L’infiltration

L’eau laisse des traces. Il y a un combat permanent entre l’eau et le construit. Les bâtiments sont infiltrés par l’humidité qui abîme les murs, sape les fondations, effondre les structures. C’est un processus lent dans la profondeur des surfaces à laquelle se livre l’eau devenue invisible quant à ses causes et dont on ne voit que les effets (tâches et mollesse des murs, effritement des peintures), et c’est pourquoi on nomme cela l’humidité.

Ce conflit entre le construit et le liquide est ambivalent parce que le bâtiment a aussi besoin de l’eau, les tuyaux le distribuent dans les appartements, tandis que le toit reçoit les intempéries et en évacue l’excédent. Mais cette régulation est toujours fragile et incertaine, elle est l’instabilité de ce qui est construit et qui est sec (une maison humide est-elle pensable?), elle est ce qui pourra détruire tout construit. Le bâtiment a besoin d’une eau canalisée et localisée, codable et décodable c’est-à-dire que l’on peut ouvrir et fermer et qui est renfermée selon le plan de canalisation prévu par l’architecte. Le bâtiment craint l’eau incodable parce que diffuse, qui excède les tuyaux et les localités attribuées, qui se répand en profondeur et qui suinte en surface, dont le plan change prenant des voies nouvelles en délaissant d’autres.

Cette relation ambivalente n’est-elle pas le reflet d’une tension plus fondamentale, celle qui oppose le flux à la structure, le mouvement à la fixité, le temps à l’espace ? Dans l’infiltration silencieuse de l’humidité se joue un drame ontologique : celui de la résistance vaine du solide face à la patience infinie du liquide. L’eau, dans sa fluidité essentielle, conteste la prétention du bâti à la permanence, elle révèle sa fragilité constitutive, sa temporalité limitée. Ce que nous nommons “humidité” n’est-il pas précisément cette puissance du temps qui s’insinue dans les interstices de l’espace, qui transforme insensiblement le dur en mou, le stable en instable, le sec en moite ?

Pourtant, la relation entre l’eau et le construit ne se réduit pas à cette simple opposition. Elle relève plutôt d’une dialectique complexe où chaque terme a besoin de l’autre tout en le menaçant. Le bâtiment domestique l’eau, la discipline, la contraint à suivre des parcours prédéfinis : tuyaux, canalisations, gouttières, autant de dispositifs destinés à maîtriser sa fluidité rebelle. Mais cette maîtrise n’est jamais complète : l’eau déborde toujours, finit par trouver des chemins imprévus, des failles dans la structure. L’architecte rêve d’une circulation parfaite, d’un flux entièrement codable, mais l’eau, dans son obstination liquide, déjoue ce rêve de contrôle absolu.

Cette dialectique ne reproduit-elle pas, à l’échelle du bâtiment, une tension qui traverse toute notre civilisation ? N’avons-nous pas constamment tenté de canaliser les flux — qu’ils soient aquatiques, économiques, informationnels ou libidinaux — pour les soumettre à un ordre rationnel, à une planification rigoureuse ? Et ces flux ne finissent-ils pas toujours par déborder nos constructions les plus ingénieuses, par révéler leur insuffisance fondamentale ?

La métaphore hydraulique hante notre pensée : nous parlons de “fuites” de capitaux, de “débordements” émotionnels, de “stagnation” économique. Comme si la relation primordiale entre l’eau et le construit constituait le modèle de toutes nos tentatives pour imposer un ordre au chaos, une forme à l’informe, une permanence à l’impermanence. L’eau devient ainsi le symbole de cette altérité radicale qui, tout en étant nécessaire à notre survie, menace constamment nos édifices matériels et conceptuels.

Sans doute l’eau est-elle moins la pureté du devenir sans nulle inscription que ne le croit Michel Serres dans sa magnifique Genèse (1983). Il y a en ce livre des moments magiques, une philosophie des nuées, des multiplicités, des tourbillons dont nous nous souviendrons longtemps. Il s’agit maintenant d’allier ce discours des flux à d’autres flux.

Car l’eau, dans sa fluidité même, n’est-elle pas aussi mémoire, trace, inscription ? Elle érode, certes, mais cette érosion est aussi écriture : elle sculpte les falaises, creuse les vallées, dessine des méandres. L’eau n’est pas pure négativité, pure dissolution de toute forme : elle est aussi puissance de formation, de transformation. Les traces qu’elle laisse ne sont pas simplement les marques d’une destruction, mais les signes d’une autre logique, d’une autre temporalité que celle du construit.

Allier le discours des flux à d’autres flux, ce serait peut-être reconnaître cette ambivalence fondamentale de l’eau : à la fois ce qui efface et ce qui inscrit, ce qui détruit et ce qui façonne, ce qui échappe à toute capture et ce qui se laisse momentanément canaliser. Ce serait penser le flux non comme l’autre absolu de la structure, mais comme ce qui entretient avec elle une relation complexe de codépendance et de subversion mutuelle. L’eau et le construit ne sont pas simplement en conflit : ils sont pris dans une danse perpétuelle où chacun redéfinit constamment les contours de l’autre.