Politiques de l’espace latent / Politics of latent space

L’époque semble désastreuse tissée d’idées de toute sorte : de néofascistes décomplexés, de platistes revendicatifs, d’antiracistes antisémites et des racistes philosémites, de croyances et de visions contradictoires du monde, dont l’absurdité semble justifier la raison et dont nous ne savons plus s’il s’agit de nos projections ou de phénomènes. Les pulsions s’entrechoquent et leur conflictualité n’ouvre aucun espace de dialogue. Aucun argument ne semble avoir de prise et même au contraire renforce le point de vue de l’adversaire.

Un rationaliste pourrait devenir autoritaire et estimer que cette confusion de la pensée, que ce mélange incessant de n’importe quelle hypothèse avec n’importe quelle autre, est causé par un manque d’éducation, par l’ignorance, par l’irrationalité et les pulsions mauvaises que libèrent les médias. La meilleure réponse serait de renforcer l’enseignement pour réduire l’ignorance. C’est sans doute qu’on espère encore que cette dernière est la source du délire alors que sa source est un certain rapport à la connaissance.

À quoi croit un platiste quand il déclare que la terre est plate ? Pourquoi donc y a-t-il des personnes qui tiennent avec force à cette idée ? C’est sans doute que la forme de la Terre est exemplaire de la confiance qu’il faut accorder à des autorités rationnelles et à des élites de la connaissance. Car je crois qu’aucun d’entre nous n’a expérimenté directement la forme de la Terre, parce qu’elle est disproportionnée par rapport à nos organes de perception, alors même que nous estimons que sa sphéricité est une vérité évidente. Nous faisons confiance, comme à des organes extérieurs à nos corps, à des autorités qui suppléent à nos limites. Nous n’avons pas à vérifier que la Terre est plate, d’autres l’ont observé pour nous et nous pouvons leur faire confiance. Ainsi le sol sur lequel je me repose est conçu non pas par le sujet lui-même dans sa perception, mais par une confiance extérieure donnée à un tiers le plus souvent qu’on ne connaît pas soi-même et par un sens commun qui accorde cette confiance majoritairement. Quand quelqu’un crie que la Terre est plate, il décrit moins l’état de la Terre qu’il ne donne à la terre un état pour retrouver de l’autonomie dans sa connaissance et pour se rapprocher, au plus près, des conditions de sa perception et de sa subjectivation. La Terre est plate, car je l’expérimente ainsi et je ne veux plus faire confiance à ces autorités, car celles-ci sont anonymes et relèveraient d’une simple croyance. Quand on dit que la Terre est plate, on cherche alors à retrouver de l’autonomie et à reconstituer une connaissance déterminée par sa propre subjectivité. On retrouve cette attitude dans la xénophobie qui, malgré les statistiques, répète que les étrangers sont la source de tous les problèmes. On avance des chiffres et on nous répond que ce problème saute aux yeux, c’est évident, que tout le monde le sait, que c’est le réel. On voile sans doute ainsi sa perception xénophobie en préférant le sens commun comme subjectivité que la connaissance comme élaboration rationnelle.


Peut-être est-ce là l’un des produits de l’histoire du sujet en Occident qui se concentrant de plus en plus sur lui-même finit par perdre les conditions générales de l’objectivité. Mais comment ne pas comprendre cette tentation qui identifie les conditions subjectives à la connaissance possible ? La Terre plate qui est désignée, l’est en tant qu’un état de l’intériorité. Or on ne répondra nullement à celle-ci en argumentant d’un ton péremptoire et autoritaire sur l’évidence scientifique qui devrait déterminer notre conception. Elle concerne ce sur quoi nous nous reposons et notre assise qu’elle détermine par un circuit court de la subjectivité : ce que je perçois est bel et bien réel. Toute forme de connaissance scientifique qui semble extraordinaire, c’est-à-dire contre-intuitive, tout en se référant à un objet proche, sera donc critiquée et on cherchera une théorie alternative en constituant cette théorie nouvelle non pas positivement, mais négativement, c’est-à-dire en prenant en défaut les prétendues preuves scientifiques. D’ailleurs, il est remarquable d’observer que les théories alternatives ont souvent comme préjugé que la science est très autoritaire voulant s’imposer de façon homogène, ce qui rentre en contradiction avec l’état réel du débat scientifique.

