il y a de nombreux degrés et mélanges entre la richesse et la pauvreté, la reconnaissance et l’anonymat, le monde de l’art contemporain est complexe, mais les différentes études sur les travailleurs de l’art contemporain montrent que les revenus de ceux-ci sont sans commune mesure avec le niveau d’éducation, de compétence et la durée mensuelle du travail.

Il ne s’agit pas de tomber dans un misérabilisme de la condition économique et sociale des artistes contemporains, mais de réfuter toute approche totalisante de cette condition afin de revenir à une analyse au cas par cas qui autorise toutes les gradations selon les critères, par exemple économiques, que l’on souhaite retenir. Pourquoi ces critiques de l’art contemporain occultent-elles systématiquement les conditions réelles du grand nombre ? Cela est lié d’une part à un mépris envers ce grand nombre (certains diront peuple, foule, masse, multitudes), mépris pour le moins paradoxal dans des approches qui se veulent souvent marxistes. D’autre part, il y a là une manière de refuser la convergence des luttes, problème bien classique d’une partie de la gauche qui croyant être critique, rend impossible le respect des diversités et la capacité à lutter ensemble selon des objectifs communs. Taper sur les dominés en les faisant passer pour des dominants est un grand classique de la lutte de papier.

Il est temps d’en finir avec les lieux communs envers l’art contemporain qui sont purement idéologiques et préscientifiques, car ce n’est pas parce qu’on pense spontanément quelque chose que le contenu de cette opinion est exacte et mérite d’être exprimée publiquement. Il faut distinguer ce qui relève de l’opinion et ce qui relève du travail de la pensée. Il s’agit de revenir à une approche quantitative, démonstrative et circonstanciée : quelle est la situation réelle de la majorité des artistes ? Quels en sont les revenus ? Quelle est leur relation au marché ? Quelles sont nos critères d’évaluation? Répondre à ces questions implique une enquête de terrain et non pas des opinions non démontrées qui ne peuvent, pour cette raison, qu’être inexactes.

Ces critiques de l’art contemporain en croyant résister à la domination néo-libérale en reproduisent les clichés et en reprennent le discours de légitimation. Elles ne retiennent, pour évaluer l’art contemporain et en constituer l’histoire, que les prétendues « stars » du marché de l’art et par le fait même elles collaborent de façon inconsciente avec la domination idéologique du capital qui règne jusqu’au cœur de la critique. À y regarder de plus près, la circularité du raisonnement est comique : on s’intéresse exclusivement aux formes d’art liées au marché capitaliste pour ensuite s’élever contre la trop grande intrication de l’art et du capitalisme qui est le résultat de la perspective qu’on a adopté au départ. Résister signifie d’abord opposer à l’idéologie, une réalité occultée par cette dernière, et en ce sens refuser l’unité du concept d’art. En voulant nous faire croire que l’art contemporain est financiarisé dans son ensemble, et qu’on critique ou non cette situation, on accepte de se soumettre à une compréhension partielle d’une situation complexe qui exigerait un regard sachant s’adapter à des situations singulières.

ps : j’utilise ici la notion d’art contemporain sans en sous-estimer la problématicité, afin de simplement désigner l’ensemble des pratiques actuelles.