Le style du temps
À chaque époque il y a eu la domination d’un style. Il est difficile de cerner précisément son moment parce qu’il se répand de proche en proche, avec des transformations à la manière d’une transduction, mais a posteriori les choses apparaissent plus clairement : ce style c’était celui d’une époque. Il y a dans cette manière de se répandre un conformisme qui ne dit pas son nom. Bien sûr, il y a ceux qui commencent avant les autres, les initiateurs ou les pionniers. Ils se battront pour être reconnus comme tels. Regardez la folle énergie déployée pour dire “J’étais le premier” et se donner ainsi une place automatiquement dans l’histoire de l’art.
Ce flux perpétuel des dominances stylistiques : n’est-il pas le reflet même de notre temporalité collective, de cette course effrénée vers le nouveau qui caractérise la modernité tardive ? Le style majoritaire se déploie comme une vague qui submerge tout sur son passage, imposant ses codes, ses références, ses sensibilités avec la force tranquille de l’évidence. Ce qui était hier subversion devient aujourd’hui convention, ce qui était rupture devient continuité, ce qui était scandale devient académisme. Cette dialectique implacable entre l’avant-garde et l’institution révèle moins une évolution des formes qu’une constante du champ artistique lui-même : sa capacité à absorber toute différence, à normaliser toute déviance, à transformer toute résistance en nouvelle norme.
Depuis quelques décennies cette revendication de l’origine se greffe sur la technique (le premier à avoir fait de la vidéo, de la télématique, de l’ordinateur, de l’Internet, du biotechnologique, etc.) parce que c’est la société entière qui vit au rythme des innovations. Il y a là quelque chose d’un peu ridicule, mais aussi le symptôme profond de notre temps qu’il faut savoir lire entre les lignes.
Cette obsession technologique, cette fixation sur l’innovation technique comme source de légitimité artistique : que nous dit-elle des angoisses souterraines de notre époque ? L’artiste-pionnier, l’explorateur des nouvelles frontières numériques ou biotechnologiques, incarne parfaitement le mythe contemporain de l’entrepreneur disruptif, figure héroïque d’un capitalisme qui a fait de l’innovation son maître-mot, son alibi, sa religion. Sous couvert de rupture esthétique, c’est bien souvent la continuité idéologique qui s’affirme, la reproduction des mêmes valeurs d’individualisme compétitif, de course à la reconnaissance, de fétichisme technologique. La première vidéo, le premier hologramme, la première œuvre d’intelligence artificielle : autant de jalons dans une histoire linéaire du progrès artistique qui calque sans l’avouer ses catégories sur celles de l’innovation marchande.
Le style quand il devient dominant est une structure de pouvoir. Le style quand il était minoritaire était une structure de résistance. Et ce sont les mêmes qui passent, avec plus ou moins d’élégance, de l’un à l’autre. Il est amusant de voir aujourd’hui comment l’esthétique post-internet (ou simplement internet) s’est imposée avec ses gifs animés, ses glitchs, ses couleurs saturées, son esthétique kitsch, chats et licornes en tout genre. Ce qui est impressionnant est la vitesse de ce tournant, la puissance de cette imposition, le moment ou les institutions du marché et de la culture prennent le relai. Il y a là quelque chose de tragique et de ridicule.
Cette accélération des cycles stylistiques, cette compression temporelle qui transforme en quelques années à peine la marge en centre, la contre-culture en culture dominante : ne témoigne-t-elle pas d’une mutation profonde dans notre rapport au temps, à l’histoire, à la transmission ? Le style devient mode, la mode devient tendance, la tendance devient obsolescence programmée. L’artiste qui résistait hier se retrouve aujourd’hui célébré, récupéré, muséifié de son vivant même. Entre le premier glitch volontaire et son omniprésence dans l’esthétique publicitaire contemporaine, combien d’années se sont écoulées ? Cette rapidité vertigineuse traduit la puissance d’absorption du capitalisme esthétique, sa capacité à transformer toute singularité en marchandise, toute déviance en distinction marketable, toute résistance en opportunité commerciale.
Il y a sans doute une autre histoire de l’art (tout comme il y a une autre histoire de la musique), celle que j’aimerais un jour écrire. Une histoire qui est à côté, quelques noms, surtout des œuvres, qui ne forment aucun corpus reconnaissable, dont l’agencement n’est pas fondé sur une ressemblance stylistique mais sur une affinité de questions, de domaines, de réalités. Cette histoire, qui n’est pas écrite pour les jours qui viennent, existe bel et bien, elle est celle des artistes connus ou inconnus qui d’une façon fragile continuent un fil, celui du monde de la perception. Ils sont un peu à côté des styles dominants, ils ne peuvent faire autrement, leurs singularités les y poussent, et sans doute savent-ils que ce style dominant n’est que l’écume d’une actualité qui passera, qui sera oubliée à la mesure de sa puissance actuelle.
Cette contre-histoire, cette généalogie alternative des formes et des sensibilités : n’est-elle pas le dernier refuge d’une conception de l’art irréductible aux catégories du marché et de l’institution ? Ce qui persiste dans les interstices des styles dominants, ce qui résiste à l’absorption par les logiques de valorisation contemporaines, ce n’est peut-être pas tant un autre style qu’une autre manière d’habiter le temps, de se rapporter au monde sensible, de cultiver une attention aux singularités irréductibles. Ces artistes de la perception, ces explorateurs discrets des plis et replis du sensible, travaillent à l’écart des projecteurs, dans l’ombre des tendances, dans les marges de l’histoire officielle. Leur force tient précisément à cette position excentrée, à cette distance maintenue avec les flux dominants de la reconnaissance et de la visibilité. Ils savent que l’écume médiatique se retirera aussi vite qu’elle est venue, révélant peut-être alors la persistance fragile de leurs questionnements essentiels.