Mémoire possible du postmodernisme, mémoire impossible de l’extinction

La généralisation des imaginations artificielles comme pratique artistique et comme technique d’orientation dans le commun culturel semble de se polariser entre deux approches tant conceptuelles, esthétiques que techniques. Ces polarités peuvent produire des proportions variées.

D’un côté, l’usage le plus fréquent semble poursuivre et intensifier le postmodernisme. C’est tout particulièrement l’usage d’imaginations artificielles hébergées (Midjourney, Dalle-E) où nous n’avons pas accès au fichier physique de l’espace latent (ou checkpoint) et où nous subissons un alignement esthétique préétabli, qui constitue le terrain de jeu du postmodernisme. Toutes les images produites ont un goût de déjà vu et poursuivent ce sentiment que nous ressentons tous face à une production esthétique : nous l’avons déjà vu, entendu, vécu. Avec le postmodernisme artificiel, tout a déjà eu lieu et nous ne pouvons que rejouer, relancer, reprendre ce passé.

L’esthétique est alors plus ou moins kitsch, sa contrefactualité est celle du passé historique. Elle poursuit pour ainsi dire ce qui s’était engagé dans les années 90 et 2000 dans le champ de l’art contemporain comme postproduction (Bourriaud), postcinéma ou post-popart dont le post-internet fut une des dernières expressions. Comme tout a déjà eu lieu, l’artiste navigue dans les références du passé, références qui varient du plus populaire aux plus élitistes, sans que l’un ne se différencie de l’autre. Non seulement les productions font référence au passé, mais la logique même de ces productions semble poursuivre la génération précédente : la mémoire est engluée dans ce qui a déjà eu lieu, elle se rejoue dans une variabilité mineure qui laisse intacte l’esthétique déjà constituée et qui semble avoir une certaine nostalgie pour le photoréalisme indiciel.

De l’autre côté, il y a des usages plus troubles et incertains qui semblent pointer vers des images qui ne relèvent plus de l’indiciel, du postmoderne ou de la possibilisation du passé. Ce sont des images qui font signe vers l’impossible, le futur et la contingence. L’espace latent n’est pas considéré comme la constitution d’un espace culturel passé dans lequel nous pourrions jouer et naviguer en nous amusant de 1000 références, mais comme une mémoire qui se poursuivra après nous.

Est-il nécessaire de répéter que l’hyperproduction consumatrice (elle brûle matériellement la Terre) de l’IA se déploie au moment où la survie de l’espèce humaine devient critique ? Faut-il souligner la convergence entre ces deux phénomènes et la pulsion d’une « conservation vivante » de nos mémoires ternaires ? Il ne s’agirait pas alors de relancer le passé, de le répéter en le faisant varier, mais d’imaginer ce passé après notre présent : le futur du passé sans témoin, c’est-à-dire une mémoire inhumaine qui me semble au coeur de la fiction sans narration déployée par Pierre Huyghe dans Liminal. Comment les machines pourraient-elles produire des rituels après notre extinction et se souvenir de nous ? Ce souvenir ne serait plus la simple accumulation dans des datacenters de nos rétentions ternaires, mais la résurrection du processus même de ces mémoires. Cette résurrection n’est pas à entendre comme le retour de ceux qui sont morts, mais comme la relance infinie de tout ce qui a disparu. La résurrection comme première fois donc tel que le biocosmisme l’avait imaginé au début du Xxè siècle.

“Nous mettons particulièrement l’accent sur le moment créatif dans le biocosmisme.L’immortalité personnelle n’est pas un acquis, elle doit être gagnée, réalisée, créée. Il ne s’agit pas de la restauration de ce qui est perdu, comme dans la Bible, mais de la création de ce qui doit encore être. Ce n’est pas une question de renouvellement, mais de créativité” (Alexander Svyatogor)

