Sans doute devons-nous abandonner l’idée que le commencement était habité par la fin
Le paradoxe des technologies et en particulier d’Internet, c’est que leur généralisation signe d’une certaine façon leur fin. C’est là une tension bien connue : quand une technologie est adoptée, elle disparaît dans son usage, sa singularité la distinguant d’autres modes d’existence semble se dissoudre d’elle-même.
Comment penser cette disparition qui n’en est pas une, cette dissolution qui est aussi une infiltration, cette fin qui est un commencement ailleurs et autrement ? Le réseau s’efface à mesure qu’il s’impose, s’évanouit dans l’instant même où il devient omniprésent. N’est-ce pas là le propre de toute technique parvenue à maturation : s’effacer comme objet pour devenir modalité, quitter le domaine du visible pour s’installer dans celui de l’invisible structurant ? Une technologie ne triomphe-t-elle pas précisément au moment où elle cesse d’être remarquable, où elle se fond dans le tissu même de l’expérience quotidienne, où elle devient aussi transparente que l’air que nous respirons et aussi indispensable ?
Ainsi, le réseau a fait son temps. Internet fut le nom donné à une période déterminée dans laquelle se croisait des tendances différentes, le marché et le partage, le fait d’être seul sans être isolé, etc. À partir du moment où Internet est partout, le réseau sort du réseau, il s’excède et devient un paradigme pour aborder et configurer le monde. Le rôle de Google en la matière est déterminant tant son discours semble s’étendre à toutes les parcelles de réalité et déborder du commerce informationnel pour affecter le commerce matériel.
Ce débordement du réseau hors de lui-même dessine les contours d’une métamorphose ontologique : le monde lui-même devient réseau, interconnexion, flux d’informations et d’échanges. Ce n’est plus l’objet technique qui s’intègre au monde, mais le monde qui se reconfigure selon les logiques propres à l’objet technique. Étrange renversement où la carte ne représente plus le territoire mais où le territoire se réforme selon les impératifs de la carte : l’algorithme précède désormais l’expérience qu’il prétend ordonner, le calcul anticipe l’événement qu’il est censé analyser, la prédiction engendre le comportement qu’elle affirme simplement prévoir.
Dans cette dissolution d’Internet comme entité distincte se joue une transmutation des frontières entre réel et virtuel : non pas leur effacement, mais leur reconfiguration perpétuelle, leur porosité croissante. La connexion n’est plus ce moment où l’on quitte un monde pour en rejoindre un autre, mais la condition permanente d’une existence simultanément ancrée dans plusieurs régimes de réalité. L’être connecté n’est pas celui qui navigue alternativement entre différents espaces, mais celui dont l’existence même se tisse dans l’entrelacement de ces espaces.
Sans doute cette “fin” d’Internet est-elle un symptôme faisant signe vers quelque chose de structurel : la relation étroite et problématique entre l’ontologique et le technologique. Il est difficile de définir avec précision le destin entre les deux parce que la fin ne boucle pas sur l’origine. Mais si, comme nous le pensons, le technologique détermine en un sens élevé l’ontologique, et non pas seulement la conception que se fait l’être humain du monde environnant et qu’il utilise, alors ceci veut dire que l’un n’est pas l’artificiel du naturel de l’autre. L’excès technologique est pour ainsi inscrit dans le génome même de la réalité.
Cette inscription de l’excès technique au cœur même du réel ne nous invite-t-elle pas à repenser la technique non plus comme un ajout, un supplément, une prothèse, mais comme une dimension originaire de l’être ? Non plus comme ce qui vient après, mais comme ce qui est toujours déjà là, non plus comme l’artifice qui s’oppose au naturel, mais comme ce qui, dans le naturel même, appelle sa propre transformation, sa propre métamorphose. La technique serait alors moins un ensemble d’objets qu’une tendance, moins un arsenal d’outils qu’une modalité de dévoilement, moins une collection d’instruments qu’une façon pour le monde de se manifester à lui-même.