Je crois qu’une bonne manière d’aborder cette confusion généralisée de la pensée où chaque signe semble s’inverser en son contraire ou chaque chose, peut-être interprétée de manière opposée, consiste à adopter le modèle de l’espace latent bayésien qui articule les probabilités statistiques et l’introduction d’un bruit. Car il y a bien du bruit dans l’état des subjectivités contemporaines, le bruit de quantité d’opinions et d’idées confuses, le passage d’un mot à un autre par corrélation de proximité (par exemple, quand quelqu’un écrit sur les réseaux sociaux que les nazis étaient socialistes puisque c’était des nationaux-socialistes). Il y a non seulement cette noise confuse, mais encore il y a les possibilités et les probabilités, car toute pensée possible devient pensable non au regard de sa valeur de vérité et des preuves qui sont liées à sa phénoménologie, mais parce qu’elle fera réagir son interlocuteur et qu’on trouvera dans cette réaction, une raison de se réjouir de la valeur de vérité de ce discours. Ainsi en déclarant que la Terre est plate, je n’affirme pas la platitude de la terre, mais je mets en danger l’autorité et le sens commun de mon interlocuteur et ainsi je fais varier la probabilité dans l’espace latent, j’y ajoute une autre possibilité, je multiplie les vérités pour pouvoir y trouver ma place. Le jeu de réfutation des platistes est un jeu de piste un peu absurde, le jeu de la négativité des preuves qui tente de détruire l’autorité et l’élitisme dont le dernier mot est « J’ai bien le droit de penser ce que je veux » c’est-à-dire « Arrête de m’imposer ta pensée » ou encore « La valeur de vérité est moins importante que l’émancipation de la connaissance par la subjectivité ». C’est dire là que finalement les idées sont prises dans un espace bayésien où je calcule la probabilité de mon idée au regard de ce que l’autre croit ou encore au regard de ce que l’autre croit que je crois, et ainsi à de suite l’infini.

Dès lors, il est contre-productif de convaincre par des arguments rationnels, c’est-à-dire autoritaires, son interlocuteur, on ne présupposera pas sa bonne volonté. Toute réfutation apparaîtra comme une violence élitiste et renforcera l’avis de son interlocuteur qui est déterminé par la mise en cause précisément de cette autorité. Il faudra donc un peu suivre, sans aucune prétention, dans son délire cet interlocuteur jusqu’au point où au milieu du délire on trouvera quelque chose de commun, par exemple, on parlera de l’autorité du discours, des élites, des échecs à l’école, de la prétention de certains qui savent tout, on s’attachera moins à l’idée qui est avancée comme un hameçon pour faire face à l’autorité du discours, qu’en raison de cet hameçon et de cette position qui cherche à trouver une autonomie et une émancipation dans un pensable du possible. On tentera de se rapprocher de l’expérience plutôt que de la connaissance.

Dans l’espace latent, il n’y a pas de position extérieure, chaque proposition est calculable statistiquement. Chacun est simplement une des probabilités puisque tout y existe. Soi-même quand on parle d’espace latent et qu’on essaie d’en faire une politique, on n’a pas un regard du dehors (de type méta), on est un des vecteurs de cet espace, à égalité avec tous les autres. C’est encore une manière du réalisme du possible de l’espace latent. C’est pour cela qu’il faut être radicalement passible (se rendre passible à) et mettre comme à plat statistiquement toutes les idées possibles jusqu’au point où on pourra retrouver un accord phénoménologique. La conflictualité n’est donc pas une ressource de résolution dialectique, mais ne fait que renforcer les oppositions et les symptômes de la critique de l’autorité. Cette étrange et plate tolérance dont je parle était peut-être la dernière ressource dont nous disposions pour faire face à nos démons, avant qu’il ne soit nécessaire demain de lutter physiquement pour survivre.


These seem to be disastrous times, woven together by ideas of all kinds: by unabashed neo-fascists, by assertive platists, by anti-Semitic anti-racists and philosemitic racists, by contradictory beliefs and visions of the world whose absurdity seems to justify reason, and which we no longer know whether they are our projections or phenomena. Impulses clash, and their conflictuality leaves no room for dialogue. No argument seems to have a foothold, and in fact reinforces the opponent’s point of view.

A rationalist might become authoritarian and believe that this confusion of thought, this incessant mixing of any hypothesis with any other, is caused by a lack of education, by ignorance, by irrationality and the evil impulses unleashed by the media. The best response would be to strengthen education to reduce ignorance. This is undoubtedly because we still hope that ignorance is the source of delirium, whereas its source is a certain relationship to knowledge.