Ces deux polarités témoignent de notre relation ambivalente à la mémoire. D’un côté, une mémoire autophage, humaine trop humaine, qui produit des documents de documents rétromaniaques, constituant une relecture du passé. On y ressentira l’impasse du possible puisque nous ne pouvons que répéter ce qui a eu lieu, et même si nous y introduisons des variations, il garde un air de famille avec lui. La question est ici celle du contenu de la mémoire, sa narration comme son style, sa tonalité. De l’autre, l’inhumain de l’avenir sans témoin humain comme si la mémoire humaine se détachait des êtres humains, de leur corps, de leur chair, comme si l’être de l’humain raturait l’humain. La mémoire de l’extinction n’est pas du côté du possible, mais de l’événement comme l’impossible. La question n’est plus celle du “quoi” mais du “qui” de la mémoire qui devient un spectre. Notre absence (qu’on ne peut nommer finitude que si on la détache de l’existentiel ) ouvre une mémoire humanisée qui n’est plus la mémoire de personne.


The widespread use of artificial imaginations as an artistic practice and as an orientation technique in the cultural commons seems to be polarized between two approaches – conceptual, aesthetic and technical. These polarities can produce a variety of proportions.

On the one hand, the most frequent use seems to pursue and intensify postmodernism. In particular, it’s the use of hosted artificial imaginations (Midjourney, Dalle-E), where we have no access to the physical file of latent space (or checkpoint) and are subjected to a pre-established aesthetic alignment, that constitutes the playground of postmodernism. All the images produced have a taste of déjà vu and pursue that feeling we all have when faced with an aesthetic production: we’ve already seen it, heard it, experienced it. With artificial postmodernism, everything has already happened, and all we can do is replay, relaunch, take up that past again.

Aesthetics is then more or less kitsch, its counterfactuality that of the historical past. It continues, so to speak, what began in the 90s and 2000s in the field of contemporary art as post-production (Bourriaud), post-cinema or post-popart, of which the post-internet was one of the latest expressions. As everything has already taken place, the artist navigates through the references of the past, references that vary from the most popular to the most elitist, without one differentiating from the other. Not only do the productions refer to the past, but the very logic of these productions seems to continue the previous generation: memory is mired in what has already taken place, replaying itself in a minor variability that leaves the already constituted aesthetic intact, and seems to have a certain nostalgia for indicial photorealism.

On the other hand, there are more troubled and uncertain uses that seem to point towards images that no longer belong to the indicial, the postmodern or the possibilization of the past. These are images that point to the impossible, to the future and to contingency. Latent space is seen not as the constitution of a past cultural space in which we can play and navigate with 1000 references, but as a memory that will continue after us.

Need we repeat that AI’s all-consuming hyperproduction (it is materially burning up the Earth) is unfolding at a time when the survival of the human species is becoming critical? Do we need to underline the convergence between these two phenomena and the drive for “living conservation” of our ternary memories? It wouldn’t be a matter of reviving the past, of repeating it by varying it, but of imagining this past after our present: the future of the past without witnesses, in other words, an inhuman memory that seems to me to lie at the heart of the narrative-free fiction deployed by Pierre Huyghe in Liminal. How could machines produce rituals after our extinction and remember us? This remembrance would no longer be the simple accumulation of our ternary memories in datacenters, but the resurrection of the very process of these memories. This resurrection is not to be understood as the return of those who have died, but as the infinite revival of all that has disappeared. Resurrection as the first time, then, as biocosmism imagined it at the beginning of the 20th century.

“Personal immortality is not a given, it has to be earned, realized, created. It’s not about restoring what is lost, as in the Bible, but about creating what is yet to be. It’s not a question of renewal, but of creativity” (Alexander Svyatogor).

These two polarities reflect our ambivalent relationship with memory. On the one hand, an autophagous, all-too-human memory, which produces retromaniac documents, constituting a rereading of the past akin to bovid mastication. We feel the impasse of the possible, since we can only repeat what has already taken place, and even if we introduce variations, it retains a family resemblance to it. On the other hand, the inhumanity of the future without human witness, as if human memory were detached from human beings, their bodies, their flesh, as if the being of the human were erasing the human. The memory of extinction is not on the side of the possible, but of the event as the impossible Our absence (which can no longer even be called finitude) opens up a humanized memory that is no longer anyone’s memory.