Le flux numérique, dans sa fluidité apparemment immatérielle, révèle paradoxalement la matérialité même de notre rapport au monde : infrastructures physiques, câbles sous-marins, centres de données, terres rares, consommation énergétique… Cette matérialité, loin d’être accidentelle ou secondaire, constitue le soubassement nécessaire de toute virtualité. N’y a-t-il pas là un paradoxe fécond : plus nous semblons nous éloigner de la matière dans notre expérience quotidienne, plus cette matière elle-même se reconfigure pour soutenir cet éloignement apparent ?
Déterminer les modalités précises de cette inscription et sa temporalité changeante, c’est sans doute comprendre comment il n’y a pas de rupture technique, mais un flux de changements techniques qui exige de l’être humain une adaptation constante : mutabilité. On pourrait interpréter cela comme étant que le changement est une remise en ordre, sans que l’ordre ne préexiste, fut-ce à titre de puissance, à l’acte du changement. Le technologique de l’ontologique, c’est l’être sans l’étant.
Cette mutabilité n’est-elle pas le signe d’une nouvelle condition existentielle ? Condition paradoxale où la stabilité même consiste désormais à habiter le changement, à faire du flux la demeure. L’être humain contemporain ne serait plus celui qui cherche à s’abriter du changement, mais celui qui apprend à l’habiter comme son élément propre. Non plus celui qui résiste au flux, mais celui qui développe l’art de naviguer dans ce flux, d’y trouver non pas des points fixes mais des rythmes, des cadences, des tempos permettant de synchroniser sa propre temporalité avec celle des flux environnants.
Cette navigation perpétuelle s’accompagne d’une étrange mélancolie : celle de ne jamais pouvoir fixer l’expérience, de la voir constamment se dérober dans la succession des mises à jour, des nouvelles versions, des reconfigurations d’interfaces. Mélancolie de l’obsolescence programmée non plus seulement des objets, mais des modes d’être, des manières de percevoir, des façons d’habiter le monde. Comment constituer une mémoire, individuelle ou collective, dans un environnement perpétuellement changeant ? Comment éprouver la durée dans un monde qui valorise l’instant, la réactivité, l’adaptation immédiate ?
Entre le flux et la trace, entre la disparition et la persistance, se dessine peut-être un nouvel art de vivre : non pas résister au flux ni s’y abandonner entièrement, mais y créer des turbulences, des remous, des contre-courants où puisse s’inscrire, fût-ce provisoirement, la singularité d’une existence. Trouver, dans la fluidité même, la possibilité de formes fugitives mais intenses, de configurations éphémères mais signifiantes.
Internet a donc disparu, non pas parce que quelque chose l’a remplacé. Internet a disparu en soi, comme un monde qui se dérobe et que rien ne vient remplacer : la solitude sans l’absence. Cette formule paradoxale nous invite à une méditation sur la présence : présence d’autant plus envahissante qu’elle se fait invisible, présence d’autant plus déterminante qu’elle se fait imperceptible. Étrange présence qui s’affirme dans l’effacement même, qui s’intensifie à mesure qu’elle se dissimule.
Car ce qui caractérise la condition numérique contemporaine n’est peut-être pas tant la surconnexion que cette nouvelle modalité de la solitude : être seul au milieu du flux, isolé au cœur même de la multitude. Solitude qui n’est plus absence de l’autre, mais présence diffuse et indéterminée de tous les autres possibles, de toutes les connexions virtuelles, de tous les liens potentiels. Solitude non plus comme privation de relation, mais comme saturation, comme excès relationnel où l’autre, à force d’être partout possible, devient nulle part saisissable.
Dans ce monde où le réseau s’est absenté en devenant omniprésent, dans ce monde où la fin d’Internet se manifeste précisément par son triomphe, s’ouvre peut-être la possibilité d’une nouvelle expérience de la finitude : non plus comme limite à dépasser, comme frontière à repousser, mais comme texture même de l’existence, comme ce qui, dans le flux infini des données et des échanges, permet encore l’émergence d’un sens, d’une orientation, d’une signification. Finitude non plus comme clôture, mais comme rythme, comme cadence, comme ce qui, dans l’illimité même, permet l’articulation d’une parole singulière.