What does a platist believe when he declares that the earth is flat? Why, then, do some people hold on to this idea so strongly? It’s probably because the shape of the Earth is an example of the kind of trust that should be placed in rational authorities and knowledge elites. For I believe that none of us has directly experienced the shape of the Earth, because it is disproportionate to our organs of perception, even though we believe its sphericity to be a self-evident truth. We trust in authorities that make up for our limitations, just as we trust in organs outside our bodies. We don’t have to verify that the Earth is flat; others have observed it for us, and we can trust them. So the ground on which I rest is conceived not by the subject himself in his perception, but by an external trust given to a third party most often not known to himself, and by a common sense that mostly grants this trust. When someone cries out that the Earth is flat, he’s not so much describing the state of the Earth as giving the Earth a state in order to regain autonomy in his knowledge, and to get as close as possible to the conditions of his perception and subjectivation. The Earth is flat, because that’s how I experience it, and I don’t want to trust these authorities any more, because they’re anonymous and come from a simple belief. When we say that the Earth is flat, we are seeking to regain our autonomy and reconstitute knowledge determined by our own subjectivity. We find this attitude in xenophobia, which, despite the statistics, repeats that foreigners are the source of all problems. Figures are put forward, and we are told that the problem is obvious, that everyone knows it, that it’s real. This is undoubtedly how we veil our xenophobic perception, preferring common sense as subjectivity to knowledge as rational elaboration.

Perhaps this is one of the products of the history of the subject in the West, which increasingly focuses on itself and ends up losing the general conditions of objectivity. But how can we fail to understand this temptation to identify subjective conditions with possible knowledge? The flat Earth is designated as a state of interiority. But we can’t answer this question by arguing peremptorily and authoritatively about the scientific evidence that should determine our conception. It has to do with what we rely on, and with our foundation, which is determined by a short circuit of subjectivity: what I perceive is real. Any form of scientific knowledge that seems extraordinary, i.e. counter-intuitive, while referring to a close object, will therefore be criticized and an alternative theory will be sought by constituting this new theory not positively, but negatively, i.e. by taking the alleged scientific evidence to task. Moreover, it is remarkable to observe that alternative theories often have the prejudice that science is very authoritarian and wants to impose itself in a homogeneous way, which contradicts the real state of scientific debate.

I believe that a good way of approaching this generalized confusion of thought, where every sign seems to invert into its opposite, or every thing can be interpreted in the opposite way, is to adopt the Bayesian latent space model, which articulates statistical probabilities and the introduction of noise. For there is indeed noise in the state of contemporary subjectivities, the noise of many confused opinions and ideas, the passage from one word to another by proximity correlation (for example, when someone writes on social networks that the Nazis were socialists because they were national socialists). Not only is there this confused noise, but there are also possibilities and probabilities, because every possible thought becomes thinkable not in terms of its truth value and the proofs that are linked to its phenomenology, but because it will cause its interlocutor to react, and we will find in this reaction a reason to rejoice in the truth value of this discourse. So, by declaring that the Earth is flat, I’m not asserting the flatness of the Earth, but I’m endangering the authority and common sense of my interlocutor, and so I’m varying the probability in the latent space, adding another possibility, multiplying the truths in order to find my place in it. The platists’ game of refutation is a slightly absurd treasure hunt, the game of the negativity of proofs that attempts to destroy authority and elitism, whose last word is “I have the right to think what I want”, i.e. “Stop imposing your thoughts on me” or “The value of truth is less important than the emancipation of knowledge through subjectivity”. In other words, ideas are ultimately caught up in a Bayesian space, where I calculate the probability of my idea in relation to what the other believes, or in relation to what the other believes I believe, and so on ad infinitum.

From then on, it’s counter-productive to use rational, i.e. authoritarian, arguments to convince your interlocutor – you won’t be presupposing his good will. Any rebuttal will appear as elitist violence, and will reinforce your interlocutor’s opinion, which is determined by the very questioning of this authority. So, without any pretension, we’ll have to follow this interlocutor’s delirium to the point where, in the midst of the delirium, we’ll find something in common: for example, we’ll talk about the authority of discourse, the elites, failure at school, the pretentiousness of certain people who know everything, we’ll focus less on the idea put forward as a hook to counter the authority of discourse, than on the hook and the position that seeks autonomy and emancipation in a thinkable of the possible. We try to come closer to experience than to knowledge.

In latent space, there is no external position; every proposition is statistically calculable. Each is simply one of the probabilities, since everything exists there. When we speak of latent space and try to make a policy of it, we don’t have an outside view (of the meta type), we are one of the vectors of this space, on an equal footing with all the others. It’s another example of the realism of the possibility of latent space. That’s why we need to be radically inclusive, and statistically flatten out all possible ideas to the point where we can find a phenomenological agreement. Conflictuality is therefore not a resource for dialectical resolution, but merely reinforces the oppositions and symptoms of the critique of authority. This strange, flat tolerance I’m talking about was perhaps the last resource we had to deal with our demons, before we had to fight physically to survive tomorrow.